Un matin d’été au Maroc, Casablanca, fin Août 2001. La rentrée littéraire française bat son plein également dans les librairies marocaines. L’héroïne de 18 ans achève ses vacances chez son père et vient d’acheter un nouveau livre au coin de la rue. Un livre qu’elle emmènera en France dans sa valise pour la rentrée universitaire.
Je me réveille en sursaut, le cœur battant, dans une pièce à la fois familière et étrangère. La lumière douce de l’aube filtre à travers les volets, dessinant des motifs délicats sur les murs blancs. La chambre, décorée simplement mais richement, dégage une légère odeur de « neuf » qui ajoute une touche d’étrangeté. J’ai l’impression bizarre de m’éveiller dans un magasin IKEA, ce qui me pousse à prendre une profonde inspiration pour calmer les battements de mon cœur.
Une vague de nostalgie m’envahit alors que je réalise où je suis : dans le nouvel appartement de mon père à Casablanca. Je passe mes vacances chez lui deux fois par an. Ces visites sont toujours des moments de retour sur moi-même, où je me reconnecte avec mes racines. Pourtant, cette reconnexion est souvent difficile car mon père conserve son caractère de courant d’air. C’est un homme aux semelles de vent. Il possède différentes résidences, mais celles-ci ne sont que des lieux de passage. Elles changent tout le temps et il n’y reste jamais longtemps.
La pièce est silencieuse, à l’exception du léger bruissement des feuilles d’un palmier à l’extérieur, agitées par une brise matinale. Les volets bougent doucement, laissant entrer des éclats de lumière dorée qui illuminent les objets de la chambre : une lampe marocaine en cuivre finement ciselé, un traditionnel miroir à fenêtres fermées en bois peint et une étagère remplie de livres aux couvertures neuves pour la décoration.
Je ressens un mélange d’émotions : la confusion de l’éveil soudain, la chaleur rassurante de la présence de mon père, et une pointe de tristesse en pensant à tout ce que j’ai laissé derrière moi. Quelque chose bouge derrière la cloison et une porte claque vers la salle de bain. Quelqu’un perturbe mon sommeil. Soudain, j’entends un claquement net et sonore. Je reconnais le bruit caractéristique du tapis de prière de mon père. Il se déroule d’un souffle d’air : « flapp ». Un regard au réveil : 5 h.
– Bon sang, il est tôt ! Ça pique les yeux !
La psalmodie de mon père continue, et je réalise que ce chant, que j’ai toujours connu, a un effet apaisant comme la pluie d’été. Le son répétitif et mélodieux de sa prière ressemble à une berceuse rassurante. Malgré l’heure matinale, cette familiarité me réconforte et m’aide à me détendre. C’est comme si, à travers ses prières, mon père me protégeait et m’offrait un sentiment de sécurité. Un sentiment assez précaire, assez bref et assez illusoire de sécurité. Un temps de répit. Le reste du temps, je vis toujours sur mes gardes, mais ces moments me rappellent pourquoi je reviens ici, pour retrouver cette paix intérieure et ce lien avec mes racines.
Je ferme les yeux un instant, laissant les souvenirs de mon enfance m’envahir. Les matins passés à écouter les prières de mon père, les moments de calme et de réflexion. Je me sens à la fois ancrée et flottante, comme si ces prières me reliaient à quelque chose de plus grand, de plus ancien que nous. C’est un retour aux sources, une reconnexion avec une partie de moi-même que je perds parfois de vue dans le tourbillon de la vie quotidienne en France.
Mon père retourne vers la religion en cas de doute existentiel, tandis que moi, je retourne vers le Maroc quand je m’interroge sur mon avenir. Bien sûr, mon père a essayé de consulter une psychanalyste pour sauver son premier mariage, mais après avoir répudié trois fois sa femme, il ne pouvait plus la reprendre. Il n’a pas osé avouer sa relation avec ma mère à sa psychanalyste parce qu’ils étaient du même milieu, une famille traditionnelle de Fès. Il craignait d’être dénoncé pour adultère, une situation illégale qui pouvait le conduire en prison. Finalement, il a envoyé trois lettres recommandées avec accusé de réception pour officialiser le divorce après l’échec de sa thérapie de couple.
