Entre hôtes et convives, les politesses rituelles doucereuses allaient bon train. Mais pourquoi les anciens, se connaissant depuis toujours, faisaient-ils encore tant de manières entre eux ? Peut-être parce que c’était inscrit dans leurs convenances qu’ils n’avaient pas pour habitude de remettre en question. Et d’ailleurs, pourquoi faudrait-il toujours tout remettre en question ? Les certitudes trempées de ma grand-mère, bien possiblement parfois erronées, lui furent précieuses durant sa vie entière. C’est sans le moindre doute que toujours elle fonçait et en fonçant sans douter, qu’elle pouvait réaliser des choses irréalisables. Elle parvint à aller bien plus loin qu’où auraient été ceux qui tournent sept fois leur langue dans leur bouche. Quand Mémé faisait, elle ne le faisait pas que d’une fesse parce qu’elle était sûre de la légitimité de son entreprise, même si elle avait tort. Elle n’aurait jamais foutu de pastilles incendiaires au cul des Chleuhs si elle avait douté. Elle n’aurait jamais su garder le silence, sous la torture nazie, si elle avait douté. Elle ne serait jamais rentrée vivante du camp de concentration où elle fut prisonnière si elle avait douté. Et elle n’aurait pas non plus pu tant me donner si elle avait été indécise, aussi indécise que sa fille, que ma mère. Ces manières des anciens, ces conventions qu’on trouve parfois surannées, obsolètes ou usées, il faudrait plus souvent tâcher de les comprendre avant de s’en débarrasser. Certaines sont moins vaines que ce qu’on pourrait croire à trop peu y regarder.
Pendant ce temps, Bobonne, inflexible, était la seule à ne pas se plier aux protocole obséquieux. Sa doyenneté lui en donnait le droit. Elle scrutait de son œil âpre, mais certainement avec contentement, les gesticulations civilisées qui se déroulaient devant elle. Sa main droite en appui sur le pommeau d’argent de sa canne, mon arrière-grand-mère était assise sur son fauteuil, près de la vitrine, là où elle avait été installée très stratégiquement bien avant que je naisse. Lorsque, dans la maison, l’activité était moins trépidante, elle pouvait y tuer le temps en observant entre les lamelles du store vénitien les va-et-vient des voisins. Mais aujourd’hui, il y avait assez dedans à se mettre en bouche, pas besoin de regarder dehors. Alors, Bobonne Nana suçotait en les faisant durer les instants paisibles et avouablement oisifs que nous lui offrions. Elle ne voyait plus grand-chose ni n’entendait davantage mais elle s’en contentait. Après avoir connu les deux guerres, elle n’était plus très amateure de grand spectacle. Nous lui suffisions amplement.
Une fois l'intégralité des courbettes terminées, nous passâmes à table. Poulet cocotte, croquettes, laitue vinaigrette était le repas des cimanches notables.