Le Bruit venu du rêve

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Le Bruit venu du rêve

 

Paris & Narbonne, 1982 — récit de Michel T.

Il y a des années qui glissent sur la vie comme une pluie tiède. Et puis il y en a d’autres qui la fendent.1982 a été l’une de celles-là.

Je vivais à Paris, encore hésitant entre ce que j’étais et ce que je devais devenir.
À cette époque, tout me semblait possible, mais rien n’avait encore trouvé sa place.

J’étais jeune, simple, avec mes habitudes, mes manières pas toujours polies, et cette curiosité un peu sauvage qui me poussait toujours vers des gens qui n’étaient pas du même monde que moi.

C’est ainsi que je suis entré dans ce cercle de bourgeois proustien.

Je dis “proustien” parce qu’autrement, je ne sais pas comment les décrire.

Ils parlaient avec une élégance que j’enviais sans jalousie : des phrases longues, des respirations lentes, des gestes de mains délicats, des regards très pausés. Ils se vouvoyaient entre eux, parfois même entre amis de trente ans. C’est étrange comme un vouvoiement peut donner de la distance tout en créant un lien. Je n’étais pas à ma place, et pourtant j’y étais très bien. Je ne jouais pas à être quelqu’un d’autre. J’étais simplement moi, spectateur de leur théâtre quotidien.

 

Les Voyantes du Jeudi

Un soir, l’un d’eux m’a dit, en mettant son manteau :

« Michel, ce soir, je vous emmène ailleurs. »

Ce “ailleurs”, c’était une salle banale, aux murs ternes, éclairée par des néons trop blancs. On y venait pour parler aux morts. Pas de grandes pancartes, pas de publicité. Juste trois voyantes âgées, assises derrière un bureau couvert de photos, bijoux, chapelets, lettres pliées. À l’entrée, un panier où l’on déposait 50 centimes. Aujourd’hui, le monde aurait mis 50 euros sans sourciller. Mais là, il y avait une humilité, une simplicité presque sacrée.

Les voyantes prenaient tour tour un objet, une photo, un bijou. Leurs mains ne choisissait pas, elle était guidées. 

— Qui a déposé cette montre ?

— A qui est cette photo  ?

— A qui appartient ce bijou ?

—Ou juste on me donne Catherine ! Y a-t-il une Catherine ?

Je les observais, fasciné.

Elles ne choisissaient rien : Elles étaient guidées par l'invisible ! 

Les gens répondaient en pleurant doucement, en hochant la tête, en respirant pour la première fois depuis longtemps. C'était des gens qui souffraient, qui avaient une douleur ou des problèmes de santé. 

Moi, je me mettais toujours tout au fond. J’avais peur qu’elles “voient” quelque chose pour moi. Je n’étais pas là pour recevoir, j’étais là pour regarder.

La scène irréelle

Un soir, la voyante du milieu, une petite femme au chignon gris, mains tremblantes, prend une photo.

Elle pâlit.

Elle dit qu’elle sent l’âme d’une personne morte dans d’immenses souffrances. Et elle perle d'elle à la personne concernée dans la salle. C'était douloureux à entendre,  elle voulait se réincarner en elle. Elle dit qu’elle n’arrive pas à fermer la porte. La voyante souffre et  soudain, elle se met à uriner, sans pouvoir se retenir. Comme si l’incontinence du mort lui traversait le corps.

Personne n’a ri. Personne n’a crié. Nous étions ébahis, frissonnants. Tout le monde a compris que quelque chose se passait, quelque chose qu’on n’a pas les mots pour ranger dans une case. Elle a réussi à chasser l’âme, puis s’est laissée tomber dans son fauteuil et s'est reposée et n'est pas revenue à la table. 

J’ai senti la salle entière retenir un souffle.

“On me donne Michel…”

Je suis retourné encore deux fois. La troisième, je me suis mis encore plus loin dans le fond. Je me disais : “Une séance tranquille, sans rien pour moi.”

Le voyant a levé la main, très lentement, comme s’il écrivait en l’air :

— On me donne Michel… Y a-t-il un Michel ?

J’ai levé le doigt, comme un écolier surpris.

Il m’a décrit mon passé, mes douleurs, mes silences.

Il m’a dit :

— Vous avez fait quelque chose que vous ne vous pardonnerez jamais. J’ai eu un frisson, un vrai. Puis il a dit :
— On me donne Jean-Charles. Encore Jean-Charles. À cette époque, je ne connaissais aucun Jean-Charles.