Ma mère m’a raconté qu’il avait fini par frapper sa première épouse. Même si elle disait que cela ne la dérangeait pas d’être “la deuxième épouse”, je ne pouvais pas m’imaginer dans la situation de ma grand-mère éponyme, vivant dans une maison à trois étages avec une épouse à chaque étage. En cadeau, comme seul horizon, un homme qui passe chaque semaine pour donner la pension alimentaire sans même descendre de voiture. Il donne juste un coup de klaxon.
Mon père a grandi dans cette atmosphère de mépris et s’efforce aujourd’hui d’oublier ces humiliations en gagnant la fierté qu’il n’a jamais eue quand son père imposait sa loi. Ils étaient nombreux à n’avoir jamais accepté le dernier mariage du père. Son départ vers sa troisième épouse a signé la disgrâce de sa fratrie et de sa mère. Là aussi, la situation se trouvait illégale comme celle de mes parents vingt ans plus tard : le grand-père avait épousé une troisième épouse contre l’avis des deux existantes, ce qui est interdit. Il avait donc dû déménager car les trois femmes ne pouvaient pas vivre sous le même toit. Quand il avait quinze ans, il ne supportait plus ces coups de klaxon et ses enveloppes pleines de billets, et rêvait de le tuer.
Cependant, depuis que mon grand-père paternel est mort, mon père considère qu’il a été bien élevé ! Comme dit Brassens, “les morts sont tous des braves types”. Étonnamment, Papa ne maudit plus son paternel comme dans sa jeunesse. Il a eu un père absent — paraît-il — mais à présent qu’il est un homme, il lui ressemble. On admire ce que l’on a détesté. Aujourd’hui, nous sommes élevés comme lui : par l’absence et l’indifférence.
Je dis « nous » — mais j’ignore si je rencontrerai mes deux demi-frères, Mimed et Souleyey — pourtant je devine que mon père était plus présent pour eux quand il vivait avec sa première femme. Depuis le divorce de mon père avec sa première épouse, mes demi-frères vivent à Casablanca mais voient leur père aussi peu que moi.
Si j’étais vantarde, le décor de coupés sport, palmiers et avenues me donnerait envie de faire croire aux anciennes de l’école que je passe mes vacances à « Beverly Hills 90210 » comme dans la série à succès avec Dylan et Brenda. Cependant, je trouve que malgré la mention clinquante de l’or, l’adresse “2 angle rue Machin et Truc” ressemble tout de même à une parodie de la Californie originale. Je dois admettre aussi, que j’ai gravé l’adresse au stylo Bic en appuyant comme une forcenée tant j’ai cru que la carte postale ne passerait pas la douane. L’adresse en toc ressemblait à ces contrefaçons de sac griffés que des subsahariens vendent sur les boulevards de Naples en se volatilisant dès que la police arrive. Pourtant, trois semaines plus tard, ma carte postale postée avec angoisse Mergellina à Naples bien est arrivée à destination tout comme moi. J’avais des doutes au moment de jeter la carte dans l’inconnu d’une boîte aux lettres car je croyais bien qu’elle arriverait nulle part. Cependant, mon père l’a reçue hier tamponnée d’un visa des postes italiennes.
Contrairement aux personnes, les séries voyagent sans passeport. L’Occident possède son charme propre et nous séduit par les films et les images. Nous regardons les mêmes au Maroc ou en France. Il suffit d’avoir une parabole. Je repense aux images ringardes de Zorro ou de Starsky et Hutch comme au générique de la célèbre série Dallas.
