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Le matin de ce jour-là (première partie)

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Le matin de ce jour-là.

 

          « Chaque échec est un pas de plus vers la réussite » me dit un soir un docteur généraliste alors que je lui confessais mon xième fiasco quant à mes tentatives d’arrêter de fumer. Le pire d’entre eux se produisit lorsque je repris la clope en cachette de mon amoureuse. Je l’appelle encore mon amoureuse, je ne sais pas trop pourquoi, elle ne me fait plus frétiller comme elle savait le faire jadis. Après 25 ans, la flamme s’estompe, c’est comme ça. Je refumais en cachette depuis quelques mois sans oser l’avouer parce qu’à l’époque, mon amoureuse restant ma fan la plus inconditionnelle, mes parents étaient décédés, je faisais au mieux pour sauver mon image de son inéluctable naufrage. C’est comme ça. C’est grâce aux agrumes que je parvenais à dissimuler ma coupable addiction. Après la dernière taffe avant de retrouver ma chérie, j’arrachais, sans les jeter, les épluchures d’une mandarine ou, préférablement, d’une orange avant de méticuleusement mâcher chaque quartier de sorte que leur chair juteuse gicle partout dans ma cavité buccale et en absorbe les derniers relents de tabac. Avec l’intérieur des épluchures, je frottais énergiquement mes lèvres, ma moustache et mes doigts. Bien insister sur les index et les majeures. Une fois ces formalités accomplies, je pouvais m’approcher d’Ana sans complexes et sans craintes malgré son odorat canin. Je pense aussi que la confiance dangereusement infinie qu’Ana avait placée en moi lui faisait ne pas percevoir ma honteuse mais légitime tricherie. À l’abri, sous sa confiance et mes agrumes, je n’en éprouvais pas moins du remords. Avec le temps, mon envie de fumer crût de façon inversement proportionnelle à mon appétence pour tout ce qui était vaguement orange. Alors, avant que la situation devienne complètement invivable, via un texto, je fis comprendre à Ana que j’avais repris la sèche. Ça l’affecta profondément. Pauvre con !

 

               Plus tard, après encore quelques vaines tentatives, je compris que je ne parviendrais jamais à dompter ma dépendance et aussi que mon corps n’était plus prêt à me pardonner mes excès. Je suis de dix ans moins jeune qu’Ana, raison aussi pour laquelle elle s’inquiétait facilement. Elle aurait bien aimé me garder encore quelques années près d’elle et moi aussi, j’aurais bien aimé me garder encore quelques années près d’elle. Je limitai ma consommation. Une clope après chaque repas, en comptant la collation du matin et le goûter, soit cinq clopes quotidiennes. Je m’étais quand même aménagé une tolérance de cinquante pour cent arrondis à l’unité supérieure, les jours de grosses déconnades, enfin ce que les yeux miros d’un type de 61 ans perçoivent encore comme « grosses déconnades ».

 

          C’était le matin d’un jour normal, un jour à cinq cigarettes qui seraient chacune fumées religieusement. Un jour pas super mais non plus pas sous les roquettes israéliennes. Étrangement, je me sentais triste à mourir le matin de ce jour-là. Parfois, nous savons pourquoi nous sommes dans telle ou telle disposition parce que nous avons suivi le cheminement de nos pensées dans notre petite cervelle. Nous pouvons par exemple avoir rêvé que nos amoureuses partaient en Grande-Bretagne, pour la journée, à Leeds, rejoindre en cachette des gars beaucoup plus jeunes et musclés que nous, des types avec des tas de cheveux sur la tête et un sourire de prédateur comme on les trouve nases. Mais qu’est-ce qu’elles leur avaient trouvé à ces beaux mecs ? Leur beauté ? Leur esprit ? Mais nous aussi, on a de l’esprit. Alors durant notre sommeil, nous avons imaginé nos princesses blotties dans les bras de ces andouilles et forcément ça nous a attristés. Mais si au réveil nous nous rappelons ce que nous avons rêvé, nous connaissons la cause de notre mal-être matinale et nous pouvons facilement l’envoyer valdinguer. Le matin de ce jour-là, je ne connaissais pas la cause alors, je ne pouvais pas chasser mon cafard d’un grand coup de pied dans la gueule. Quand tu ne comprends pas, tu ne peux que subir.

