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La confusion des sentiments, de Stefan Zweig
Chapitre 15

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J’avais dormi comme un mort ; lorsque je me réveillai, le soleil inondait déjà le plancher et il montait lentement jusqu’au rebord de mon lit ; je sautai brusquement à bas. Dans ma tête endolorie le souvenir de la veille se ranimait peu à peu ; mais je repoussai tout sentiment de honte, je ne voulais plus être honteux. En effet, essayai-je de me persuader, c’était sa faute, sa faute à lui seul, si je m’abrutissais ainsi. Je me tranquillisai en considérant que ce qui s’était passé la veille n’avait été qu’un divertissement d’étudiant, bien permis à quelqu’un qui depuis des semaines et des semaines n’a connu que le travail, et encore le travail. Mais je ne me sentais pas à l’aise dans ma propre justification et, assez penaud, manquant de contenance, je descendis trouver la femme de mon maître, me rappelant la promesse que je lui avais faite la veille de l’accompagner dans son excursion.

Chose singulière, à peine eus-je touché le loquet de sa porte qu’il fut de nouveau présent en moi, et, avec lui, cette douleur brûlante, stupide et déchirante, ce désespoir furieux qui m’avaient tant de fois assailli. Je frappai doucement. Sa femme vint au-devant de moi, en me regardant avec une douceur bizarre.

— Quelles sottises faites-vous, Roland ? — dit-elle avec plus de compassion que de reproche. Pourquoi vous torturer ainsi ?

Je restai là tout confus. Ainsi elle avait déjà appris ma folle conduite. Mais elle mit fin aussitôt à mon embarras, en disant :

— Aujourd’hui nous serons raisonnable. À dix heures, le professeur W… viendra avec sa fiancée, puis nous prendrons le train et en ramant et en nageant nous donnerons le coup de grâce à toutes ces sottises.

J’osai encore, d’une voix angoissée, demander, bien inutilement, si mon maître était rentré. Elle me regarda sans répondre, car je savais moi-même que cette question était vaine. À dix heures précises arriva le professeur ; c’était un jeune physicien qui, en sa qualité de juif, vivait assez, isolé de la société universitaire et qui, à vrai dire, était le seul qui nous fréquentât dans notre solitude. Il était accompagné de sa fiancée, ou plus probablement de sa maîtresse, une jeune fille dont la bouche s’ouvrait constamment pour rire, naïve et un peu sotte, mais précisément, par cela même, tout ce qu’il fallait pour une escapade de ce genre. Nous nous rendîmes d’abord par le train, tout en mangeant, causant, et nous souriant l’un à l’autre, au bord d’un petit lac situé dans le voisinage ; les semaines de travail acharné que je venais de traverser m’avaient à tel point déshabitué de tous les agréments de la conversation que cette heure-là suffit déjà à m’enivrer, comme un vin léger et pétillant. Vraiment, mes compagnons réussirent tout à fait avec leur pétulance et leurs manières, semblables à celles des enfants, à éloigner mes pensées de cette sphère sombre et agitée autour de laquelle d’habitude elles tournaient toujours en bourdonnant ; et à peine entré dans le plein air de la campagne eus-je senti de nouveau mes muscles, en engageant fortuitement une course avec la jeune fille, que je redevins le garçon vivant et insouciant d’autrefois.

Sur la rive du lac nous prîmes deux canots ; la femme de mon maître tenait la barre du mien et dans l’autre le professeur maniait les rames avec son amie. Aussitôt que nous eûmes quitté la terre, l’envie de lutter s’empara de nous, l’envie de nous dépasser mutuellement, — ce en quoi, à vrai dire, j’étais désavantagé, car, tandis qu’ils ramaient tous deux, je me trouvais seul de mon côté : mais ôtant vite mon veston et exercé de longue main à ce sport, je maniai si vigoureusement les avirons que, à coups puissants, je devançais toujours le bateau voisin. C’était de part et d’autre un jaillissement continu de propos railleurs faits pour nous stimuler réciproquement ; nous nous excitions les uns les autres et, indifférents à l’ardente chaleur de juillet, sans nous soucier de la sueur qui peu à peu nous inondait, nous nous donnions, comme des galériens intraitables, de tout cœur au démon du sport et au désir de l’emporter sur l’adversaire. Enfin le but fut proche ; c’était une petite langue de terre boisée au milieu du lac : nous fîmes un effort encore plus furieux et, au grand triomphe de ma camarade de canot, qui elle-même était empoignée par l’émulation du sport, notre carène cria la première sur le sable.