Quand j’étais petite, la série Dallas était en vogue pour ses intrigues familiales et ses conflits d’affaires. Cette folie est passée comme d’autres, mais certaines habitudes ne changent pas. Quand il fait chaud, on se promène tard sur les fronts de mer de Naples ou de Casablanca. J’ai cru revoir une soirée pareille à celle de mon enfance sur la promenade de Naples cet été, seulement j’étais seule et libre. Je vivais la récompense d’un repos mérité après des journées trop chaudes, je voyais les vendeurs de glaces ou de graines de tournesol grillées, je comptais les amoureux enlacés sur la digue comme sur des bancs, je m’amusais des couples à chaque lampadaire, et je reconnaissais la vie que j’avais toujours connue. Celle qui reprend ses droits le soir après des après-midis planqués à l’ombre pour échapper à un cagnard suffoquant.
Dans mes souvenirs, je revois les filles souriantes qui ressemblaient à Pamela Ewing avec leurs talons en plastique transparent et leurs bikinis sexy sur les plages. En fond sonore, imaginez « Long is the Road » de Jean-Jacques Goldman. Les critiques parlaient encore de Goldman comme d’un “chanteur pour les pieds”, mais j’ai effectivement appris à marcher sur ce rythme qui tambourine dans ma tête ce matin comme le sang contre mes tempes.
J’ouvre la fenêtre de ma chambre depuis le deuxième étage de l’immeuble du « Pavillon d’or » : la nouvelle adresse... Au départ, je ne croyais pas à cette adresse comme aux autres bobards de mon père., Quand j’ai envoyé une carte postale de Naples à mon père il y a trois semaines, j’ai dû écrire « 2 angle rue X ou Y », 20170, Val d’Anfa. En effet, comme je l’ai constaté en arrivant, le nouvel appartement se situe bien à une intersection entre deux rues commerçantes. Ici, tout signifie que mon père a réussi. Il est fier car il se trouve au pied de la colline d’Anfa : « Pavillon d’or ». J’imagine qu’il doit se sentir un peu au pied de la colline de Beverly Hills.
Il est 5:00. C’est tard ou tôt, selon comment on l’entend. C’est l’heure où tout est possible et où tout s’imagine. Je repense à Naples puis je revois les enseignes colorées des plages de mon enfance qui se dressaient face aux flots puissants de l’Atlantique. Dans la chaleur nocturne d’Aïn Diab, les filles habillées comme Madonna période Recherche Susan désespérément riaient à gorge déployée devant l’embarras des soirées en club : Miami, Tropicana, Acapulco… et les lumières brillaient devant nos yeux à tous. Par la fenêtre, à la lueur des réverbères, j’entends une voiture qui passe en trombe dans les rues désertes. Est-ce un fou qui rentre de soirée ou bien un pressé qui se rend à l’aéroport ?
Quelqu’un passera la frontière de la vitesse ou celle des airs pendant que je passe celle du temps. Autrefois, alors que tout nous rappelait la Californie, la mode incitait les adultes à porter des santiags. Même le meilleur ami de mon père prenait des airs de Bobby Ewing depuis son “ranch” de Fès. En réalité, Khalid coopérait avec la Centrale Laitière Marocaine. Certes, il manquait toujours le pétrole au Maroc pendant ces années “fric”, mais seuls les Saoudiens et les Américains en avaient. Ici, il fallait faire semblant.
Pendant ce temps, mon père jouait les chercheurs d’or. Il disparaissait puis réapparaissait d’un côté à l’autre du détroit. Mon père passait Gibraltar comme Mo passe la frontière mexicaine dans sa série Netflix : en fraude. À son âge, mon père croyait que tout était possible. Il avait raison parce qu’à 20 ans, tout est possible.
Enfin, c’est vrai, tout est possible. Ce matin, je peux bien imaginer le ciel de Californie dessiner des doigts de rose alors que depuis ma fenêtre, rien ne bouge encore dans l’obscurité. L’air qui caresse ma peau pourrait être celui de Los Angeles, Marseille, Alger ou bien Naples. L’aube transpire une brume océanique poisseuse et l’humidité balaie les rues désertes. Dans le brouillard, un bruit rebondit contre les logos feutrés des franchises occidentales : Guess, Diesel, L’Aigle et… mes yeux se perdent au loin. Les buildings paraissent irréels, perdus dans les brumes.