 

Après mon déjeuner, seul, Ana était partie au boulot, une deuxième tasse de café en main et mon tabac en poche, j’entamai l’ascension vers le grenier. C’est là que je m’installe pour savourer pleinement la première de la journée. Je pourrais la griller dans le jardin, mais j’habite la Belgique, froide, venteuse, pluvieuse et grise. Une fois arrivé, je posai la tasse remplie du café encore chaud à ma gauche, près de la table de mixage, et m’installai sur le tabouret derrière la batterie. J’en joue assidûment, en particulier durant mes phases tabagiques. Peinard, je préparai tout mon petit nécessaire sur mes cuisses, filtres, tabac, feuilles et me mis à rouler soigneusement ma cigarette, au final très réussie. Peinard est le mot qui convient lorsque je suis seul dans les combles, plongé dans la pénombre à peine atténuée par l’éclairage électrique anémique. Le toit surplombant notre maison est un toit à quatre pans au-dessus d’un plancher où l’escalier de meunier émerge en son centre. Là-haut, je me sens comme un capitaine volontairement à la dérive sur le pont de son rafiot, entouré par une pyramide de quatre poutrelles en croix comme quatre mats déglingués. C’est sur chacune d’elles que sont encrées les quatre loupiotes derrière leur grille. La mer est calme, le silence presque total grâce aux vingt centimètres de laine de verre écru. C’est le bazar partout. Flottant vaille que vaille dans la poussière et les toiles d’araignée, des objets très divers, empilés au cours des années, amnésiques à l’enthousiasme qu’ils ont pu susciter avant leur noyade, attendent. Tout est calme, passé, endormi, peinard.

 

          En savourant par avance mon plaisir, je sortis un briquet de ma poche, fis tourner la petite pierre dans sa roue dentelée et l’étincelle jaillit, mais aucune flamme. Je recommençai plus de dix fois, mais pas moyen. L’idée de redescendre les deux étages pour récupérer les allumettes du salon et son corollaire, mon café froid, me traversa à peine l’esprit. Je me mis à jouer, ma cibiche en standby. J’étais assez en verve ce matin-là, les idées se succédaient et mes mains et mes pieds suivaient. Un quart d’heure est passé comme ça sans que je m’en rende vraiment compte avant que mes envies de groove s’estompent. Sans oublier bien sûr ma cousue si bien roulée, je descendis pour me l’allumer. Il se trouve toujours des allumettes dans le salon sur la cheminée derrière le feu au bois. Le temps, sans surprises, était gris et pisseux, mais depuis peu, en bordure du jardin, on a un abri-bois, un peu moins chouette que le grenier, mais à la guerre comme à la guerre, je m’y résignai, le vent étant modéré à faible comme ils disent à la télé. Après avoir chaussé mes bottes, parce que quand même, c’est la Belgique, j’ai frotté l’allumette sur le grattoir de la boîte, une étincelle timide s’échappa, mais sulfure d’antimoine, dioxyde de manganèse et chlorate de potassium restèrent de marbre. J’essayai une seconde fois, mais sans plus de succès, une troisième, non plus ni la quatrième. Toute la boîte y passa sans la moindre flammèche. J’en avais presque oublié ma tigette. Je me ruai à l’intérieur, sans oublier d’ôter mes bottes, et me dirigeai vers la cuisinière au gaz. Je tournai le rotatif du gros bec en pressant et le petit tic tic tic tic tic se fit entendre en même temps que des étincelles pétillèrent sur l’allumeur. Il y eut aussi le bruit rauque du gaz qui s’échappe, mais de flamme bleue, je n’en vis pas la le début de la queue.