Et surtout…

Jean-Charles n’était pas un prénom commun. Le voyant aurait pu dire Philippe, David, Christophe… l’un de ces prénoms qu’on croise trois fois dans une journée.

Mais non.

Il a dit Jean-Charles.

Et il l’a répété une dizaine de fois puis sa voyance s'est arrêtée pour moi en disant 

—Michel, Jean-Charles est une rencontre à venir C’était en janvier.

 

Le Mas de la Berchère — Juillet

Six mois plus tard, en vacances à Narbonne Plage avec ma sœur et un ami, je sors seul le premier soir. J’ai toujours aimé observer les endroits où on n’attend personne. Je tombe sur une discothèque gay, Le Mas de la Berchère.

Une ambiance joyeuse, vibrante, humaine.

Spectacle de travestis, dinner-spectacle, des corps qui rient, des vielles chansons.

Le spectacle était présenté par Giorgio du Paradis Latin à Paris que je connaissais de vue. Puis après le show c'était place à la danse dans la discothèque juste à côté du petit théâtre. 

Dans ma poche, une cassette d’un futur tube que j’ai en avant-première car je faisais de l'import export à Paris et nous recevions des tubes en avant-première et j'avais enregistré celui-là pour la voiture 

Je la présente au DJ, il l'écoute et il aime 

Il la met. La salle s’enflamme.

On se présente.

Moi :

— Michel.

Lui :

— Jean-Charles.

J’ai senti quelque chose se déplacer en moi. Une lumière, un frôlement. Le prénom annoncé six mois plus tôt venait de tomber devant moi, vivant, souriant et je n’ai pas fait le rapprochement du tout, rien, absolument rien ! 

Jean-Charles…

Un prénom rare.

Un prénom qu’on ne tire pas au hasard.

Un prénom qui n’a rien à voir avec la statistique.

Nous nous sommes plu immédiatement.

On a ri, parlé, puis on est rentrés ensemble.

Une nuit douce, simple, sans lourdeur.

 

Le bruit

Je dors, profondément.

Je rêve de ma voiture.

Un bruit m’agace : l’aiguille du compteur qui tremble et tape contre le verre du tableau de bord 

Tac. Tac. Tac. Tac.

Dans mon rêve, le bruit devient plus fort et de plus en plus fort.

Et soudain… il sort de mon rêve. Le bruit résonne dans la chambre, physiquement, comme si ma voiture était garée devant le lit.

Jean-Charles sursaute, se redresse :

— Qu’est-ce que c’est ? Qu'est qu'il se passe ? Qu'est-ce que c’est ?Je me réveille net. J’entends le bruit moi aussi un court un instant, une demie seconde 

Puis tout s’arrête.

Le silence revient.

Mais un silence étrange, comme après un passage.

Je viens de réaliser ! Le voyant ! Jean-Charles ! 

Je lui dis :

— Ne t’inquiète pas. Demain, tu entendras le vrai bruit.

Je te le ferai entendre. J’étais entrain de rêver de ça. 

 

Le lendemain, on prend ma voiture et je lui explique l'histoire du voyant ! Il me croit 

Je démarre.

L’aiguille tremble et tape contre le verre du tableau de bord.

Tac. Tac. Tac.

Jean-Charles pâlit :

— Mais… c’est EXACTEMENT le bruit de cette nuit qui m’a fait sursauter !

C’est exactement ce que j’ai entendu dans la chambre !

Dans cette discothèque, il y avait même un deuxième Jean-Charles, le patron.

Deux Jean-Charles dans un seul lieu, un seul soir.

Pour un prénom rare.

Pour un prénom annoncé.

Ce soir-là, nous avons compris que la vie, parfois, glisse un fil invisible entre les jours.

Et le bruit, sorti de mon rêve, en faisait partie.

 

Jean-Charles, l’été et la distance

 

Suite du récit — 1982–1983

L’amour arrive souvent comme une surprise, mais dans mon cas, il est venu comme un signe.

Un prénom rare annoncé dans une salle de voyance, un bruit de rêve devenu réel, un regard dans une discothèque gay du Sud : tout semblait pousser dans la même direction.

À Narbonne Plage, pendant ces quinze jours, nous étions devenus inséparables.

Chaque soir, après la plage, nous retournions au Mas de la Berchère avec ma sœur et Manu, mon ami.