– Welcome Fog matinal, tu m’avais manqué ! L’odeur salée de la ville sur l’océan ranime mes souvenirs d’enfant. Comprenant qu’il sera impossible de me rendormir, je profite d’un reste d’air frais pour lire. La température a baissé depuis hier mais il fait déjà au moins 25°.
Je saisis le dernier livre conseillé hier par la librairie du Val d’Anfa pour la rentrée littéraire française : Plateforme de Michel Houellebecq. J’ai déjà lu cet auteur. Voici le topo de son nouveau livre : un homme entre deux âges, ressemblant beaucoup au premier héros d’Extension du Domaine de la Lutte, décide de tout plaquer pour partir en Thaïlande après la mort de son père.
– Pourquoi la Thaïlande et pas la Malaisie, direz-vous ? – On l’ignore. N’importe quelle destination soldée aurait convenu.
À chaque réflexion, je tourne machinalement le bracelet d’acier à mon poignet. Évidemment, je réagis mal à cette lecture car je suis moi-même le fruit d’un départ pour une destination absurde. Ma mère est partie pour des vacances vers des cieux toujours bleus. Le vendeur de paratonnerre de la chanson de Brassens aurait ajouté « des pays imbéciles où jamais il ne pleut ». Cependant, en chemin, elle a croisé mon père, une rencontre de voyage dont elle est tombée amoureuse. Un coup de foudre sous le ciel bleu. Quelque chose de niais.
Pendant que j’y pense, les ombres de la lampe jouent des formes mouvantes sur les murs comme une lanterne magique qui éclaire le titre du nouveau livre que j’ai dans les mains : Plateforme. Moi, je ne suis pas crédule comme les adultes. Je ne m’écraserai pas comme Michel, Valérie ou Monique car je ne m’attends à rien à vrai dire. Il est difficile de décevoir quelqu’un qui ne s’attend à rien. Je considère la couverture du livre que je tiens entre les mains : Plateforme. En fait, j’ignore pourquoi ce titre. À mon avis, Plateforme parle de sommets et de descentes ou de hauts et de bas. Comme tout le monde, j’ai une opinion sur les titres de livres ou sur les sommets : pour moi, la question n’est pas de se hisser au sommet, mais de savoir comment en redescendre. Avant même de lire le livre, je me forge malgré tout une petite idée dessus.
Les sommets, que pourrais-je en dire ? Une multitude de chats grimpeurs d’arbres sont confrontés au problème de la descente une fois au faîte d’un toit, mais quand il s’agit des humains, il est impossible d’appeler les pompiers pour leur venir en aide quand ils se trouvent « trop haut perchés ». Alors, on les envoie chez des psy en leur disant de ne pas trop penser. C’est facile de ne pas trop penser, il suffit d’ignorer les questions matinales devant le miroir. Bref, pour redescendre d’une plateforme trop haute, il existe deux solutions : soit on s’élance vers l’inconnu, soit on accepte une descente ridicule le long d’un tronc d’arbre.
De la même façon, si ma mère occidentale a sauté avec facilité dans un avion pour changer d’air, moi, je trébuche avec difficulté sur un quotidien marocain que je déchiffre à peine. Pour ma part, j’ai choisi le ridicule et la difficulté. Il y a ceux qui sautent le pas et ceux qui trébuchent en redescendant. J’appartiens à la deuxième catégorie.
Mes parents ont assez fait de conneries pour trois et je n’ai plus de marge de manœuvre pour faire les miennes. Si je jouais un rôle dans ce roman Plateforme, je serais l’accident de parcours d’une occidentale comme Valérie. Ma mère ressemble un peu au personnage de Valérie, mais en plus fleur bleue. Le genre à arrêter une carrière universitaire pour un amour de vacances. Cependant, ma mère ne s’appelle pas Valérie, mais Monique. Monique semble rongée par la certitude que le monde lui appartient et qu’elle peut le parcourir sans danger. Elle pense naïvement, comme Michel, que sa culture est universelle. Elle est prête à sauter le pas depuis sa plateforme aéroportuaise et à s’écraser sur la réalité quotidienne.
