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La confusion des sentiments, de Stefan Zweig
Chapitre 8

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À partir de ce jour-là, une nouvelle façon d’observer les choses commença pour moi ; jusqu’alors, ma vénération pieusement puérile considérait tellement le maître, que j’adorais comme un génie d’un autre monde, que j’en oubliais complètement de faire attention à sa vie privée, à sa vie terrestre. Avec cette exagération qui caractérise tout véritable enthousiasme, j’avais déblayé complètement son existence de toutes les fonctions quotidiennes de notre monde méthodiquement ordonné. Et de même que, par exemple, quelqu’un qui pour la première fois est amoureux n’ose déshabiller en pensée la jeune fille qu’il idolâtre et la regarde comme semblable aux mille autres personnes qui portent une robe, de même je n’osais glisser un regard dans son existence privée : je ne voyais en lui qu’un être toujours sublime, dégagé de toutes les vulgarités matérielles, en sa qualité de messager du verbe, de réceptacle de l’esprit créateur.

Or, maintenant que cette aventure tragi-comique venait de mettre subitement sa femme sur ma route, je ne pus pas m’empêcher d’observer plus intimement son existence familiale et conjugale ; véritablement malgré moi, une curiosité de guetteur inquiet m’ouvrit les yeux, et à peine ce regard fureteur naquit-il en moi qu’il se troubla aussitôt, car l’existence de cet homme, à l’intérieur de son domaine propre, était étrange et constituait une énigme presque angoissante. La première fois que, peu de temps après cette rencontre, je fus invité à sa table et que je le vis, non pas tout seul mais avec sa femme, j’eus un singulier soupçon que la communauté de vie qu’il y avait entre eux était tout à fait bizarre ; et plus je pénétrai dans le cercle intime de cette maison, plus ce sentiment devint troublant pour moi. Non pas qu’en paroles ou dans les gestes un antagonisme ou un désaccord entre eux se fût montré : au contraire, c’était le néant, c’était l’absence complète de tout sentiment d’affection ou de désaffection, qui les enveloppait et qui les rendait impénétrables, d’une manière si étrange ; c’était un calme lourd et orageux du sentiment qui rendait cette atmosphère plus pénible que le déchaînement d’une dispute ou les éclairs d’une rancœur cachée. Extérieurement rien ne trahissait l’irritation ou la tension ; mais on n’en sentait que plus fortement l’existence d’une mutuelle antipathie morale. Car les questions et les réponses de leur étrange conversation ne faisaient, pour ainsi dire, que s’effleurer rapidement du bout des doigts ; jamais il n’y avait entre eux de cordialité, la main dans la main, et même vis-à-vis de moi, lors des repas, la parole du professeur restait hésitante et gênée. Et parfois la conversation était glacée, tant que nous ne revenions pas au travail ; elle se concentrait en un vaste bloc de silence, que personne n’osait plus rompre et dont le froid pesant oppressait ensuite mon âme des heures entières.

Ce qui m’effrayait surtout, c’était l’isolement complet du professeur. Cet homme ouvert, d’une nature absolument expansive, n’avait pas d’amis ; ses élèves seuls étaient sa société et sa consolation. Il n’était lié à ses collègues de l’Université que par des rapports d’une correction polie ; il n’allait jamais en société ; souvent, il restait des jours entiers sans sortir de sa maison, si ce n’est pour faire les vingt pas qu’il y avait jusqu’à l’Université. Il entassait tout en lui-même silencieusement, sans se confier ni aux hommes, ni à l’écriture. Et maintenant aussi je compris le caractère éruptif, le jaillissement fanatique de ses discours au milieu des étudiants : c’était son être qui s’épanchait soudain après des journées de refoulement ; toutes les pensées qu’il portait en lui, muettes, se précipitaient avec cette fougue que les cavaliers appellent expressivement le feu du cheval ; elles s’élançaient en sifflant, hors du parc du silence, dans cette chasse à courre de paroles.

Chez lui il parlait très rarement, à sa femme moins qu’à tout autre. Et avec une surprise inquiète et presque honteuse, je reconnaissais moi-même, tout jeune garçon inexpérimenté que je fusse, qu’ici il y avait une ombre planant entre ces deux êtres, une ombre flottante et toujours présente, faite d’une matière imperceptible, mais, malgré tout, les isolant complètement l’un de l’autre ; et pour la première fois je pressentis combien de choses secrètes cache la façade d’un mariage.

