La période COVID a perturbé la vie de milliers de personnes de tout âge, de toute nationalité, de toute confession. Elle a agi comme un bâton placé par le destin, Dieu, la faute à pas de chance, le complot, les singes, les chinois, les voyageurs, que sais-je encore, dans la roue de nos vies. Cette saleté de virus a bouleversé la vie de l’humanité. Les parents se sont improvisés professeurs, la scolarité de nos gosses en a pâti, on a abandonné nos aînés, on a laissé nos morts partir tout seuls, la violence conjugale s’est décuplée. L’humanité entière a subi.
Comment ramener ce fléau à ma petite personne sans faire preuve d’égocentrisme ? Quand j’exporte ma réflexion à la dimension universelle de mon premier paragraphe, je me dis que je fais partie des chanceux qui sont restés en vie, qui ont vécu confinés certes, mais pas dans un lit d’hôpital ou dans un cercueil.
Quand bien même, la COVID a changé le cours de la vie du quidam que je suis.
J’ai obtenu mon C.A.P de pâtissier en 2010 en Touraine et après avoir travaillé pendant six ans dans une boutique célèbre, spécialisée dans les macarons à Paris, j’ai opté pour un retour aux sources en créant mon propre commerce dans ma région d’origine. Pâtisser était une véritable passion depuis toujours et en faire mon métier était une évidence. Enfant, gourmand des mets délicieux concoctés par ma mère, tout me plaisait dans sa cuisine traditionnelle familiale : de son bœuf bourguignon mijoté pendant des heures à ses ravioles au fromage maison, héritage franco-italien de ses parents. Mais ce qui ravissait par-dessus tout mes papilles d’enfant, était la dégustation de ses Saint-Honorés, recette transmise dans la famille de mères en filles et dessert prisé par tout le quartier. Le dimanche, j’assistais avec bonheur à la confection de ce gâteau fabuleux dont nous nous délections en fin de repas ma sœur, mon père et moi. En lisant sur le visage de papa, une dévotion comparable à celle que je décryptais sur celui des paroissiens pendant l’office, je me disais que le péché de la gourmandise n’était sûrement pas si capital que cela. Néanmoins, je gardais ces pensées intimes pour moi, sachant que mon père, italien et très croyant, aurait été troublé par mon analyse. M’aurait-il laissé l’exprimer ? Je ne pense pas.
Toujours est-il que fille ou pas, devant mon intérêt évident pour la pâtisserie, ma mère décida de m’intégrer dans son projet de transmission.
- Gianni, mon fils, je vais te révéler tous mes secrets.
C’est ainsi que le dimanche matin avant la messe, je me retrouvais les manches retroussées, attifé d’un tablier bien trop grand pour moi, devant culs de poules, fouets, chinois alignés sur la gauche du plan de travail en chêne. À droite étaient disposés les ingrédients dont nous avions besoin pour la recette en question : farine, œufs, lait, crème, sucre, vanille et autres apports nécessaires à l’élaboration de la pâte, de la crème diplomate, du caramel et du craquelin. C’était un vrai cérémonial et naquit entre ma mère et moi, une incroyable complicité qui dura jusqu’à sa mort durant la pandémie justement. Avant de disparaître, elle eut la joie de vivre mon installation en 2017 dans ma jolie pâtisserie « Jeanne-Honoré », baptisée ainsi en son honneur et celui du gâteau mythique. Trois années de bonheur, trois années de partage avec une clientèle fidélisée autour d’un Saint-Honoré maison, décliné soit en modèle familial soit en portions individuelles. Le dimanche matin, la queue s’étirait devant la porte d’entrée de la boutique et j’avais même aménagé une sortie extérieure pour faciliter le flux. Les gens faisaient connaissance dans la file d’attente et repartaient parfois ensemble, tenant par un ruban rose vif, une boite cartonnée blanche, estampillée J H en lettres calligraphiées dorées, à l’intérieur de laquelle j’avais posé délicatement et avec amour, le dessert convoité.
J'avais conservé ma gourmandise d’antan et lorsque je pâtissais, j’avais beau maîtriser les proportions sur le bout des doigts, je goûtais toujours ma préparation et chaque fois, je prenais un plaisir intense à déguster ma pâtisserie.