Dans l’histoire de Plateforme, Michel croit que son père a été tué par un « musulman jaloux » qu’un « Français » déshonore sa sœur. Si Houellebecq avait écrit ma réalité, ce serait plutôt mon oncle Maurice qui aurait tué ma mère Monique car il jugeait qu’elle avait déshonoré la famille en couchant avec « un Arabe ». Plutôt que d’envisager la mort de son père comme un crime passionnel, Michel s’enferme dans sa « phobie » des « musulmans », un peu comme mon oncle Maurice avec mon père qui représente pour lui « tous les musulmans ». Je pourrais trouver une excuse à mon oncle Maurice : la peur. En effet, Maurice est rentré traumatisé par la guerre d’Algérie. Mais quelle excuse trouvera-t-on à Michel pour penser comme un tradi ?
À ce moment précis, je soupire en pensant : – Quel pauvre type, ce Michel !
Le temps ondoie dans la brume matinale entre chien et loup jusqu’à l’appel du muezzin. Lorsque j’entends cette belle voix vibrante, mon père a déjà pris ses clefs de voiture pour partir à la grande Mosquée qui repose face à l’Atlantique comme le « trône sur l’eau » qu’Hassan II avait voulu en pensant à une Sourate. Il va prier et il en a besoin.
Mon père me semble particulièrement stressé en ce moment. Peut-être que prier seul ne suffit pas. Il a besoin de se relier aux autres. La religion doit relier les hommes normalement, il doit éprouver des difficultés à s’y retrouver seul. Lors de sa dernière crise existentielle, il est parti faire un pèlerinage et il était rentré des sables plus équilibré et entièrement ragaillardi. Mieux dans ses baskets. Peut-être devrait-il faire un mini pèlerinage facultatif, une Omra ?
Ce serait plus simple que d’essayer de faire partie des quotas de ceux qui sont autorisés à partir en pèlerinage pour l’année.
Je reconnais la voix du muezzin mais ce n’est pas celle de mon enfance. C’est comme ces voix familières qui ne sont ni jamais les mêmes ni jamais une autre. Tous les muezzins n’ont pas la même voix et celui-là psalmodie magnifiquement l’Adan. Il répète quatre fois que Dieu est grand puis l’appel suit. La rue s’agite déjà et le trafic devient dense de minute en minute. Les crieurs de rue poussent la réclame.
À ce moment, je regarde la fibule d’or à mon bracelet. Il danse entre les ombres géométriques de ma lampe marocaine qui s’effacent avec l’aurore. Les murs de ma chambre me manquent alors que mon cœur se serre. Je promène un nuage de pluie alors qu’on annonce un jour de canicule.
– Ne me malmenez pas aujourd’hui, je pense à toutes les vies que je n’aurais pas ici.
Je referme le livre que j’ai pris à la bibliothèque de Val d’Anfa hier, mais je le ramènerai en France. Michel Houellebecq pourra rester dans ma bibliothèque tout simplement parce qu’il écrit bien même s’il pense mal. Un peu comme mes parents. Quand mon meilleur ami me demandera mon avis, je lui dirai que j’aime les héros cyniques qui ressemblent à Chandler Bing dans Friends. Avouez-le, vous avez peut-être vous aussi un ami dépressif et phobique qui lance des blagues nulles. Cependant, même avec le caractère bizarre que j’ai qui fait penser à celui de Phoebe, je ne laisserais jamais tomber un ami comme Chandler. J’attends seulement que Chandler-Michel aille mieux.
Malheureusement, entre 1994 et 2001, les héros de ses livres semblent suffisamment déprimés pour devenir déprimants mais pas assez pour changer de façon de penser. Ça devient un peu lourd quand même.
– Le plus grand écrivain de cette décennie 90-2000 ?
– Houellebecq, hélas.