Comme si un pentagramme magique eût été tracé sur le seuil, jamais sa femme n’osait pénétrer dans son cabinet de travail sans une invitation particulière. Par là on voyait distinctement qu’elle était entièrement exclue du monde intellectuel du professeur. Et jamais mon maître ne permettait qu’on parlât de ses projets et de ses travaux en présence de sa femme. Même la manière dont il s’arrêtait brusquement au milieu d’une phrase à l’essor passionné, aussitôt qu’elle entrait, m’était franchement pénible. Ce qu’il y avait là de presque offensant et de dédain quasi manifeste ne se dissimulait même pas sous des formes de politesse ; sèchement et ouvertement il repoussait loin de lui tout intérêt émanant de sa femme ; mais elle ne paraissait pas remarquer cette offense ou elle semblait y être déjà habituée.

Avec sa figure de jeune fille pleine de fierté, agile et preste, svelte et jouissant de ses muscles, elle montait et descendait les escaliers comme en volant ; elle avait constamment une foule d’occupations, et, cependant, elle disposait toujours de temps ; elle allait au théâtre ; elle ne négligeait aucune activité sportive ; en revanche, cette femme, qui pouvait avoir à peu près trente-cinq ans, était dépourvue de tout goût pour les livres, pour le foyer, pour tout ce qui était solitude, calme ou méditation. Elle ne paraissait se trouver bien que lorsque (toujours à fredonner, aimant à rire et à chaque instant prête pour une conversation piquante) elle pouvait déployer ses membres dans la danse, la natation, la course, dans n’importe quel exercice violent ; avec moi, elle ne parlait jamais sérieusement ; elle ne faisait que me taquiner, me considérait comme un blanc-bec et tout au plus voyait-elle en moi un partenaire bon pour des épreuves de force audacieuses.

Et cette nature d’agilité et de brillante sensualité qu’était la sienne formait une opposition si troublante avec la forme de vie de mon maître, — sombre, toute repliée sur elle-même et n’ayant des ailes que sur le terrain de l’esprit, — que je me demandais avec un étonnement toujours nouveau ce qui avait bien pu unir ces deux êtres essentiellement dissemblables. À vrai dire, ce singulier contraste m’était utile : lorsque, après un travail épuisant, j’entrais en conversation avec elle, il me semblait qu’un casque pesant m’était ôté du front ; toutes les choses à la sortie d’une exaltation extatique reprenaient leur couleur quotidienne et leur aspect terrestre ; la joyeuse sociabilité de la vie réclamait agréablement ses droits et, ce que je désapprenais presque dans la fréquentation austère de mon maître, le rire, venait ainsi salutairement détendre la pression excessive du travail intellectuel. Une sorte de camaraderie juvénile s’établit entre elle et moi ; précisément parce que nous ne causions toujours avec désinvolture que de sujets indifférents, par exemple en allant ensemble au théâtre, nos rapports n’avaient rien de dangereux. Une seule chose interrompait péniblement l’insouciance complète de nos entretiens et chaque fois me remplissait de trouble : c’était quand le nom de son mari était prononcé. Alors elle opposait inébranlablement à ma curiosité questionneuse un silence mécontent ou bien, lorsque je m’exprimais avec enthousiasme sur le compte du professeur, un sourire étrange et dissimulé naissait en elle. Mais ses lèvres restaient fermées : d’une façon différente, mais avec la même violence d’attitudes, elle écartait cet homme de sa vie, comme lui-même l’écartait de la sienne. Et pourtant ils vivaient depuis déjà quinze ans à l’ombre du même toit.

Mais plus ce mystère était impénétrable, plus grande était l’attraction qu’il exerçait sur mon impatience passionnée. Il y avait là une ombre, un voile que je sentais étrangement vaciller tout près de moi, au souffle de chaque parole ; plusieurs fois déjà je pensais le saisir, ce tissu si troublant, mais il me glissait aussitôt entre les doigts, pour revenir un moment après murmurer tout près de moi ; mais cela ne devenait jamais un mot tangible, une forme palpable. Or, rien n’intrigue et n’excite plus un jeune homme que le jeu énervant des vagues hypothèses ; l’imagination, qui d’ordinaire erre çà et là nonchalamment, voit soudain devant elle un but de chasse, et la voilà qui s’enfièvre dans la passion, nouvelle pour elle, de la poursuite de ce gibier. En ce temps-là des sens tout nouveaux naquirent en moi, qui jusqu’alors étais un garçon engourdi : une ouïe extraordinairement fine, qui captait insidieusement les moindres inflexions de voix, un regard épieur et inquisiteur plein de méfiance et d’acuité, une curiosité fureteuse qui fouillait l’obscurité ; mes nerfs se tendaient élastiquement jusqu’à devenir pour moi une douleur, sans cesse excités par le contact d’un pressentiment et jamais n’arrivant à se détendre et à vibrer sous l’action d’un sentiment clair.