Je descendis, tout brûlant et ruisselant de sueur, grisé par le soleil auquel je n’étais pas accoutumé, par le bouillonnement impétueux de mon sang, par la joie du succès. Mon cœur battait violemment dans ma poitrine ; mes vêtements étaient étroitement collés au corps par la transpiration. Le professeur n’était pas mieux partagé et, au lieu d’être félicités, nous, les acharnés champions, nous subîmes longuement le rire railleur et impertinent des femmes, à cause de notre essoufflement et de notre aspect assez pitoyable. Enfin elles nous accordèrent un moment de répit pour nous rafraîchir ; au milieu des plaisanteries, deux sections de bains, l’une pour les messieurs et l’autre pour les dames, furent improvisées, à droite et à gauche du massif boisé. Nous mîmes rapidement nos costumes de natation ; derrière les arbres étincelèrent du linge blanc et des bras nus, et tandis que le professeur et moi nous achevions de nous préparer, les deux femmes s’ébattaient déjà voluptueusement dans l’eau. Le professeur, moins fatigué, s’élança aussitôt sur leur trace, mais moi qui avais ramé un peu trop fort et qui sentais mon cœur battre encore avec précipitation contre mes côtes, je m’étendis d’abord confortablement à l’ombre et je regardai avec plaisir les nuages passer au-dessus de ma tête, jouissant avec délice du doux bourdonnement de la lassitude dans mon sang tumultueux.

Mais au bout de quelques minutes on commença à m’appeler de l’eau : « Roland, en avant ! Concours de natation ! Des prix pour les nageurs ! Des prix pour les plongeurs ! » Je ne bougeai pas : il me semblait que j’aurais pu rester ainsi couché pendant mille ans, la peau brûlée doucement par le soleil qui s’infiltrait à travers le feuillage et en même temps rafraîchi par l’air qui m’effleurait mollement. Mais de nouveau un rire vola vers moi, et la voix du professeur cria : « Il fait grève ! Nous l’avons vidé à fond ! Allez chercher le paresseux. » Et effectivement, j’entendis aussitôt dans le lac un clapotement se rapprocher et puis la femme de mon maître s’écria tout près de moi : « Roland, en avant ! Concours de natation ! Il faut que nous leur donnions une leçon, à tous les deux. » Je ne répondis pas, m’amusant à me laisser chercher. « Où êtes-vous donc ? » Déjà le gravier grinçait ; des pieds nus parcouraient le rivage, et soudain elle fut devant moi, son maillot tout mouillé collé autour de son svelte corps de garçon. « Ah ! vous voilà ! Fainéant que vous êtes ! Mais maintenant levez-vous, les autres sont déjà presque au bord de l’île, là-bas, en face de nous. » J’étais étendu mollement sur le dos, je m’étirais indolemment : — « Il fait bien meilleur ici. Je vous rejoindrai plus tard. »

« Il ne veut pas », lança-t-elle d’une voix éclatante et rieuse, dans sa main en entonnoir dirigée vers l’autre côté de l’eau. — « Jetez-le dans le lac, le fanfaron », répondit de loin le professeur. — « Allons, venez », insista-t-elle avec impatience, « ne me rendez pas ridicule ». Mais je ne fis que bâiller paresseusement. Alors elle cassa une baguette à un arbuste, à la fois fâchée et amusée. — « En avant ! » répéta-t-elle énergiquement, en me donnant, pour me stimuler, un coup de baguette sur le bras. Je sursautai : elle m’avait frappé trop fort, une raie mince et rouge comme du sang s’étendait sur mon bras. — « Maintenant moins que jamais », dis-je, mi-plaisantant, mi-mécontent. Mais alors, avec une colère véritable, elle ordonna : — « Venez ! Immédiatement ! » Et comme, par défi, je ne bougeais pas, elle me frappa de nouveau, cette fois-ci plus fort, d’un coup cinglant et cuisant. Immédiatement je bondis, furieux, pour lui arracher la baguette ; elle recula, mais je lui pris le bras. Involontairement, dans cette lutte dont la baguette était l’enjeu, nos corps demi-nus se rapprochèrent l’un de l’autre ; lorsque, ayant saisi son bras, je lui tordis l’articulation pour l’obliger à laisser tomber la branche et que, en cédant, elle se courba en arrière, on entendit un craquement : l’épaulette de son maillot s’était déchirée ; la partie gauche s’ouvrit, mettant à nu son corps et, ferme et rose, le bouton de son sein pointa dans ma direction. Malgré moi, mon regard se porta à cet endroit, rien qu’une seconde, mais j’en fus troublé : tremblant et gêné, j’abandonnai sa main prisonnière. Elle se tourna, en rougissant, pour réparer tant bien que mal avec une épingle à cheveux l’épaulette déchirée. J’étais là debout, ne sachant que dire : elle aussi restait muette. Et de ce moment naquit entre nous deux une inquiétude sourde et étouffée.

Publié le 08/05/2025 / 14 lectures
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