Il écrit bien ce mec. Je sors mon carnet de voyage pour noter cette réflexion.
En France, environ 4 jours plus tard. Nous sommes début septembre 2001. Il est presque 6 h du matin. L’héroïne vient de rentrer d’un séjour chez son père au Maroc et ses valises sont encore ouvertes. Elle doit s'inscrire à l'Université le jour même avec son meilleur ami car ils vont partager le même appartement.
En ouvrant les volets de mon appartement au premier étage, je suis accueillie par un vacarme de klaxons digne du rond-point Mers-Sultan à l’heure de pointe. Ce n’est pas le chaos de Casablanca pourtant. Des déménageurs s’affairent sous mes fenêtres, leurs voix et leurs pas résonnent dans la rue. Tiens ! Il a plu cette nuit et l’odeur rassurante de pétrichor emplit mes poumons. Cela me rappelle la forêt de Bouskoura après la pluie. La fraîcheur des gouttes sur ma peau est agréable, mais quelqu’un en veut à mon sommeil. Alors que j’explore cette sensation, un bruit soudain me ramène à la réalité.
Un camion brise le silence en claquant comme une rafale de mitraillette. Mon rêve meurt sous le hayon automatique des déménageurs. J’entends un porteur qui hurle sous ma fenêtre en s’emportant contre un conducteur qui abaisse la vitre. Les cloches de l’église Saint-Pierre sonnent 6 heures.
– Bon sang, il est tôt ! Ça pique les yeux ! Impossible de me rendormir. Incapable de retrouver le sommeil, je décide de changer de stratégie. Pour échapper au vacarme extérieur, je me réfugierai dans ma bulle. J’allumerai ma lampe de chevet pour replonger dans le livre que j’avais lu adolescente sans vraiment comprendre. Extension du domaine de la lutte. Un nouveau livre du même auteur vient de sortir et à la réflexion, je crains d’être passée à côté du premier.
Alors que je ferme les rideaux, je croise le regard d’un déménageur. L’homme me toise d’un air bizarre. Il me fait penser à mon ancien voisin. Beurk. Je me souviens de ce vieux qui regardait mes seins d’adolescente tout en me prenant pour une idiote. J’avais sorti un magazine sous son nez en retirant le courrier, comme pour lui tirer la langue. En gros s’afficher : « Treize raisons de ne pas coucher ». À 18 ans, les quelques certitudes que j’ai, je les dois au magazine 20 Ans. Grâce à ses articles décalés, j’ai compris que je n’avais pas besoin d’un homme dans ma vie, même si j’étais « belle et seule ». J’avais plutôt besoin d’une théière, et mon meilleur ami était d’accord. Quand j’avais 14 ans, la rédaction de ce mensuel m’a aussi convaincue que Houellebecq était l’écrivain capable de capturer l’essence de notre fin de siècle. Voilà comment j’ai acheté ce livre.
Voilà le topo si vous ne l’avez pas lu : lors d’une soirée d’entreprise, une cadre dynamique tente un strip-tease devant ses collègues. Le héros, témoin de la scène, trouve cela absurde car il sait qu’elle « ne couche jamais avec personne ».
Je m’arrête sur ce début de roman qui avait forcé mon admiration quand j’étais plus jeune, bien plus jeune qu’aujourd’hui. À présent que je suis adulte, je m’insurge contre ce que je lis. Quelque chose me déplaît profondément. Le héros prend pour une parade nuptiale une tentative désespérée d’attirer l’attention. La fille au strip-tease semble aussi perdue que celui qui la regarde. Pourtant, il ne se traite pas de connard alors qu’il la traite de connasse.
Un doute m’envahit. Le passage est bien écrit, certes. Mais si le héros si spirituel traitait tout simplement sa collègue d’allumeuse comme un gros macho ? Mon horizon littéraire se couvre de nuages noirs. Qu’est-ce qui avait bien pu me faire rire dans cette scène il y a 4 ans ?