Cependant, je ne la blâmerai pas, ma curiosité toujours en haleine et toujours aux aguets, car elle était pure. Ce qui exaltait ainsi tous mes sens n’était pas dû à un désir vil et de mauvais aloi aimant à découvrir perfidement chez un être supérieur quelque bassesse humaine ; au contraire, ma curiosité était faite d’une angoisse secrète, d’une compassion perplexe et hésitante, qui devinait, avec une inquiète anxiété, la présence d’une souffrance chez ce taciturne. Car, plus je pénétrais dans sa vie, plus m’oppressait d’une manière concrète l’ombre qui avait déjà mis sa plastique sur le cher visage de mon maître, cette noble mélancolie, — noble, parce que noblement surmontée, — qui jamais ne s’abaissait jusqu’à une mauvaise humeur désagréable ou à une colère impossible à refréner ; si, dès la première heure, il m’avait attiré, moi étranger, par les illuminations volcaniques de sa parole, maintenant que j’étais devenu son familier, je me sentais encore plus profondément ému par sa taciturnité, par ce nuage de tristesse qui passait sur son front.

Rien ne touche aussi puissamment l’esprit d’un jeune homme qu’une douleur grave et virile : le Penseur de Michel-Ange, regardant fixement son propre abîme, la bouche de Beethoven, amèrement rentrée, ces masques tragiques de la souffrance de l’univers émeuvent plus fortement une sensibilité qui n’est pas encore formée que la mélodie argentine de Mozart ou la riche lumière enveloppant les figures de Léonard. Étant elle-même beauté, la jeunesse n’a pas besoin d’idéalisation : dans l’excès de ses forces vives, elle aspire au tragique, et elle permet volontiers à la mélancolie de sucer doucement son sang encore novice. De là vient aussi que la jeunesse est éternellement prête pour le danger et qu’elle tend, en esprit, une main fraternelle à chaque souffrance.

C’était la première fois de ma vie que je rencontrais la figure d’une souffrance véritable. Fils de petites gens, élevé confortablement dans une aisance bourgeoise, je ne connaissais le souci que sous les masques ridicules de l’existence quotidienne : prenant la forme de la contrariété, portant la robe jaune de l’envie ou faisant sonner les mesquineries de l’argent ; mais le trouble qu’il y avait dans ce visage provenait, je le sentais aussitôt, d’un élément plus sacré. Cet air sombre venait de sombres profondeurs ; c’est de l’intérieur qu’un burin cruel avait ici creusé ces plis et ces fissures dans ces joues vieillies avant l’âge. Parfois, lorsque j’entrais dans son cabinet (toujours avec la crainte d’un enfant qui s’approche d’une maison où habitent des démons) et qu’absorbé dans ses pensers il ne m’entendait pas frapper, de sorte que je me trouvais soudain, honteux et troublé, devant cet homme qui s’oubliait lui-même, il me semblait qu’il n’y avait là que son masque corporel, — Wagner habillé en Faust, — tandis que son esprit errait dans des ravins énigmatiques, au milieu de terribles nuits de Walpurgis.

Dans ces moments-là, ses sens étaient complètement fermés ; il n’entendait ni l’approche d’un pas ni un timide salut. Lorsque, ensuite, se ressaisissant soudain, il se levait brusquement, ses paroles précipitées essayaient de dissimuler son embarras : il allait et venait et s’efforçait, par des questions, de détourner de lui le regard interrogateur, mais pendant longtemps encore son front restait sombre, et seule la conversation venant à s’animer pouvait dissiper les nuages amoncelés dans son âme.

Il sentait parfois probablement combien son aspect m’émouvait, il le sentait peut-être à mes mains, à mes mains inquiètes ; il pouvait deviner, par exemple, que sur mes lèvres flottait invisible une prière implorant sa confiance ou bien il pouvait reconnaître dans mon attitude tâtonnante le désir fervent et secret de prendre pour moi et en moi sa douleur. Certainement, il s’en apercevait, car à l’improviste il interrompait la conversation animée et me regardait avec émotion ; même son regard, d’une chaleur singulière, obscurci par sa propre plénitude, m’enveloppait largement. Alors, souvent il prenait ma main et la tenait pendant longtemps avec agitation ; et toujours j’attendais : « Maintenant, maintenant, maintenant il va parler. »

