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La confusion des sentiments, de Stefan Zweig
Chapitre 12

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En tâtonnant péniblement, je parvins dans ma chambre et je me jetai sur le lit ; mais je ne pus pas dormir. Jamais je n’avais senti aussi fortement que mon logement aux murs minces était suspendu au-dessus de celui de mon maître et qu’il n’en était séparé que par une charpente sombre et mystérieuse. Et maintenant je sentais magiquement, avec mes sens aiguisés, que ces deux êtres veillaient au-dessous de moi ; je les voyais sans les voir ; j’entendais, sans entendre, comment lui, à présent, au-dessous de moi, dans sa chambre, allait et venait avec agitation, tandis qu’elle était assise muette en quelque autre endroit ou qu’elle rôdait aux aguets, comme un esprit. Mais je savais que ses deux yeux étaient ouverts et son attitude d’espionne me pénétrait d’horreur : en proie à un cauchemar, je sentis soudain toute la lourde et silencieuse maison peser sur moi avec ses ombres et sa noirceur.

Je rejetai ma couverture. Mes mains brûlaient. Qu’avais-je fait ? J’avais été tout près du secret, je sentais déjà contre ma figure sa chaude haleine, et maintenant il s’était de nouveau éloigné ; mais son ombre, son ombre muette, opaque, rôdait encore avec un bruit de murmure ; je la flairais dans la maison comme un danger, rampante comme une chatte sur ses pattes légères, toujours là, avançant et reculant, bondissante, toujours vous frôlant et vous troublant par le contact électrique de sa peau, — chaude et pourtant semblable à un spectre.

Et toujours je sentais dans la nuit le regard enveloppant de mon maître, doux comme sa main tendue, et aussi cet autre regard incisif, menaçant et effrayant, celui de sa femme. Qu’avais-je à faire dans leur secret ? Pourquoi ces deux êtres me plaçaient-ils les yeux fermés au milieu de leur passion ? Pourquoi me mêlaient-ils à leur conflit insaisissable et pourquoi chacun d’eux déposait-il dans mon cerveau son ardent faisceau de colère et de haine ?

Mon front était toujours brûlant. Je me levai et j’ouvris la fenêtre. Au dehors la ville était couchée, paisible sous la nue estivale ; il y avait des fenêtres où brillait encore la lueur des lampes ; mais ceux qui étaient assis là étaient unis par une sereine conversation, ou bien un livre ou une aimable musique leur réchauffait le cœur. Et là où derrière les blancs châssis des fenêtres régnait déjà l’obscurité, à coup sûr, respirait un sommeil calme. Au-dessus de tous ces toits paisibles planait, — comme la lune dans ses vapeurs d’argent, — un doux repos, un silence fait de pureté et rempli de clémence, et les onze coups de l’horloge tombaient sans rudesse dans l’oreille rêveuse ou par hasard écouteuse de tout ce monde. Moi seul, ici dans cette maison, je sentais qu’on veillait encore autour de moi et que j’étais assiégé par des pensées étrangères et méchantes. Fiévreusement quelque chose s’efforçait en moi de comprendre ces bruits confus.

Soudain, je reculai, effrayé. Ne venais-je point d’entendre un pas dans l’escalier ? Je me dressai pour mieux écouter. Et, effectivement, il y avait là quelqu’un qui montait en tâtonnant, comme un aveugle, les degrés de l’escalier, d’un pas prudent, hésitant et mai assuré : je connaissais ce gémissement et ce bruit sourd du bois que l’on foule ; ce pas-là ne pouvait se diriger que vers moi, uniquement vers moi, car personne n’habitait ici, sous le toit, sauf la vieille femme sourde, qui dormait depuis longtemps et qui, du reste, ne recevait jamais personne. Était-ce mon maître ? Non, ce n’était pas sa marche hâtive et saccadée ; ce pas-là hésitait et traînait lâchement (justement à l’instant même) sur chaque degré : un intrus, un criminel pouvait s’approcher de la porte, mais non pas un ami. J’écoutais avec une telle tension que mes oreilles bourdonnaient. Et, brusquement, quelque chose de glacial monta le long de mes jambes nues.

