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Je n’oublierai jamais cette nuit ; une colère froide alternait en moi sauvagement avec un désespoir brûlant et sans issue. Comme des fusées, mes pensées traversaient vivement mon cerveau, pêle-mêle. Pourquoi me martyrise-t-il ? me demandai-je cent fois dans le tourment qui me dévorait. Pourquoi me hait-il tellement que, la nuit, il monte en cachette l’escalier, uniquement pour me lancer au visage, si hostilement, une pareille offense ? Que lui avais-je fait ? Que fallait-il maintenant que je fisse ? Comment l’apaiser, puisque j’ignorais en quoi je l’avais blessé ? Je me jetai tout brûlant dans mon lit ; je me levai, je m’enfouis de nouveau sous la couverture ; mais toujours cette image fantômale se dressait devant moi : mon maître s’avançant furtivement et tout déconcerté devant moi, et, derrière lui, étrange et énigmatique, cette ombre monstrueuse qui vacillait sur le mur.
Le lendemain matin, lorsque, après un bref et faible assoupissement, je me réveillai, je crus d’abord que j’avais rêvé. Mais sur la commode étaient collées encore, rondes et jaunes, les taches de stéarine qui avaient coulé de la bougie. Et au milieu de la chambre, tout inondée de rayons lumineux, mon affreux souvenir ne pouvait s’empêcher de me montrer sans cesse l’hôte de cette nuit, qui s’y était glissé comme un voleur.
Je ne sortis pas de l’après-midi. La crainte de le rencontrer paralysait toutes mes forces. J’essayai d’écrire, de lire, je n’y parvins pas ; mes nerfs étaient comme minés : à chaque instant ils risquaient d’éclater en accès convulsif, en sanglots et en hurlements. Je voyais mes propres doigts trembler, comme d’étranges feuilles d’arbre. J’étais incapable de les maintenir en repos, et mes jarrets fléchissaient, comme si les tendons avaient été coupés. Que faire ? Que faire ? Je me le demandai jusqu’à en être épuisé ; le sang bouillonnait déjà dans mes tempes et il cernait de bleu mon regard. Mais, surtout, que je ne sorte pas, que je ne descende pas, que je ne le rencontre pas subitement, sans avoir repris assurance, sans que mes nerfs aient retrouvé leur force ! Je me rejetai sur le lit, ayant faim, sans m’être lavé, troublé, bouleversé, et de nouveau mes sens cherchèrent à deviner ce qui se passait derrière la mince barrière de la maçonnerie : où se trouvait-il maintenant, que faisait-il, était-il éveillé et désespéré comme moi-même ?
Midi arriva, et j’étais encore étendu sur le lit brûlant de ma confusion, lorsque enfin j’entendis un pas dans l’escalier. Tous mes nerfs sonnèrent en moi l’alarme ; mais ce pas était léger, insouciant, il parcourait dans son élan rapide deux marches à la fois ; déjà une main frappait à la porte. Je bondis, sans ouvrir et demandai :
— Qui est là ?
— Pourquoi ne venez-vous donc pas déjeuner ? répondit, d’un ton un peu fâché, la femme du professeur. — Êtes-vous malade ?
— Non, non, — bredouillai-je avec embarras, — j’arrive, j’arrive à l’instant.
Et il ne me resta plus qu’à enfiler mes vêtements et à descendre. Mais il fallut que je m’appuyasse à la rampe de l’escalier, tellement mes membres flageolaient.
J’entrai dans la salle à manger. Devant l’un des deux couverts, la femme de mon maître m’attendait, et elle me salua en me reprochant légèrement de l’avoir obligée à m’avertir. La place du professeur était vide. Je sentis le sang me monter à la tête. Que signifiait cette absence imprévue ? Redoutait-il encore plus que moi-même notre rencontre ? Avait-il honte ou bien désormais ne voulait-il plus s’asseoir à la même table que moi ? Enfin je résolus de demander si le professeur ne viendrait pas.
Étonnée, elle me regarda :
— Ne savez-vous donc pas qu’il est parti ce matin par le train ?
— Parti ? – balbutiai-je. Pour où ?
Aussitôt son visage se fronça :
— Mon mari n’a pas daigné me le dire ; c’est probablement une de ses sorties coutumières.
Puis soudain elle se tourna vers moi, disant vivement et d’un air interrogateur :
— Mais vous ne le savez donc pas, vous ? Il est pourtant, cette nuit encore, monté certainement chez vous ; je pensais que c’était pour prendre congé. C’est étrange, vraiment étrange… qu’il ne vous ait rien dit, à vous non plus.
— À moi ! — fis-je, incapable d’autre chose que de ce cri. Et, à ma honte, à ma confusion, ce cri fit déborder tout ce que ces dernières heures avaient refoulé en moi. Subitement ce fut comme une explosion : explosion de sanglots, de gémissements convulsifs et furieux ; je n’étais plus qu’une masse hagarde de désespoir, de douleur éperdue, d’où jaillissait un déluge de mots et de cris enchevêtrés ; je pleurais, ou plutôt ma bouche frémissante déchargeait toute la souffrance accumulée en moi et je la noyais dans des sanglots hystériques. Mes poings frappaient sur la table avec égarement et, comme un enfant irritable et hors de lui, la figure ruisselante de larmes, je laissais éclater avec rage ce qui, depuis des semaines, couvait en moi comme un orage. Et, tandis que ces épanchements effrénés me soulageaient, j’éprouvais en même temps une honte infinie à me trahir ainsi devant elle.
— Qu’avez-vous ? Pour l’amour de Dieu !
Ce disant, elle s’était levée brusquement, toute décontenancée. Puis elle vint vite à moi et me conduisit de la table au sofa en ajoutant :
— Étendez-vous là. Tranquillisez-vous.