Et puis 2020 arriva et avec 2020 la COVID arriva.
Avec le virus, le confinement arriva et les gens partirent.
Un jour, le virus arriva dans mon organisme et mon goût partit.
Mais ne revint plus.
Ma mère partie elle aussi, mon gout disparu et tout plaisir de ma vie par la même occasion, je vendis ma boutique et m’enfonçai quelques temps entre déprime et amertume. J’avais consacré ma vie à la pâtisserie et je me retrouvais seul sans rien d’autre qu’une somme coquette issue de mon héritage et de la vente de mon magasin. Je fis le tour de ma dépression avec heureusement dans les veines, un fond de combattivité familiale. J’entendis, du fond de ma tristesse, maman me souffler « Tu ne vas tout de même pas te laisser abattre, mon fils ! Relève la tête ! » Derrière elle, je voyais le regard de papa quand il engloutissait avec fierté sa part de Saint-Honoré.
Cette vision, cette voix, furent un choc radical qui me poussa à donner un coup de pied dans le fond du trou d’eau dans lequel j’étais en train de me noyer. Ce plaisir, cette gourmandise qui avaient déserté mes papilles, j’allais dorénavant la vivre par procuration. On vit beaucoup de choses par procuration, la paternité, la joie… En fait la démarche intellectuelle est de vivre grâce à l’autre. Je souffrais d’agueusie, soit, et alors ? Donnerais-je moins de plaisir pour autant ?
Je sentis une grande claque dans mon dos et un baiser dans mon cou. Vendu ! j’allais vivre ma gourmandise à travers celle des autres. J’inverserai la tendance et je m’adapterai.
Cette décision prise, tout fut facile. Je n’avais plus de boutique et donc plus de clientèle. Dont acte, c’est moi qui irai à sa rencontre. Je décidai d’acheter un food truck pâtissier, ce camion ambulant équipé en cuisine qui s’établit par intermittence sur les places des communes. L’envie fait des miracles, je dénichai le véhicule idéal, le fit repeindre couleur « cup cakes » en rose et vert en y apposant sur le flanc, son nom de toujours « Jeanne Honoré ». Le temps d’obtenir les autorisations nécessaires, je me projetai en imprimant des flyers appétissants avec promesse d’une gourmandise offerte aux 50 premiers clients.
Dès le lancement de ma nouvelle affaire, je sus qu’elle fonctionnerait. Je fus même surpris de retrouver des anciens afficionados de mes Saints Honorés. Déclinés en individuels, ils étaIent superbement appétissants dans leur corole de papier crépon aux couleurs de l’entreprise. Les clients pouvaient les déguster directement installés sur des chaises pliantes disposés autour de petites tables pliantes aux mêmes couleurs. Là, je m’adonnais sans vergogne à la gourmandise de les voir déguster mes gâteaux avec délectation. J’éprouvais un plaisir quasi jouissif à les voir déglutir en fermant les yeux. Je pouvais ressentir le goût de ma pâtisserie à travers leurs papilles et sentir la pâte à choux fourrée de crème vanille, cheminer lentement le long de leur œsophage.Je renaissais au sens littéral du terme..
Je rencontrai Camille, un dimanche à 11h35 exactement. Elle était belle, elle était joyeuse, elle était gourmande elle aussi et quand arriva son tour, elle passa sa commande en rougissant.
— Ils ont l’air si appétissants que j’en prends deux s’il vous plaît.
Elle s’installa sur la chaise rose, posa ses gâteaux sur la table verte, les admira en souriant avant d’en prendre un délicatement entre son pouce et son index et de mordre à pleines dents dedans. Elle tourna la tête vers moi. Un peu de crème diplomate avait glissé sur ses lèvres et j’eus aussitôt envie de l’embrasser. Le deuxième Saint Honoré fut engouffré avec le même bien-être évident.
Elle revint en fin de soirée, ses yeux brillaient toujours d’un éclat joyeux. Je lui offris un nouveau gâteau qu’elle croqua avec la même gourmandise. Moi c’est de sa bouche dont j’étais gourmand, elle le comprit et me devança. Le miracle s’accomplit instantanément.
Son baiser avait goût de caramel et de craquelin …