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La confusion des sentiments, de Stefan Zweig
Chapitre 9

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Cette lutte pour en apprendre et en connaître davantage dura des semaines : avec entêtement je me vissais, pour ainsi dire, au noyau de feu que je croyais sentir comme un volcan sous le rocher de son silence. Enfin, au cours d’une heure fortunée, je parvins à mettre pour la première fois le pied dans son monde intérieur. Un jour, comme de coutume, j’étais resté assis dans sa chambre jusqu’au crépuscule ; alors il sortit quelques sonnets de Shakespeare d’un tiroir fermé ; il lut d’abord dans sa propre traduction ces brèves esquisses qui semblaient coulées dans du bronze, puis il éclaira si magiquement cette écriture chiffrée, en apparence impénétrable, que, au milieu du bonheur éprouvé, le regret me vint que tout ce que me donnait ainsi la parole fugitive de cet homme aux lèvres torrentielles fût perdu pour tout le monde. Voici que (qui sait d’où il me vint ?) le courage me prit subitement de lui demander pourquoi il n’avait pas achevé son grand ouvrage sur l’Histoire du Théâtre du Globe ; mais à peine avais-je osé cette parole, que je constatai avec effroi que je venais sans le vouloir de toucher maladroitement à une plaie secrète et visiblement douloureuse. Il se leva, se tourna et resta longtemps silencieux. La chambre paraissait s’être soudain remplie à l’extrême de crépuscule et de silence. Enfin il s’approcha de moi, me regarda longuement et ses lèvres tremblèrent plusieurs fois avant de s’entr’ouvrir légèrement ; puis sortit le douloureux aveu : « Je ne puis pas faire de grands travaux. C’est fini : seule la jeunesse forme des projets aussi hardis. Maintenant je n’ai plus de ténacité. Je suis (pourquoi le cacher ?) devenu un homme au souffle bref ; je ne peux pas persévérer longtemps. Autrefois, j’avais plus de force ; maintenant elle n’existe plus. Je ne puis que parler : alors parfois je suis soutenu par la parole, quelque chose m’élève au-dessus de moi-même ; mais travailler dans le silence du cabinet, toujours seul, toujours seul, je ne le peux plus. »

Son attitude résignée m’émut fortement et, dans un élan de spontanéité profonde, je le suppliai de songer à retenir enfin d’un poing solide ce que quotidiennement il répandait sur nous d’une main négligente, et de ne pas se contenter de donner, mais de conserver sous forme d’ouvrages ses propres richesses.

« Je ne puis pas écrire, — répéta-t-il d’un ton las, — je ne suis pas assez concentré. »

« Dans ce cas, vous n’avez qu’à dicter. » Et, emporté par cette pensée, j’insistai, en le suppliant presque : « Vous n’avez qu’à me dicter. Essayez. Peut-être qu’au début… ensuite vous ne pourrez plus vous-même reculer. Essayez de la dictée, je vous en prie, pour l’amour de moi. »

Il leva les yeux, d’abord étonné et puis pensif. On eût dit que cette idée l’intéressait.

« Pour l’amour de vous ? » répéta-t-il. « Croyez-vous réellement que quelqu’un puisse encore se réjouir de voir le vieil homme que je suis entreprendre quelque chose ? »

Je sentais déjà, à la façon hésitante dont il parlait, qu’il commençait à céder ; je le sentais à son regard rentré en lui-même, un instant avant chargé de nuages et qui, maintenant, allégé par une chaude espérance, se déployait peu à peu et trouvait en elle de quoi s’éclairer.

« Le croyez-vous réellement ? » répéta-t-il. Je sentais que sa volonté se préparait à accueillir intérieurement cette suggestion, et tout à coup il s’écria : « Eh bien ! essayons. La jeunesse a toujours raison ; qui l’écoute est sage. »

L’explosion sauvage de ma joie, le triomphe que j’exprimais ainsi parut lui rendre l’ardeur de la vie ; il allait et venait à grands pas, presque avec l’animation d’un jeune homme, et nous convînmes que tous les soirs, à neuf heures, immédiatement après le dîner, nous essaierions de travailler, d’abord une heure chaque jour. Et le soir suivant nous commençâmes la dictée.

Ah ! ces moments, comment les décrirai-je ! Je les attendais toute la journée. Dès l’après-midi une agitation fiévreuse et énervante électrisait mes sens impatients ; à peine pouvais-je supporter les heures jusqu’à la venue du soir. Nous allions alors, aussitôt le repas achevé, dans son cabinet de travail ; je m’asseyais à la table, lui tournant le dos, tandis qu’il marchait dans la pièce d’un pas agité, jusqu’au moment où le rythme s’était pour ainsi dire rassemblé en lui et où l’élévation de sa voix donnait le signal à la cadence du discours. Car cet homme singulier tirait toutes ses pensées de la musicalité du sentiment : il avait toujours besoin d’une amorce pour mettre ses idées en mouvement. Le plus souvent c’était une image, une métaphore hardie, une situation plastique, que, s’animant involontairement dans la rapidité de l’élocution, il élargissait en une scène dramatique. Souvent alors des éclairs précipités de ces improvisations jaillissait quelque chose des fulgurations grandioses de la nature créatrice : je me souviens de lignes qui ressemblaient aux strophes d’un poème ïambique, et d’autres qui se répandaient comme une cataracte, en des dénombrements puissants et abondants, comme le catalogue des vaisseaux chez Homère et comme les hymnes barbares de Walt Whitman.

