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« Allô… Allô… Où êtes-vous donc ? » faisaient déjà les voix venues de la petite île.
« Oui, je viens tout de suite », répondis-je précipitamment.
Et, heureux d’échapper à une nouvelle confusion, je me jetai d’un bond dans l’eau. Quelques plongées, la joie enthousiaste de se pousser soi-même en avant, la limpidité et la fraîcheur de l’élément insensible suffirent pour que ce dangereux bourdonnement et ce sifflement de mon sang fussent noyés sous la vague d’un plaisir plus puissant et plus pur. J’eus bientôt rattrapé nos deux partenaires ; je défiai le chétif professeur à une série de matches, dans lesquels je vainquis et nous revînmes en nageant à la langue de terre, où la femme de mon maître était déjà habillée et nous attendait, pour organiser aussitôt avec les provisions que nous avions apportées un joyeux pique-nique. Mais, quelle que fût l’animation des plaisanteries qui couraient entre nous tous, involontairement, nous deux, nous évitions de nous adresser la parole ; nous parlions et riions comme si cela ne venait pas de nous et ne se rapportait pas à nous. Et lorsque nos regards se rencontraient ils s’écartaient vivement l’un de l’autre, tandis qu’en nous nous éprouvions un même sentiment : ce qu’avait eu de pénible le récent incident n’était pas encore dissipé et nous sentions que nous y pensions tous deux avec une inquiétude confuse.
L’après-midi passa ensuite rapidement, avec une nouvelle partie de canotage ; mais l’ardeur de la passion sportive cédait toujours davantage à une agréable fatigue : le vin, la chaleur, le soleil absorbé par nos pores s’infiltraient peu à peu jusque dans notre sang et lui donnaient un cours plus rouge. Déjà le professeur et son amie se permettaient de petites privautés que nous étions obligés de supporter avec une certaine gêne ; ils se rapprochaient de plus en plus l’un de l’autre, tandis que nous, nous gardions une distance d’autant plus inquiète ; mais notre isolement à deux devint plus conscient par le fait que les deux pétulantes personnes aimaient à rester en arrière dans le sentier de la forêt, pour se donner plus librement des baisers, et, pendant que nous étions seuls, notre conversation était toujours entravée par le brûlant souvenir de l’incident. Finalement, nous fûmes tous les quatre contents d’être de nouveau dans le train : les autres dans le pressentiment du soir nuptial, et nous-mêmes parce que nous échappions à des situations aussi gênantes.
Le professeur et son amie nous accompagnèrent jusqu’à chez nous. Nous montâmes seuls l’escalier ; à peine dans la maison, je sentis de nouveau l’influence mystérieuse, troublante et passionnante de sa présence. « Que n’est-il revenu ! » pensai-je avec impatience. Et, en même temps, comme si elle eût lu sur mes lèvres ce soupir muet, elle dit : « Nous allons voir s’il est revenu. » Nous entrâmes ; l’appartement était vide ; dans sa chambre tout était solitaire. Inconsciemment ma sensibilité émue dessinait dans le fauteuil vide sa figure oppressée et tragique. Mais les feuilles blanches étaient là intactes, attendant comme moi. Alors la même amertume qu’avant me revint : « Pourquoi avait-il fui, pourquoi me laissait-il seul ? » Toujours plus violente la colère jalouse me montait à la gorge ; de nouveau bouillonnait sourdement en moi le désir trouble et insensé de faire contre lui quelque chose de méchant et de haineux.
La femme m’avait suivi. « Vous restez dîner ici, n’est-ce pas ? Aujourd’hui il ne faut pas que vous soyez seul. » Comment savait-elle que j’avais peur de la chambre vide, du grincement des marches de l’escalier, du souvenir que je ruminais ? Elle, elle devinait toujours tout en moi, chaque pensée même inexprimée, chaque mauvais dessein.
Une crainte me saisit, la crainte de moi-même et de la haine qui s’agitait confusément en moi. Je voulais refuser, mais je fus lâche et n’osai pas dire non.