Elle caressait mes mains, elle passait les siennes sur mes cheveux, tandis que des secousses convulsives continuaient à ébranler mon corps tout tremblant.
— Ne vous tourmentez pas, Roland, ne vous tourmentez pas. Je connais tout cela, je l’ai senti venir.
Elle caressait toujours mes cheveux, mais soudain sa voix devint dure :
— Je sais par moi-même comment il s’y prend pour troubler les gens. Personne ne le sait mieux que moi. Mais, croyez-moi, je voulais toujours vous avertir lorsque je voyais que vous mettiez tout votre appui en lui, qui lui-même est sans stabilité. Vous ne le connaissez pas, vous êtes aveugle, vous êtes un enfant. Vous ne vous doutez de rien, pas même aujourd’hui, non pas même maintenant. Ou peut-être avez-vous aujourd’hui pour la première fois commencé à comprendre quelque chose ? Tant mieux pour lui et pour vous.
Elle resta penchée sur moi affectueusement ; il me semblait que ses paroles et le contact apaisant de ses mains endormant ma douleur venaient d’une profondeur ouatée. Cela me faisait du bien de rencontrer enfin, enfin, de nouveau un souffle de sympathie et de sentir près de moi tendre, presque maternelle, la présence d’une main de femme. Peut-être aussi que j’en avais été privé depuis trop longtemps, et maintenant en voyant à travers le voile de la tristesse l’intérêt que me témoignait une femme tendrement empressée, ma souffrance s’allégeait.
Mais, malgré tout, combien j’étais confus, combien j’avais honte de m’être trahi, dans cette crise et de m’être livré ainsi, dans mon désespoir ! Et ce fut malgré moi que, me redressant péniblement, je donnai encore cours à un flot de cris à la fois précipités et saccadés, me plaignant de tout ce qu’il m’avait fait, disant comment il m’avait repoussé et persécuté, puis de nouveau attiré ; comment, sans raison ni motif, il se montrait dur envers moi, — bourreau auquel, malgré tout, j’étais attaché avec amour, que je haïssais en l’aimant et que j’aimais en le haïssant. Je recommençai tellement à m’exciter qu’il fallut encore qu’elle m’apaisât. De nouveau ses mains, ses douces mains, me repoussèrent sans rudesse sur l’ottomane d’où je m’étais levé avec emportement. Enfin, je devins plus calme. Elle se taisait, toute pensive : je devinais qu’elle comprenait tout cela et peut-être qu’elle en comprenait encore plus que moi-même.
Ce silence nous lia pendant quelques minutes ; puis la femme se leva en disant :
— Bien, il y a maintenant assez longtemps que vous faites l’enfant ; à présent redevenez un homme. Mettez-vous à table et mangez. Il n’y a là rien de tragique, c’est un simple malentendu, qui s’éclaircira, — et, comme je faisais quelques gestes de dénégation, elle ajouta vivement : — Il s’éclaircira, car je ne vous laisserai pas plus longtemps tirailler et bouleverser ainsi ; il faut que cela finisse ; il faut qu’enfin il apprenne un peu à se maîtriser. Vous êtes trop bon pour servir à ses jeux aventureux. Je lui parlerai, comptez-y. Maintenant, à table.
Honteux et sans volonté, je me laissai faire. Elle parla avec une certaine hâte et volubilité de choses indifférentes, et je lui étais reconnaissant intérieurement de ce qu’elle paraissait n’avoir pas fait attention à cette explosion plus forte que moi et de l’avoir déjà oubliée. Elle me dit d’une voix persuasive que le lendemain dimanche elle devait faire, avec le professeur W… et sa fiancée, une partie sur les bords d’un lac voisin et qu’il me fallait venir avec eux, m’arracher à mes livres et me distraire, moi aussi. Tout mon malaise provenait du surmenage et de la surexcitation des nerfs ; une fois dans l’eau ou sur la route, mon corps retrouverait aussitôt l’équilibre. Je promis de les accompagner.
Tout, plutôt que la solitude, plutôt que de rester dans ma chambre, avec ces pensées rôdant dans l’ombre.
— Et cet après-midi non plus ne demeurez pas enfermé. Allez vous promener, courir, vous amuser, — insista-t-elle encore.
« Il est étonnant — pensai-je — de voir comme elle devine mes sentiments les plus intimes, comme, toujours, elle qui, pourtant, m’est étrangère, sait ce qu’il me faut et ce qui me fait mal, tandis que lui, l’homme de science, me méconnaît et me brise. »
Je lui promis de l’écouter. Et, la regardant avec gratitude, je lui trouvai un nouveau visage : ce qui s’y montrait d’habitude de railleur et d’impertinent et lui donnait un peu l’air d’un garçon insolent et mal élevé, avait disparu, pour faire place à un regard tendre et compatissant : jamais je ne l’avais vue aussi sérieuse.
« Pourquoi, lui, ne me regarde-t-il jamais avec cet air de bonté ? — se demandait nostalgiquement en moi un sentiment confus. Pourquoi ne voit-il jamais qu’il me fait mal ? Pourquoi n’a-t-il jamais posé sur mes cheveux, ou dans mes mains, des mains aussi secourables, aussi tendres ? »
Je baisai avec reconnaissance les mains de cette femme, qu’elle retira avec agitation, presque avec violence.
— Ne vous tourmentez pas, — insista-t-elle encore, tandis que sa voix s’inclinait vers moi.
Mais ensuite ses lèvres reprirent une expression de dureté ; se redressant brusquement, elle dit d’une voix basse :
— Croyez-moi, il ne le mérite pas.
Et cette parole, murmurée d’une façon à peine perceptible, endolorit de nouveau mon cœur, qui était déjà presque apaisé.