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La confusion des sentiments, de Stefan Zweig
Chapitre 11

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Quatre mois s’étaient passés de la sorte ; ç’avaient été pour moi des semaines d’exaltation et de transformation inouïes. Le semestre courait vers sa fin. Je voyais avec terreur s’approcher les vacances, car j’aimais mon purgatoire, et l’atmosphère anti-intellectuelle et terne de la vie de famille dans mon pays me menaçait à la façon d’un exil et d’une spoliation. Déjà je ruminais des plans secrets pour faire accroire à mes parents qu’un travail important me retenait ici ; déjà je tressais adroitement un réseau de mensonges et d’échappatoires pour prolonger la durée de cette présence dévoratrice. Mais l’heure de mon départ était depuis longtemps fixée par le destin. Et cette heure était suspendue au-dessus de moi invisible, de même que le coup de midi est suspendu invisible dans le bronze des cloches pour retentir ensuite à l’improviste et appeler gravement au travail ou à la séparation les humains oisifs.

De quelle façon commença ce soir fatal, avec quelle perfide beauté ! J’avais dîné avec mon maître et sa femme ; les fenêtres étaient ouvertes et dans leur cadre obscurci le ciel crépusculaire entrait peu à peu lentement avec ses nuées blanches : quelque chose de doux et de clair émanait de leurs reflets flottant majestueusement et se prolongeait au loin ; on en ressentait une impression forte et profonde. Nous avions causé, la femme et moi, avec plus de désinvolture, plus de calme et plus de fréquence que d’habitude. Mon maître se taisait, tandis que nous parlions ; mais son silence ressemblait à des ailes repliées au-dessus de notre entretien. Je le regardais de côté à la dérobée : il y avait ce jour-là dans son être un allégement remarquable, aussi un peu d’agitation, mais sans rien de nerveux, — tout comme dans les nuées, les nuées d’été qui étaient au-dessus de nous.

Parfois il levait son verre de vin et le tenait à contre-jour, prenant plaisir à sa couleur ; et, lorsque mon regard accompagnait joyeusement ce geste, il souriait légèrement et tournait le verre vers moi comme pour un toast. Rarement j’avais vu son visage aussi clair, ses mouvements aussi simples et tranquilles : il était assis là, presque dans la joie d’une fête, comme s’il eût entendu dans la rue une musique ou s’il eût prêté l’oreille à un entretien invisible. Ses lèvres, où flottaient d’ordinaire de petites ondes continuelles, étaient immobiles et molles comme un fruit pelé, et son front, qu’il tournait maintenant avec lenteur du côté de la fenêtre, baignait dans les reflets de cette douce clarté et me semblait d’une beauté que je ne lui avais jamais connue. C’était merveille de le voir ainsi satisfait : était-ce l’influence de ce serein soir d’été, l’action bienfaisante de la douceur de cette atmosphère aux tons dégradés qui opérait en lui, ou bien une pensée consolatrice qui brillait dans son âme ? Je l’ignorais. Mais, habitué à lire dans son visage comme dans un livre ouvert, je sentais une chose certaine : c’est que ce jour-là un dieu clément avait mis un baume sur les rides et les plis de son cœur.

Et c’est aussi avec une remarquable solennité qu’il se leva et m’invita, d’un mouvement de tête coutumier, à le suivre dans son studio : lui, d’habitude si hâtif, marchait avec une gravité singulière. Puis il se retourna encore une fois, alla chercher (ce qui également était tout à fait extraordinaire) une bouteille de vin cacheté dans l’armoire et l’apporta dans son cabinet avec précaution. Tout comme moi, sa femme paraissait noter dans ses manières quelque chose de bizarre ; avec étonnement elle levait les yeux de son ouvrage de couture et, comme maintenant nous nous rendions au travail, elle observait avec une curiosité muette son attitude insolitement mesurée.

Le cabinet, comme toujours complètement plongé dans l’ombre, nous attendait avec son intimité crépusculaire ; seule la lampe arrondissait un cercle d’or autour du paquet blanc des feuillets prêts pour écrire. Je m’assis à ma place habituelle et je relus les dernières phrases du manuscrit ; il avait toujours besoin, pour mettre son esprit à l’unisson et pour commencer sa dictée, du rythme, comme d’un diapason. Mais tandis que d’habitude il reprenait immédiatement après la dernière phrase, cette fois-ci il resta muet. Le silence se déploya largement dans la chambre ; déjà des murs il faisait peser sur nous sa tension. Mon maître paraissait n’être pas encore entièrement prêt, car j’entendais derrière moi son pas qui allait et venait nerveusement. « Lisez encore une fois ! » dit-il ; il était étrange de constater avec quelle agitation sa voix s’était mise brusquement à vibrer.