 

 

 

 

Ci-dessous, la première version que je ne supprime pas car elle a été commentée par deux lecteurs.

     « Chaque échec est un pas de plus vers la réussite » me dit un soir un docteur généraliste alors que je lui confessais mon xième fiasco quant à mes tentatives d’arrêter de fumer. Le pire d’entre eux se produisit lorsque je repris la clope en cachette de mon amoureuse. Je l’appelle encore mon amoureuse car, malgré mes 61 ans, elle me fait toujours autant frétiller, elle me fait autant d’effet que lors de notre premier baiser, dans ma tête en tout cas. Je refumais en cachette depuis quelques mois sans oser l’avouer parce que nos amoureuses ont beau être amoureuses, il ne faudrait pas casser notre image. C’est grâce aux agrumes que je parvenais à dissimuler ma coupable addiction. Après la dernière taffe avant de retrouver ma chérie, j’arrachais, sans les jeter, les épluchures d’une mandarine ou, préférablement, d’une orange avant de méticuleusement mâcher chaque quartier afin que leur chair juteuse gicle partout dans ma cavité buccale et absorbe les derniers relents de tabac dans ma bouche. Ensuite, avec l’intérieur des épluchures, je frottais énergiquement mes lèvres, ma moustache et mes doigts. Bien insister sur les indexes et les majeures. En arrivant près d’Ana, sans complexe et sans crainte malgré son odorat canin, j’ai souvent éprouvé quelques remords. Je pense aussi que la confiance dangereusement infinie qu’elle avait placée en moi lui faisait ne pas percevoir ma honteuse, mais légitime tricherie. Avec le temps, j’ai bien entendu voulu fumer de plus en plus. Parallèlement, durant la même période, mon appétence pour tout ce qui était vaguement orange s’était évidemment effondrée. Avant que la situation devienne invivable, j’ai envoyé un texto à Ana lui disant que j’avais repris la sèche. Ça l’a vraiment affectée. Ça l’a démolie en fait. Il en reste encore des traces aujourd’hui.

 

               Après encore plusieurs vaines tentatives, j’ai finalement compris que je ne parviendrais jamais à dompter ma dépendance, mais aussi que mon corps n’était plus prêt à me pardonner mes excès d’antan. J’ai donc limité ma consommation. C’est aussi parce que je suis né dix ans avant Ana qu’elle s’inquiète facilement pour ma santé et je ne souhaite pas qu’elle se tracasse. Elle aimerait bien me garder encore un peu près d’elle et moi aussi, j’aimerais bien me garder encore un peu près d’elle. Cinq clopes quotidiennes, « après les repas » comme ne l’aurait sûrement pas dit la pharmacienne, voilà ce que je me suis accordé, avec toutefois une tolérance de cinquante pour cent arrondis à l’unité supérieure, les jours de grosses déconnades, enfin ce que les yeux miros d’un type de 61 ans perçoivent encore comme « grosses déconnades ».

 