Pour la première fois il était donné au jeune homme en voie de formation que j’étais alors de pénétrer dans le mystère de la production : je voyais la pensée, encore incolore, n’étant qu’une pure chaleur fluide, comme le bronze en fusion d’une cloche, naître du creuset de l’excitation impulsive, puis, se refroidissant peu à peu, trouver sa forme ; je voyais ensuite cette forme s’arrondir et se réaliser dans toute sa vigueur, jusqu’à ce qu’enfin la parole en sortait clairement et, comme le battant qui fait résonner la cloche, donnait au sentiment poétique le langage des hommes. Et, de même que chaque morceau musical est issu du rythme et chaque représentation théâtrale d’un tableau élaboré scéniquement, tout l’ouvrage au vaste plan, d’une façon absolument antiphilologique, sortait d’un hymne, d’un hymne à la mer, forme terrestrement visible et sensible de l’infini, étalant ses vagues d’horizon en horizon, regardant vers les hauteurs et cachant en son sein des abîmes, entre temps jouant d’une manière à la fois pleine de sens et insensée avec la destinée terrestre, avec les frêles esquifs des hommes : de ce tableau de la mer naissait, en un parallèle grandiose, une description du tragique comme étant la force élémentaire, rugissante et destructrice qui agite notre sang.

Puis cette vague créatrice roulait vers un pays : l’Angleterre surgissait, cette île éternellement entourée par le déferlement de l’élément incertain qui enveloppe menaçant tous les bords de la terre, toutes les latitudes et toutes les zones du globe terrestre. C’est cet élément qui, dans ce pays, en Angleterre, a formé l’État : son regard droit et clair pénètre jusqu’au fond de la maison de verre de l’œil, cet œil gris et bleu ; chaque individu est à la fois homme de la mer et île, comme son pays, et de fortes passions orageuses bouillonnent voluptueusement dans cette race qui a éprouvé inlassablement ses forces au cours des siècles où les Vikings naviguaient à l’aventure. Maintenant la paix met ses brouillards au-dessus du pays autour duquel mugissent les flots ; mais ses habitants, habitués aux tempêtes, voudraient encore être sur la mer, connaître le rude assaut des événements avec leurs dangers quotidiens, et ainsi ils se créent de nouvelles émotions stimulantes et violentes, à l’aide de jeux sanglants. D’abord les tréteaux sont installés pour des chasses aux bêtes sauvages et pour des combats singuliers. Des ours ensanglantent l’arène, des combats de coqs excitent bestialement la volupté de l’horreur ; mais bientôt un sens plus raffiné cherche une émotion plus pure dans des conflits héroïquement humains. Et c’est alors que, des représentations pieuses, des Mystères joués dans les églises, sort cet autre grand jeu des passions humaines, répétition de toutes ces aventures, — traversées orageuses, mais qui maintenant s’effectuent sur les mers intérieures du cœur : nouvel infini, océan où règnent les marées de la passion et les mouvements houleux de l’esprit, océan sur les flots duquel naviguer avec émotion, être ballotté et secoué dangereusement constitue un nouveau plaisir pour cette race anglo-saxonne toujours forte, bien qu’arrivée tard. C’est ainsi que naît le drame de la nation anglaise, le drame des Élisabéthains.

Et, tandis que mon maître se lançait fanatiquement dans la description de ces débuts barbares et primitifs, la parole créatrice résonnait puissamment. Sa voix, qui d’abord se pressait comme un murmure, tendant des muscles et des ligaments sonores, devenait un avion au métal brillant, qui montait dans les airs, toujours plus libre et toujours plus haut : la pièce, les murs resserrés, dont l’écho lui répondait, devenaient trop étroits pour elle, tant il lui fallait d’espace ; je sentais la tempête souffler au-dessus de moi ; la lèvre mugissante de la mer criait puissamment ses mots retentissants : penché sur la table à écrire, il me semblait être de nouveau dans mon pays, au bord de la dune et voir venir vers moi, en haletant, ce grand frémissement fait de mille flots et de mille tourbillons de vent. C’est alors pour la première fois que ce frisson douloureux qui entoure la naissance d’un homme, comme celle d’un mot, agita brusquement mon âme étonnée, effrayée et déjà ravie.

Lorsque mon maître achevait cette dictée, où une puissante inspiration arrachait magnifiquement la parole à la méthode scientifique pour transformer la pensée en poème, j’étais comme chancelant. Une ardente lassitude pesait lourdement et fortement sur moi, une fatigue bien différente de la sienne, qui, chez lui, était un épuisement, toutes ses forces étant déjà à bout, tandis que moi, qui étais submergé par ce jaillissement, je tremblais encore sous l’effusion de cette plénitude. Tous deux, nous avions alors besoin chaque fois d’une conversation, qui fût une détente, pour trouver le chemin du repos et du sommeil : d’ordinaire, je relisais encore ce que j’avais sténographié, et, chose étrange, à peine les signes se transformaient-ils en paroles que c’était une autre voix que la mienne qui parlait, respirait, et s’élevait, comme si quelque être eût changé le langage de ma bouche. Et ensuite je m’en rendais compte : en relisant, je scandais et imitais son intonation avec tant de fidélité et tant de ressemblance qu’on eût dit que c’était lui qui parlait en moi, et non pas moi-même. Tellement j’étais déjà devenu la résonance de son être, l’écho de sa parole.

Il y a quarante ans de tout cela : et, cependant, encore aujourd’hui, au milieu d’un discours, lorsque je suis emporté par l’élan de la parole, je sens soudain avec embarras que ce n’est pas moi-même qui parle, mais quelqu’un d’autre, comme si, pour s’exprimer, il empruntait ma bouche. Je reconnais alors la voix d’un cher défunt, d’un défunt qui ne respire plus que par mes lèvres : toujours, quand l’enthousiasme me donne des ailes, c’est lui qui dicte mes paroles. Et, je le sais, ce sont ses œuvres qui m’ont formé.

Publié le 08/05/2025 / 14 lectures
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