Je répétai les derniers paragraphes : alors sa parole prolongea immédiatement la mienne, et il dicta d’une manière saccadée, plus rapide et plus serrée que d’habitude. En cinq phrases la scène fut bâtie ; ce que jusqu’alors il avait exposé, ç’avaient été les conditions de culture préalables à l’avènement du drame, — comme une fresque de l’époque et un tableau historique ; maintenant, brusquement, il se tourna vers le théâtre lui-même, qui, après le vagabondage et le « chariot errant » devient enfin sédentaire et se construit un foyer, pourvu de droits et de privilèges écrits ; d’abord ce furent le « théâtre de la Rose » et la « Fortune », grossières baraques de planches pour des jeux eux-mêmes grossiers. Mais ensuite les artisans charpentent un nouveau vêtement de planches, à la mesure de la poitrine élargie de la poésie qui se développe visiblement : aux bords de la Tamise, sur les pilotis d’un sol vaseux, humide et sans valeur, se dresse le rude édifice de bois avec sa grossière tour hexagonale, le « Théâtre du Globe », sur la scène duquel paraît Shakespeare, — le maître. Comme un étrange vaisseau rejeté par la mer, avec son étendard rouge de pirate flottant au mât le plus haut, il se dresse là, solidement ancré, dans le fond bourbeux.

Au parterre s’agite bruyamment, comme dans un port, le bas peuple ; du haut des galeries sourit et bavarde frivolement le beau monde, au-dessus des acteurs. Avec impatience ils demandent qu’on commence. Ils battent des pieds et font du tapage, frappent bruyamment du pommeau de l’épée contre les planches jusqu’à ce qu’enfin, pour la première fois, la scène basse s’éclaire à la lueur de quelques bougies placées devant elle et que des personnes costumées avec négligence s’avancent pour jouer une comédie qui semble improvisée. Et alors (je me rappelle encore aujourd’hui ses paroles), « éclate soudain la tempête des phrases, cette mer infinie de la passion, qui de cette limite de planches étend vers toutes les époques et toutes les zones du cœur humain ses flots sanglants, inépuisables, insondables, sereins et tragiques, variés à l’extrême et constituant l’image la plus ressemblante de l’humanité, — le théâtre de l’Angleterre, le drame de Shakespeare ».

Après ces paroles prononcées avec force, l’exposé s’arrêta brusquement. Un long et sourd silence suivit. Inquiet je me retournai : mon maître était debout, étreignant d’une main la table, dans cette attitude d’épuisement que je lui connaissais. Mais cette fois sa rigidité avait quelque chose d’effrayant. Je bondis, craignant qu’il ne lui fût arrivé quelque chose, et je lui demandai anxieusement si je devais m’arrêter. D’abord il ne fit que me regarder, hors d’haleine, l’air absent et figé. Mais ensuite la pupille de ses yeux se gonfla de nouveau, avec sa clarté bleue, et, la lèvre détendue, il s’approcha de moi.

— Eh bien ! n’avez-vous rien remarqué ? — dit-il en me regardant avec insistance.

— Quoi donc ? – balbutiai-je d’une voix incertaine.

Alors il respira profondément et sourit un peu ; il y avait des mois que je n’avais pas senti en lui ce regard enveloppant, doux et tendre.

— La première partie est achevée, — dit-il.

J’eus de la peine à réprimer un cri de joie, tellement la surprise mit en moi d’ardente émotion. Comment avais-je pu ne pas m’en apercevoir ? Oui, toute la structure était là, s’étageant magnifiquement depuis les profondeurs du passé jusqu’au seuil de l’élaboration : maintenant ils pouvaient venir, les Marlowe, les Ben Jonson, les Shakespeare, franchir victorieusement ce seuil. C’était, pour le livre, le premier anniversaire : je me précipitai, pour compter les feuillets. Cette première partie comprenait cent soixante-dix pages d’une écriture serrée ; c’était la plus difficile, car ce qui allait venir ensuite était un travail plus libre de composition et de présentation, tandis que jusqu’alors il avait fallu serrer de près des documents historiques. Il n’y avait pas de doute, il achèverait son ouvrage, notre ouvrage !