Au départ, j’avais trouvé que cette fille qui se déshabillait dans le livre ressemblait à la “Stupid Girl” chantée par Garbage. Je connaissais les paroles par cœur. La chanteuse parlait d’une fille stupide qui fait semblant d’être ce qu’elle n’est pas. Les filles populaires de ma classe ressemblaient à cette fille. En les regardant faire des mines devant des mecs qui faisaient semblant d’y croire, je me répétais les paroles : « Fille stupide, je ne peux pas croire que tu fasses semblant ! ».
Extension du domaine de la lutte, voilà le livre dont tout le monde parlait dans la librairie à côté de chez moi et à la radio. Dans une interview, 20 Ans avait demandé l’avis de l’auteur « phare » sur la mannequin qui posait en couverture. J’avais adoré la réplique lapidaire de Michel Houellebecq : « nubile ». J’avais reconnu la réplique du gars qui n’en avait rien à faire de la question. Évidemment, d’emblée, j’avais adoré parce que ça ressemblait aux provocations typiques que je pouvais réaliser : j’avais cru me faire un copain. C’est bien vu, je trouve, car une question aussi idiote sur le physique d’un top model ne mérite ni une phrase ni un déterminant. Alors, j’avais explosé de rire comme à une blague dans Friends, mais j’étais un peu gamine…
Jusqu’alors, je me croyais aussi maligne que l’écrivain à pouvoir rire de tout, mais à présent que j’ai 19 ans, je vois les choses différemment. Déclarer qu’une femme est « nubile » n’est pas anodin. Cela revient à dire, comme le ferait ma grand-mère, « qu’elle est bonne à marier ». Cependant, ma grand-mère est née en 1910, elle a une excuse. Mais quelle excuse trouvera-t-on à un homme né après-guerre pour parler comme un tradi ? Si tous les hommes d’esprit pensent comme l’écrivain, alors ils pensent comme mon père, et là je suis mal barrée pour la suite de ma vie.
J’atteins la majorité et mon père insiste sur le mariage. La virginité avant le mariage. Pendant ce temps, les mecs insistent pour que je m’envoie en l’air. Le héros et mon père ont des cultures différentes, mais ils voient les femmes de la même manière : comme des objets de plaisir ou de procréation. Quelle est la différence entre Abdel-Nacer et Michel ? L’un vit en France et l’autre au Maroc. Ça tient à peu de chose finalement. Un lieu les sépare mais ils en font un monde. L’absence de respect pour les femmes devrait les mettre d’accord.
À chaque réflexion, je tourne sur mon poignet un câble en acier auquel est attachée une fibule d’or. C’était un cadeau de Papa pour mon 10ème anniversaire. Pourtant, chaque fois qu’il me parle de mariage, je sens un rideau de fer invisible s’abattre sur mon cœur. De mon côté, j’ai toujours gardé ce bracelet sur moi car je crois qu’il me protège lors de mes aventures. Une chose est sûre : je ne renoncerai jamais à ma liberté de mouvement. Alors que l’aube éclaire la fibule, j’imagine que mon père pense à moi en ce moment même, alors qu’il prie avant le lever du soleil. Peut-être se trouve-t-il à ce moment même à la grande mosquée Hassan II, à 2000 kilomètres d’ici.
Ces souvenirs me rappellent à quel point la relation avec mon père est inclassable et singulière… à l’image de l’histoire de mes parents. Malgré tout ce qui nous sépare, une douceur s’étend dans mon cœur à la pensée de ce que j’ai perdu quand ma mère est rentrée en France. Le Maroc me manque. Mon père un peu moins. Il n’a que 20 ans de plus que moi. Le même âge que Daniel et Valérie en bref.
– Ai-je des leçons à recevoir d’un ancien fêtard qui me rappelle à l’ordre dans mon train de retour pour Paris ? – Ne deviens pas comme ta mère, ne gâche pas ta vie.
Mon père croit que je devrais me marier avant la date de péremption – 25 ans – pour garantir mon avenir, mais moi, je rêve de liberté et d’aventures.
AE. Myriam 2024
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