Mais, au lieu de cela, la plupart du temps, c’était un geste brusque qui se produisait, ou parfois même une parole froide, dégrisante et ironique à dessein. Lui, qui était l’enthousiasme même, qui l’avait éveillé et entretenu en moi, l’écartait soudain de moi, comme une faute qu’on efface dans un devoir mal fait ; et plus il me voyait l’âme ouverte, aspirant à sa confiance, plus il prononçait avec âpreté des paroles glaciales, comme : « Vous ne comprenez pas cela ! » ou bien : « Laissez donc ces exagérations-là », paroles qui me surexcitaient et me portaient au désespoir. Combien j’ai souffert à cause de cet homme aussi changeant que la température, passant brusquement du chaud au froid, qui inconsciemment m’enflammait pour me glacer aussitôt, et qui par sa fougue exaltait tout mon être, pour saisir ensuite soudain le fouet d’une remarque ironique ! Oui, j’avais le sentiment cruel que plus je m’approchais de lui, plus il me repoussait avec dureté et même avec inquiétude. Rien ne devait, rien ne pouvait le pénétrer, pénétrer son secret.

Car (j’en avais de plus en plus vivement conscience) un secret, un étrange et redoutable secret logeait dans sa profondeur à la magique attraction. Je devinais qu’il y avait en lui quelque chose de caché, à la manière singulière dont son regard se dérobait, lui qui, après s’être avancé avec ardeur, reculait craintivement, quand on s’abandonnait à lui avec gratitude ; je le devinais aux plis amers des lèvres de sa femme, à la réserve froide et singulière des gens de la ville, — qui vous regardaient presque avec indignation quand on disait du bien de lui, — à cent choses bizarres, à cent troubles soudains. Et quel tourment c’était de s’imaginer être déjà entré dans le cercle intime d’une telle vie et, cependant, d’y tourner comme dans un labyrinthe, ignorant du chemin qui conduisait à sa racine et à son cœur !

Mais le plus inexplicable, le plus surprenant pour moi, c’étaient ses escapades. Un jour, en arrivant à la salle de cours, je vis qu’il y avait un écriteau disant que le cours était interrompu pendant deux jours. Les étudiants ne semblaient pas étonnés ; mais moi, qui la veille encore avais été chez lui, je courus à sa demeure, poussé par la crainte qu’il ne fût malade. Sa femme ne fit que sourire sèchement devant l’émotion que trahissait mon apparition précipitée. « Cela arrive assez souvent », dit-elle avec une froideur étrange, « mais vous n’y êtes pas habitué ». Et, effectivement, j’appris par mes camarades qu’assez fréquemment pendant la nuit il disparaissait ainsi, parfois ne s’excusant que par une dépêche : un étudiant l’avait rencontré à quatre heures du matin dans une rue de Berlin, un autre dans un cabaret d’une ville étrangère. Il partait soudain, comme un bouchon saute d’une bouteille, et revenait ensuite sans que personne ne sût où il était allé.

Cette disparition brusque m’affecta autant qu’une maladie : pendant ces deux jours je ne fis qu’errer çà et là, l’esprit absent, inquiet et sans savoir que faire. Soudain, l’étude, hors de sa présence accoutumée, était devenue pour moi vide et sans objet ; je me consumais en hypothèses confuses, qui n’étaient pas dépourvues de jalousie ; et même un peu de haine et de colère surgit en moi à l’égard de sa taciturnité, qui me laissait en dehors de sa véritable vie, comme un mendiant sous le froid glacial, moi qui brûlais d’y participer. En vain je me disais que, n’étant qu’un enfant, un écolier, je n’avais aucun droit de lui demander des comptes et des explications car sa bonté m’accordait cent fois plus de confiance qu’un professeur de Faculté n’est obligé de le faire par devoir. Mais la raison n’avait aucun pouvoir sur mon ardente passion : dix fois pendant la journée, je vins sottement demander s’il n’était pas rentré, jusqu’au moment où je sentis déjà chez sa femme de l’irritation, à la façon dont ses réponses négatives devenaient toujours plus brusques.

Je restais éveillé la moitié de la nuit, l’oreille tendue pour percevoir le bruit de son pas lorsqu’il rentrerait ; le lendemain matin je rôdais avec inquiétude autour de la porte, n’osant plus maintenant poser de questions. Et quand finalement le troisième jour il entra à l’improviste dans ma chambre, la respiration me manqua : mon effroi fut sans doute extraordinaire, du moins c’est ce que m’indiqua le reflet de sa surprise embarrassée, qu’il tenta de dissimuler en me posant précipitamment quelques questions indifférentes. En même temps son regard m’évitait. Pour la première fois notre entretien alla de travers, les paroles trébuchaient les unes contre les autres et, tandis que tous deux nous faisions effort pour écarter toute allusion à son absence, c’est précisément ce que nous ne disions pas qui barrait la route à toute conversation suivie. Lorsqu’il me quitta, la brûlante curiosité flambait en moi comme une torche : peu à peu elle dévora mon sommeil et mes veilles.

Publié le 08/05/2025 / 1 lecture
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