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L’ouvrage grandissait ; il grandissait toujours autour de moi comme une forêt, dont l’ombre me dérobait peu à peu toute la vue du monde extérieur ; je ne vivais qu’intérieurement, dans l’obscurité de la maison, sous les rameaux bruissants et toujours plus sonores de l’œuvre qui s’élargissait, dans la présence enveloppante et réchauffante de cet homme.
En dehors des quelques heures de cours à l’Université, c’est à lui qu’appartenait toute ma journée. Je mangeais à sa table ; nuit et jour, des messages montaient et descendaient l’escalier pour aller de son appartement au mien, et réciproquement : j’avais la clé de sa porte et lui avait la mienne, de sorte qu’il pouvait me trouver à chaque instant sans avoir besoin d’appeler ma vieille hôtesse à demi sourde. Mais plus mes relations avec lui devenaient étroites, plus je m’isolais du monde extérieur : en même temps que la chaleur de cette sphère intérieure, je partageais l’isolement glacial de son existence, étrangère à toute vie de société. Mes camarades manifestaient unanimement une certaine froideur, un certain mépris à mon égard. Était-ce une conjuration secrète ou simplement de la jalousie inspirée par la préférence dont j’étais visiblement l’objet de la part du professeur ? En tout cas, ils m’excluaient de leur fréquentation et, dans les discussions du séminaire, on évitait, comme par une entente, de m’adresser la parole et de me saluer. Même les professeurs ne me cachaient pas leur antipathie ; un jour que je demandais un renseignement insignifiant au professeur de langues romanes, il m’envoya promener ironiquement en disant :
– En votre qualité d’intime de M. le professeur X…, vous devriez pourtant savoir cela.
Vainement, je cherchais à m’expliquer cette sorte d’interdit jeté sur moi d’une façon si imméritée. Mais paroles et regards me refusaient toute explication. Depuis que je vivais complètement avec les deux solitaires, j’étais moi-même absolument isolé de tout le monde.
Je ne me serais pas autrement inquiété de cette exclusion de la société, puisque mon attention était tout entière tournée vers les choses de l’esprit ; mais peu à peu mes nerfs ne résistèrent plus à ces tiraillements continuels. On ne vit pas impunément pendant des semaines dans une outrance incessante de l’intellectualité ; de plus, j’avais trop brusquement changé de manière de vivre ; j’étais passé trop farouchement d’un extrême à l’autre pour ne pas mettre en péril cet équilibre secret que la nature a établi en nous. En effet, tandis qu’à Berlin la légèreté de ma conduite détendait mes muscles d’une manière bienfaisante et que mes aventures féminines dissolvaient comme un jeu tout ce qui s’était accumulé d’inquiétude en moi, ici, une atmosphère lourde et pesante oppressait sans cesse mes sens excités, de telle sorte qu’ils s’agitaient en mon être toujours en vibrant, avec des tressautements électriques ; je désapprenais le sommeil sain et profond, bien que (ou peut-être en était-ce là la cause ?) toujours je copiasse, pour mon propre plaisir, jusqu’à une heure très avancée de la nuit, la dictée de la veille (enfiévré que j’étais par l’impatience de rapporter au plus tôt les feuillets à mon cher maître). Puis la Faculté, la préparation hâtive des textes exigeaient de moi un surcroît de zèle ; et ce qui n’allait pas sans m’exciter beaucoup, c’était aussi la nature de notre conversation avec mon maître, parce que chacun de mes nerfs s’y tendait fermement pour n’avoir jamais l’air devant lui d’être indifférent à ses paroles. Le corps ainsi offensé ne tarda pas longtemps à vouloir sa revanche de ces excès. Plusieurs fois je fus pris de brefs évanouissements, — avertissements de la nature en danger que follement je négligeais ; mais les lassitudes léthargiques se multipliaient, chaque expression de mes sentiments atteignait un degré de véhémence extrême, et mes nerfs exacerbés fouillaient toutes les fibres de mon corps, m’empêchant de dormir et faisant surgir en moi de confuses pensées jusqu’alors contenues.
