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Ce que je fis d’abord dans cet après-midi et cette soirée est si ridicule et si puéril que pendant des années j’ai eu honte d’y penser et que, même, une censure intérieure étouffait aussitôt le moindre souvenir qui s’y rapportait. Aujourd’hui, je n’ai plus honte de ces balourdises ; au contraire, je comprends maintenant très bien le jeune homme impétueux que j’étais, qui, en proie à une passion trouble, cherchait à se cacher violemment à lui-même la propre incertitude de son sentiment.
Je me vois moi-même comme au bout d’un couloir d’une longueur extraordinaire, comme à travers un télescope : je vois le jeune homme désespéré et tiraillé que j’étais monter dans sa chambre sans savoir ce qu’il va entreprendre contre lui-même. Et soudain il se précipite sur son paletot, se compose une autre démarche, va chercher au fond de son être des gestes farouchement résolus et puis brusquement, d’un pas énergique et violent, le voilà dans la rue. Oui, c’est moi, je me reconnais, je sais toutes les pensées de ce pauvre garçon d’alors, sot et tourmenté ; je sais : soudain je me suis raidi, devant la glace même, et je me suis dit :
— Je me moque de lui, que le Diable l’emporte ! Pourquoi me torturer à cause de ce vieux fou ? Elle a raison : soyons gais, amusons-nous enfin. En avant !
Véritablement c’est ainsi que je suis descendu dans la rue. Ce fut une brusque secousse pour me délivrer, et puis une course à toutes jambes, une fuite lâche et aveugle, pour ne pas reconnaître que cette joyeuse assurance n’était pas si joyeuse que cela et que le bloc de glace, immobile, pesait toujours aussi lourdement sur mon cœur. Je me rappelle encore la façon dont je marchais, ma forte canne bien serrée dans la main et regardant fixement chaque étudiant ; en moi couvait une dangereuse envie de me quereller avec quelqu’un, de décharger, sur le premier venu, ma colère grondant sans issue. Mais, heureusement, personne ne daigna faire attention à moi.
Alors je me dirigeai vers le café où le plus souvent se réunissaient mes camarades étudiants en philologie, disposé à m’asseoir à leur table sans y être invité et à trouver dans le moindre quolibet le prétexte d’une provocation. Mais ici encore mon humeur querelleuse ne rencontra que le vide ; la belle journée qu’il faisait avait engagé à des excursions la plupart des étudiants et les deux ou trois qui restaient me saluèrent poliment et n’offrirent pas la moindre prise à ma fiévreuse irritation. Mécontent, je me levai bientôt et je me rendis dans un établissement mal famé des faubourgs, où, en écoutant un bruyant orchestre de dames, le rebut des viveurs de la petite ville se pressait grossièrement entre bière et fumée. J’engloutis rapidement deux ou trois verres, invitai à ma table une femme de mœurs légères, avec son amie, également une demi-mondaine, sèche et fardée, et j’éprouvai une joie maladive à me faire remarquer.
Chacun me connaissait dans la petite ville ; chacun savait que j’étais le disciple du professeur ; d’autre part, ces femmes montraient bien par leur costume effronté et par leur conduite ce qu’elles étaient ; ainsi je jouis de ce plaisir fol et ridicule de me compromettre moi et aussi (comme je le pensais stupidement) mon professeur ; puissent-ils voir, me disais-je, que je me fiche de lui, que je ne me soucie plus de sa considération ! Et devant tout le monde je fis la cour à cette créature à la grosse poitrine, de la manière la plus dépourvue de tact et la plus éhontée.
C’était une ivresse de méchanceté enragée et bientôt aussi ce fut une ivresse réelle, car nous buvions de tout, mélangeant grossièrement vins, eau-de-vie, bière, et nous nous agitions si violemment qu’autour de nous des chaises se renversaient et que les voisins se reculaient avec prudence. Mais je n’avais pas honte, au contraire ; il apprendra ainsi, me disais-je furieusement en ma tête folle, il verra ainsi combien il m’est indifférent : ah ! je ne suis pas triste, je ne suis pas offensé, bien au contraire.
— Du vin ! du vin ! — fis-je en frappant du poing sur la table, si bien que les verres en tremblèrent. Finalement je sortis avec les deux femmes, tenant l’une du bras droit et l’autre du bras gauche, et je gagnai la grand’rue, où l’heure habituelle de la promenade du soir réunissait les étudiants et les jeunes filles, les civils et les militaires, en une flânerie paisible et plaisante : trio titubant et lourd d’alcool, nous passâmes sur la chaussée en faisant tant de bruit qu’enfin un sergent de ville s’avança irrité et nous intima énergiquement de nous tenir en paix.
Ce qui arriva par la suite, je suis incapable de le raconter exactement : une vapeur bleue de spiritueux obscurcit mon souvenir ; je sais seulement que, dégoûté des deux femmes ivres et, d’ailleurs, étant moi-même à peine maître de mes sens, je me débarrassai d’elles en leur donnant de l’argent, puis je bus en quelque endroit du café et du cognac et, devant l’Université, je prononçai une philippique contre les professeurs, pour la joie des gamins rassemblés autour de moi. Puis, poussé par l’obscur instinct de me salir encore plus et de lui faire tort (l’idée stupide née d’une colère trouble et passionnée !) je voulus aller dans une maison publique, mais je ne trouvai pas le chemin et finalement je me dirigeai en chancelant vers ma maison, de fort mauvaise humeur. Ce n’est qu’avec peine que ma main tâtonnante put ouvrir la porte et c’est tout juste si je parvins à me traîner sur les premières marches de l’escalier.
Mais, arrivé devant la porte du professeur, toute mon ivresse tomba brusquement, comme si ma tête avait été plongée soudain dans une eau glacée. Dégrisé, je vis dans mon visage décomposé l’image de ma folie furieuse et impuissante. La honte me fit baisser la tête ; et, tout doucement, me faisant petit comme un chien battu, pour que personne ne m’entendît, je me glissai furtivement dans ma chambre.