Le destin avait décidé d’être généreux cet été-là : eux aussi avaient rencontré quelqu’un. L’air du Sud devait contenir quelque chose que Paris oublie parfois : l’accueil des possibles.

Jean-Charles et moi tombions amoureux sans nous poser de questions.

C’était simple.

Naturel.

Sans stratégie, sans complications, sans discussions interminables.

Une évidence douce.

Les parents à Toulouse

Au retour, nous décidons de passer par Toulouse.

Sa famille y vivait.

Nous nous arrêtons chez ses parents, dans cette maison où tout avait l’odeur de l’enfance et des habitudes. Jean-Charles nous avait invité à passer. 

Je me souviens très bien de son frère et de sa belle-sœur.

C’est sa belle-sœur qui m’a pris légèrement à part, entre le couloir et le salon.

Elle m’a dit doucement, comme pour ne pas me blesser :

« Michel… n’attends rien.

La mère de Jean-Charles a élevé ses enfants pour les garder.

Elle ne les laissera jamais partir. »

Cette phrase est restée accrochée en moi comme une épingle.

Je ne savais pas encore à quel point elle disait vrai.

Le trajet du retour : les larmes

Nous sommes repartis en voiture, ma sœur, mon ami Manu et moi, avec ce bruit d’aiguille qui tapait encore contre le verre, comme un rappel du rêve, comme un rappel de lui.

J’étais épuisé.

Et je pleurais.

Je pleurais presque sans interruption, tout le long du trajet.

Une tristesse mêlée de beauté : la tristesse de quitter quelqu’un qu’on aime, la beauté de l’avoir rencontré.

Je lui avais promis :

— Dès que j’ai un week-end, je viens.

Et c’était vrai.

Je ne mens jamais sur l’amour.

Les vols du vendredi soir

À Paris, j’ai raconté l’histoire à mes collègues de l’hôtel où je travaillais, et surtout à Sophie, ma vraie amie, celle qui croyait en ces choses-là, en l’invisible, en la vie intérieure.

Elle m’écoutait avec cette façon de hocher la tête qui veut dire : « Je te crois parce que je te connais. »

Dès le week-end suivant, je suis redescendu.

Je prenais l’avion le vendredi soir, Paris–Perpignan.

Jean-Charles venait me chercher.

Et le week-end nous appartenait.

C’était devenu ma routine.

Une routine heureuse.

Il avait une Triumph décapotable, une TR4 ou TR6, une voiture anglaise magnifique, bruyante, élégante, un peu sauvage, comme lui.

Nous roulions doucement sur les routes du Sud, les cheveux dans le vent, sans dire grand-chose.

Le silence fait partie de l’amour.

 

Le week-end à Londres

 

Un jour, c’est lui qui est monté à Paris.

Nous avons pris un week-end et nous sommes allés à Londres ensemble.

Je revois encore le trajet dans ma R5 avec l’aiguille qui tape, le ferry puis les rues grises, le bruit des bus, et cette sensation d’être deux jeunes hommes qui s’aiment, loin de tout, juste pour eux.

Ces moments-là sont gravés dans la mémoire comme des diapositives qu’on ne lave jamais.

 

L’estompe

Mais la distance a commencé à se glisser entre nous.

Pas brutalement.

Pas méchamment.

Juste comme un vent léger qui change de direction.

Lui ne quitterait jamais Narbonne, Toulouse.

Sa famille, sa mère, ses habitudes, sa vie étaient là.

Moi, je ne pouvais pas quitter Paris.

Ma vie professionnelle, mes projets, tout ce que j’étais en train de construire.

Et puis, petit à petit, les allers-retours devenaient lourds.

L’amour n’a pas disparu : il s’est estompé, comme une lumière qui se tamise.

Un jour, nous avons compris.

Pas besoin de discussion, pas besoin de scène, pas besoin de drame.

Nous savions que l’histoire se terminait doucement, sans haine, sans reproche.

 

La trace

Ce que je garde de Jean-Charles, c’est un sourire, un été, un prénom annoncé, un bruit venu d’un rêve, des routes du Sud en Triumph décapotable, un week-end à Londres, des regards qui ne s’oublient pas. Une belle année ensemble mais à distence.

Et le voyant, en Janvier ! Juste incroyable ! 

Et l’idée que parfois, l’amour ne vient pas pour durer.

Il vient pour dire quelque chose, pour ouvrir une porte, pour laisser une trace.

Une trace qui, chez moi, brille encore.


Publié le 02/12/2025 / 2 lectures
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