La première personne qui remarqua que ma santé était nettement en péril fut la femme de mon maître. Souvent déjà j’avais senti que son regard inquiet m’examinait attentivement ; à dessein elle répandait dans nos entretiens des remarques et des exhortations toujours plus fréquentes, me disant, par exemple, qu’il ne me fallait pas vouloir conquérir le monde en un semestre. Finalement, elle parla avec une précision complète :
– En voilà assez, — fit-elle un dimanche que par un soleil magnifique je « bûchais » la grammaire. Et en même temps elle m’arrachait vivement le livre des mains. — Comment un jeune homme plein de vie peut-il être à ce point l’esclave de l’ambition ! Ne prenez pas toujours modèle sur mon mari : il est âgé ; vous, vous êtes jeune ; il faut que vous viviez d’une autre manière que lui.
Chaque fois qu’elle parlait de son mari, glissait dans ses paroles cette pointe de mépris contre laquelle, moi, son fidèle disciple, je me sentais indigné. Intentionnellement, je le devinais, peut-être même par une sorte de jalousie erronée, elle cherchait toujours davantage à m’écarter de lui et par des attitudes ironiques à se mettre en travers de mes excès d’attachement ; si, le soir, nous restions trop longtemps à dicter, elle frappait énergiquement à la porte et, indifférente aux protestations irritées de son mari, elle nous obligeait à cesser le travail.
– Il vous démolira tous les nerfs, il détruira complètement votre santé — me dit-elle amèrement une fois qu’elle me trouva tout à fait abattu. Que n’a-t-il pas fait déjà de vous dans ces quelques semaines ? Je ne peux pas supporter plus longtemps la façon dont vous vous faites du mal à vous-même. Et, en outre… — elle s’arrêta sans finir la phrase. Mais sa lèvre était pâle et tremblait de colère à peine refrénée.
Et, réellement, mon maître ne me rendait pas la vie facile. Plus je le servais avec passion, plus il paraissait être indifférent à mon culte si empressé. Il était rare qu’il me remerciât ; si, au matin, je lui apportais le travail dont l’exécution m’avait demandé une partie de la nuit, il se contentait de me dire sèchement : « Vous auriez pu attendre jusqu’à demain. » Si dans mon zèle ambitieux je prenais l’initiative de quelque acte de complaisance, soudain, au milieu de la conversation, il pinçait les lèvres et un mot ironique me repoussait. Il est vrai qu’ensuite, en me voyant m’écarter humilié et troublé, son regard chaud et enveloppant se posait de nouveau sur moi, pour calmer mon désespoir, mais combien cela était rare, oui combien rare !
Cette chaleur et cette froideur, cette façon, tantôt de me laisser avec tendresse approcher de lui et tantôt de me repousser avec irritation, troublait complètement mon âme intraitable, qui désirait… Non, jamais ne j’aurais pu indiquer nettement ce qu’à vrai dire je désirais, ce à quoi j’aspirais, ce que je réclamais, ce à quoi visaient mes efforts, quelle marque d’intérêt j’espérais obtenir de mon enthousiaste dévouement ; car, lorsqu’une passion amoureuse, même très pure, est tournée vers une femme, elle aspire, malgré tout, inconsciemment, à un accomplissement charnel : la nature créatrice lui a préparé une union suprême dans la possession du corps ; mais une passion de l’esprit, offerte d’homme à homme, à quelle plénitude de réalisation voudrait-elle prétendre, elle qui est irréalisable ? Sans répit elle va et vient autour de la figure adorée, flambant toujours d’une nouvelle extase et jamais calmée par un don suprême. Toujours elle ruisselle sans pouvoir couler jusqu’à plein bord, éternellement insatisfaite, comme c’est le cas de l’esprit.
Ainsi son voisinage n’était jamais, pour moi, assez proche, sa présence ne se manifestait et ne se réalisait jamais complètement dans nos longs entretiens ; même quand il s’abandonnait, en toute confidence, je savais que l’instant suivant pouvait détruire d’un geste brutal cet accord presque parfait. Toujours cette instabilité troublait mon âme et je n’exagère pas en disant que dans ma surexcitation j’étais sur le point de commettre une folie, simplement parce qu’il avait repoussé avec indifférence, d’une main nonchalante, un livre sur lequel j’avais appelé son attention, ou parce que soudain, lorsque, le soir, nous étions plongés dans un profond entretien et que je suivais en haletant le jaillissement de ses pensées (justement après avoir tendrement appuyé sa main sur mes épaules) il se levait tout à coup et disait brusquement : « Mais allez-vous-en donc ! Il est tard. Bonne nuit. »
De telles vétilles suffisaient pour me bouleverser pendant des heures et des jours entiers. Peut-être que ma sensibilité surexcitée et continuellement sur le qui-vive apercevait une offense là où il n’en existait aucune dans l’esprit de mon maître ; mais à quoi sert de chercher après coup à s’apaiser soi-même, lorsqu’on est en proie aux troubles d’une sensibilité profonde ? Seulement le fait se renouvelait chaque jour : près de lui je brûlais de souffrance et son éloignement me glaçait le cœur ; toujours ses attitudes me décevaient, rien chez lui qui pût me tranquilliser, le moindre imprévu jetant en moi la confusion !