Je ne sais pas si je me suis livré à de bruyants ébats, si j’ai dansé de joie, de fierté, de bonheur. Mais mon enthousiasme prit sans doute des formes tout à fait imprévues dans sa manifestation, car le regard de mon maître me suivait en souriant, tandis que je relisais vite les dernières paroles, ou bien que je comptais hâtivement les feuillets, que je les prenais, les pesais et les palpais amoureusement et que déjà mon imagination calculait prématurément l’époque à laquelle nous pourrions avoir achevé tout l’ouvrage. La fierté de mon maître refoulée et profondément cachée se voyait reflétée dans ma joie ; avec attendrissement il me regardait, tout radieux.

Alors il vint lentement près de moi, tout près de moi, les deux mains tendues et il saisit les miennes ; immobile, il m’examinait. Peu à peu ses pupilles, qui d’habitude n’avaient de couleur que par intermittence, comme un feu à éclipses, se remplirent de ce bleu clair et plein d’âme que seules, entre tous les éléments, peuvent former la profondeur de l’eau et la profondeur du sentiment humain. Et ce bleu éclatant montait du fond des prunelles, s’avançait, pénétrait en moi ; je sentais que cette onde ardente qui émanait d’elles traversait mon être moelleusement, s’y répandait largement et donnait à mon âme une joie vaste et étrange : toute ma poitrine était brusquement élargie par le jaillissement de cette puissance et je sentais s’épanouir en moi une grande fête.

— Je sais, — fit alors sa voix par-dessus cette splendeur, — que sans vous je n’aurais point commencé ce travail : jamais je ne l’oublierai. Vous avez donné à ma lassitude l’élan sauveur, vous avez sauvé ce qui reste encore de ma vie perdue et dispersée, vous, vous seul ! Personne n’a pour moi fait davantage, personne ne m’a aidé si fidèlement. Et c’est pourquoi je ne dis pas « c’est vous que je dois remercier », mais… « c’est toi que je dois remercier ». Bien ! maintenant nous allons passer une heure ensemble comme deux frères.

Il m’attira doucement vers la table et prit la bouteille préparée. Il y avait deux verres : comme témoignage de gratitude il m’avait réservé ce brinde symbolique. Je tremblais de joie, car rien ne trouble plus puissamment notre sens intime que la réalisation subite d’un ardent désir. Sa gratitude avait trouvé le plus beau des signes pouvant exprimer de la manière la plus concrète la confiance, ce signe auquel j’aspirais inconsciemment : le tutoiement fraternel tendu par-dessus l’intervalle des années et dont le prix était septuplé par la difficulté qu’il y a à franchir une telle distance.

Déjà tintait la bouteille, cette marraine encore muette qui devait apaiser désormais pour toujours mon sentiment inquiet, en me donnant la foi ; déjà mon âme sonnait claire, elle aussi, comme ce tintement vibrant, mais voici qu’un petit obstacle retarda encore l’instant solennel : la bouteille était bouchée et nous n’avions pas de tire-bouchon. Mon maître fit le mouvement de se lever pour aller le chercher, mais, devinant son intention, je le prévins en me précipitant impatiemment dans la salle à manger, brûlant déjà dans l’attente de cette seconde qui devait enfin tranquilliser mon cœur et attester d’une façon solide l’affection que me portait mon maître.

En franchissant ainsi précipitamment la porte et en sortant dans le couloir qui n’était pas éclairé, je heurtai dans l’obscurité quelque chose de doux, qui céda aussitôt : c’était la femme de mon maître, qui, manifestement, avait écouté à la porte. Mais, chose étrange, bien que le choc eût été brutal, elle ne poussa pas un cri, se bornant à reculer sans rien dire ; et, moi aussi, incapable de faire un mouvement, je me tus, effrayé. Cela dura un moment ; tous deux nous étions muets, honteux l’un devant l’autre, elle, surprise en flagrant délit d’espionnage, moi figé par la surprise de cette rencontre. Mais ensuite un pas léger se fit entendre dans l’ombre, une lumière brilla et je l’aperçus, pâle et provocante, le dos appuyé à l’armoire ; son regard me mesurait gravement et il y avait dans son attitude immobile quelque chose de sombre, qui ressemblait à un avertissement et à une menace. Mais elle ne prononça pas une parole.