Voici que la serrure grinça légèrement : il était déjà arrivé à la porte, cet hôte inquiétant. Un mince courant d’air qui vint donner sur les doigts nus de mes pieds me montra que la porte extérieure était ouverte ; mais lui seul, mon maître, en avait la clef ! Cependant, si c’était lui, pourquoi était-il si indécis, si étrange ? Était-il inquiet, voulait-il voir comment je me trouvais ? Et pourquoi cet hôte mystérieux hésitait-il maintenant, dehors, dans le vestibule, car ce pas furtif et rampant s’était brusquement figé ? Et moi-même j’étais également figé d’horreur. Il me semblait que j’allais crier, mais quelque chose de pâteux me collait au gosier. Je voulus ouvrir, mes pieds restèrent immobiles, comme cloués au sol. Seule une mince cloison était maintenant encore entre nous deux, entre cet hôte inquiétant et moi, mais ni moi ni lui nous ne faisions un pas l’un vers l’autre.

Alors la cloche de l’horloge sonna : un seul coup, onze heures un quart. Mais cela suffit pour mettre fin à mon engourdissement. J’ouvris la porte.

Et, réellement, mon maître était là, la bougie à la main. Le courant d’air provoqué par la porte brandie brusquement couronna la flamme d’une lueur bleue, et derrière le professeur l’ombre tremblotante, se détachant gigantesquement de sa silhouette rigide, chancelait comme un homme ivre, à droite et à gauche, sur le mur. Mais, lui aussi, lorsqu’il me vit, fit un mouvement ; il se replia sur lui-même, comme quelqu’un qui, surpris dans son sommeil par un souffle d’air inattendu, tire sur lui involontairement sa couverture en frissonnant. Puis il recula, tandis que la bougie vacillait dans sa main, en laissant tomber des gouttes.

Je tremblais, mortellement effrayé. Je ne pus que balbutier : « Qu’avez-vous ? » Il me regarda sans parler ; quelque chose, à lui aussi, lui ôtait la parole. Enfin il posa la bougie sur la commode, et aussitôt le jeu des ombres qui flottaient dans l’espace à la manière d’une chauve-souris s’apaisa. Enfin il balbutia : « Je voulais, je voulais… »

De nouveau la voix lui manqua. Il était là, debout, les yeux baissés, comme un voleur pris sur le fait. Cette angoisse, cette attitude, moi en chemise, tremblant de froid, et lui recroquevillé sur lui-même et rendu hagard par la honte, étaient quelque chose d’insupportable.

Soudain la faible silhouette se secoua. Elle s’approcha de moi : un sourire, méchant et faunesque, un sourire qui luisait uniquement dans ses yeux comme une menace, tandis que ses lèvres étaient étroitement pincées, un sourire se posa sur moi en ricanant, semblable à un masque étrange et pendant un instant il fut comme figé ; puis une voix, pointue comme la langue bifide d’un serpent, fit entendre ces paroles sifflantes :

— Je voulais seulement vous dire… qu’il vaut mieux que nous ne nous tutoyions pas… ce… ce… ce serait incorrect entre un élève et son maître… comprenez-vous… il faut garder les distances… les distances… les distances…

Et, en même temps, il me regardait, avec une telle haine, avec une méchanceté si offensante, pareille à un soufflet, que sa main se crispait malgré lui, comme des griffes. Je fis en chancelant un mouvement de recul. Était-il devenu fou ? Était-il ivre ? Il était là, le poing serré, comme s’il voulait se jeter sur moi ou me frapper au visage.

Mais cette chose horrible ne dura qu’une seconde ; ce regard agressif rentra précipitamment sous ses paupières. Le professeur se retourna, murmura quelque chose qui ressemblait à une excuse et saisit la bougie. Comme un diable noir et empressé, l’ombre, déjà repliée sur le sol, se remit à bouger et précéda, en tourbillonnant, mon maître sur le seuil de la porte. Puis il s’en alla lui-même avant que j’eusse eu la force de trouver un seul mot. La porte se referma avec violence ; et l’escalier cria lourdement et douloureusement sous ses pas précipités.

Publié le 08/05/2025 / 14 lectures
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