Chose étrange, chaque fois que je me sentais blessé par lui, je me réfugiais auprès de sa femme. C’était peut-être là le désir inconscient de trouver un être souffrant également de cet écartement muet, ou peut-être simplement le besoin de parler à quelqu’un et de trouver, sinon une assistance, du moins de la compréhension. En tout cas je me réfugiais vers elle, comme auprès d’un allié secret. D’habitude elle raillait ma susceptibilité ou bien froidement et en haussant les épaules elle déclarait que je devais être déjà accoutumé à ces singularités douloureuses. Mais parfois elle me regardait avec une gravité remarquable, avec des yeux pleins de surprise, lorsque mon désespoir soudain déversait brusquement devant elle tout un déluge de reproches exaspérés, de larmes saccadées et de mots convulsifs, mais elle ne disait pas une parole ; seulement sur ses lèvres il y avait tout un jeu de crispations contenues, et je sentais qu’il lui fallait ses forces entières pour ne pas laisser échapper un mot de colère et d’indiscrétion. Elle aussi, ce n’était pas douteux, avait quelque chose à me dire ; elle aussi cachait un secret, peut-être le même que lui ; mais tandis que lui me repoussait avec brusquerie, dès que je me faisais trop pressant, elle, le plus souvent, par une plaisanterie ou par une espièglerie imprévue, barrait la voie à toutes explications.
Une seule fois, je fus sur le point de l’obliger à parler malgré elle. Le matin, en apportant la dictée à mon maître, je n’avais pu m’empêcher de lui raconter avec enthousiasme combien précisément ce passage (c’était le portrait de Marlowe) m’avait ému. Et, tout brûlant encore de mon exaltation, j’ajoutai avec admiration que personne ne serait capable de tracer un portrait aussi magistral. Alors il pinça sa lèvre en se détournant brusquement ; il jeta la feuille sur la table et murmura dédaigneusement :
– Ne dites pas de telles bêtises ! Que pouvez-vous donc comprendre à ce qui est magistral ?
Cette parole brutale (qui n’était sans doute qu’un masque vivement mis pour dissimuler une pudeur impatiente) suffit pour me gâter toute ma journée. L’après-midi, me trouvant pendant une heure seul avec sa femme, j’éclatai tout à coup en une sorte d’explosion hystérique et, lui prenant les mains, je m’écriai :
– Dites-moi pourquoi me hait-il tant ? Pourquoi me méprise-t-il ainsi ? Que lui ai-je fait ? Pourquoi chacune de mes paroles l’irrite-t-elle à ce point ? Que dois-je faire ? Aidez-moi. Pourquoi ne peut-il pas me souffrir ? Dites-le-moi, je vous en supplie.
Alors, tout étonné de cette explosion sauvage, un œil perçant me regarda. Puis elle fit :
– Ne pas vous souffrir, vous ? — Et en même temps un rire fit claquer ses dents, un rire qui aboutit à quelque chose de si méchant et de si incisif que je reculai involontairement. — Ne pas vous souffrir, vous ? — répéta-t-elle encore une fois, tout en regardant avec colère mes yeux hagards. Mais ensuite elle se pencha vers moi, ses regards devinrent peu à peu tendres, toujours plus tendres, ils exprimèrent presque de la compassion et soudain elle me passa (c’était la première fois) une main caressante sur les cheveux, en disant :
– Vous êtes véritablement un enfant, un nigaud d’enfant qui ne remarque rien, ne voit rien et ne sait rien. Mais il vaut mieux qu’il en soit ainsi, sinon vous seriez encore plus troublé.
Et elle se détourna de moi brusquement.
C’est en vain que je cherchais à me tranquilliser : comme cousu dans le sac noir d’un cauchemar infrangible, je luttais de toutes mes forces pour trouver une explication et pour sortir de la confusion mystérieuse de ces sentiments contradictoires.