Mes mains tremblaient lorsque, après avoir longtemps et nerveusement tâtonné, presque à l’aveuglette, je trouvai le tire-bouchon ; par deux fois il me fallut passer devant elle, et chaque fois en levant les yeux je rencontrai ce regard fixe, qui brillait dur et sombre comme du bois poli. Rien en elle ne trahissait la honte d’avoir été prise sur le fait, en train d’écouter à la porte ; au contraire, dans son œil étincelant, hostile et résolu, il y avait à mon adresse une menace que je ne comprenais pas, et son attitude de défi montrait qu’elle était décidée à ne pas renoncer à cette manière d’agir inconvenante et à continuer de monter la garde et d’épier de la sorte. Et cette volonté supérieure me troublait ; malgré moi je me courbais sous ce regard énergique et avertisseur rivé sur moi. Et, lorsque, enfin, d’un pas incertain, je me glissai de nouveau dans la pièce où mon maître tenait déjà avec impatience la bouteille dans ses mains, la joie immense que j’éprouvais un instant plus tôt avait fait place à une anxiété étrange et glaciale.

Mais lui, avec quelle insouciance il m’attendait ! Avec quelle sérénité son regard était dirigé sur moi ! Toujours j’avais rêvé de pouvoir enfin, une fois, le voir ainsi, les nuages de la tristesse ayant déserté son front. Mais maintenant que pour la première fois la paix brillait sur ce front cordialement tourné vers moi la parole me manquait ; toute ma joie secrète s’en allait par des pores secrets. Confus, même honteux, je l’écoutai me remercier encore, en faisant usage du tutoiement familier, et les verres en se choquant firent entendre un son argentin.

Son bras m’entourant amicalement, il me conduisit aux fauteuils ; nous nous assîmes l’un en face de l’autre, sa main était posée librement dans la mienne : pour la première fois, je le sentais tout à fait franc et spontané dans son être. Mais la parole me manquait ; malgré moi mon regard était toujours tendu du côté de la porte, plein de crainte que sa femme ne fût encore là à écouter. Elle entend, pensais-je sans cesse, elle entend chaque parole qu’il me dit, chaque mot que je prononce. Pourquoi justement aujourd’hui, oui, pourquoi aujourd’hui ?

Et lorsque, m’enveloppant de ce chaud regard, il me dit soudain : « Je voudrais aujourd’hui te parler de moi, de ma propre jeunesse », je me dressai devant lui tellement effrayé, la main suppliante, en manière de refus, qu’il leva sur moi des yeux étonnés.

— Pas aujourd’hui, — balbutiai-je, — pas aujourd’hui, excusez-moi.

La pensée qu’il pût se trahir devant un espion dont j’étais obligé de lui taire la présence était pour moi trop affreuse.

Mon maître me regarda d’une façon mal assurée :

— Qu’as-tu donc ? — demanda-t-il avec un léger mécontentement.

— Je suis fatigué ! pardonnez-moi… c’est plus fort que moi… je crois — et, ce disant, je me levai, tout tremblant, — je crois qu’il vaut mieux que je m’en aille.

Malgré moi mon regard, passant devant lui, obliqua vers la porte où je supposais forcément que, dissimulée par les panneaux, cette curiosité ennemie et jalouse était toujours aux aguets.

Alors, pesamment, il se leva, lui aussi, du fauteuil. Une ombre vola sur son visage devenu brusquement las.

— Veux-tu véritablement t’en aller déjà ?… Aujourd’hui, précisément aujourd’hui ? — Ce disant, il tenait ma main, lourde d’une tension invisible. Mais soudain il la laissa retomber brusquement, comme une pierre :

— C’est dommage, — s’écria-t-il d’un air de déception. Je m’étais tellement réjoui de parler une fois librement avec toi. C’est dommage.

Pendant un moment ce profond soupir se répandit à travers la chambre, comme un noir papillon. J’étais plein de honte, plein de perplexité et de crainte inexplicable ; je me retirai d’un pas mal assuré et je fermai doucement la porte derrière moi.

Publié le 08/05/2025 / 14 lectures
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