          C’était un jour normal, un jour à cinq cigarettes qui seraient chacune fumées religieusement. Après mon déjeuner en solitaire, Ana était partie au boulot et les enfants à l’école, une deuxième tasse de café en main et mon tabac en poche, j’ai entamé l’ascension de l’escalier qui mène vers le grenier. C’est là que je m’installe pour pouvoir savourer pleinement la première de la journée. Je pourrais la griller dans le jardin, mais j’habite la Belgique, vous comprenez. Une fois arrivé au sommet, j’ai posé la tasse à ma gauche, près de la table de mixage et je me suis assis sur le tabouret derrière la batterie. J’en joue assidûment, en particulier lorsque je suis dans une phase tabagique. Peinard, j’ai préparé tout mon petit nécessaire sur mes cuisses, filtres, tabac, feuilles et je me suis mis à rouler soigneusement ma cigarette, au final très réussie. En savourant par avance mon plaisir, j’ai sorti un briquet de ma poche, j’ai fait tourner la petite pierre dans sa roue dentelée, l’étincelle a jailli, mais aucune flamme. J’ai recommencé, mais non, pas moyen. L’idée de redescendre les deux étages pour ramasser le briquet du salon et laisser refroidir mon café m’a à peine traversé l’esprit, je me suis mis à jouer, ma cibiche posée près de ma tasse. J’étais assez en verve ce matin-là, les idées se succédaient. Un quart d’heure est passé comme ça sans que je m’en rende vraiment compte avant que mes envies de groove s’estompent. Sans oublier ma cousue si bien roulée, je suis descendu prendre les allumettes. On en a toujours dans le salon auprès du feu au bois. Le temps, sans surprise, était gris et pisseux. Mais depuis peu, en bordure de jardin, on a un abri-bois, un peu moins chouette que le grenier, mais acceptable pour la première de la journée. Le vent était modéré à faible comme ils disent à la télé. Après avoir chaussé mes bottes, parce que quand même, c’est la Belgique, j’ai frotté l’allumette sur le grattoir de la boîte, une étincelle timide s’est échappée, mais le sulfure d’antimoine, le dioxyde de manganèse et le chlorate de potassium sont restés de marbre. J’ai pris une seconde allumette suédoise dans la boîte, mais sans plus de succès, la troisième non plus ni la quatrième. Toute la boîte y est passée sans la moindre flammèche. J’en avais presque oublié ma cigarette. Je me suis rué à l’intérieur sans oublier d’ôter mes bottes pour me diriger vers la cuisinière au gaz. J’ai tourné le rotatif du gros bec en pressant et le petit tic tic tic tic tic s’est fait entendre en même temps que des étincelles pétillaient sur l’allumeur. Il y avait aussi le bruit rauque du gaz qui s’échappe était là, mais sans la flamme bleue qui s’entêtait à rester tapie sous les soucoupes d’acier vernis.  

 

 


Publié le 19/10/2024 / 5 lectures
Commentaires
Publié le 19/10/2024
Quand ça veut pas, ça veut pas, le signe qu'il faut vraiment arrêter. Il y a deux phases du récit qui sembleraient presque écrits à deux moments différents. La première partie qui m'a bien amusé car on a l'impression de suivre un serial-Killer qui essaye de nettoyer toutes les traces de son forfait. Et la seconde partie qui est dans une phase qui semble être plus réfléchie et travaillée, où l'on écrit dans une démarche de récit long à la Balzac qui pouvait écrire sur un détail des pages entières. De cette fin de texte j'ai été surpris et ravi de lire du descriptif sur le jardin, cela permet de prendre place dans la scène et le quotidien, et "stylistiquement" parlant ça permet de donner une bouffée d'air frais dans l'addiction et d'y mettre un contraste. A plus tard Patrice.
Publié le 20/10/2024
Merci mon cher Léo ! Ce texte était nécessaire pour me chercher. Je me suis mis à écrire une nouvelle sur un thème donné. J'avais une vague idée mais voilà, elle était vague. Hier, tout s'est dénoué dans mon esprit. Je vais donc ajouter le nouveau texte à l'ancien avec le nouveau au dessus. Je me retrouve après des mois. Je suis très content. ;-)
Publié le 20/10/2024
Bonjour, J'ai pris beaucoup de plaisir à lire ce récit, écrit dans un style simple et limpide: la charge émotionnelle est là. La retenue, aussi. C'est un sujet qui touche de nombreuses personnes, l'addiction à la Nicotine, mais qui est écrit dans un style si chaleureux (à la Pagnol, je trouve...même si c'est la Belgique) qu'il en devient touchant et attendrissant. J'ai beaucoup, vraiment beaucoup aimé ce texte et c'est probablement la raison pour laquelle je trouve les deux dernières phrases pas aussi abouties, que le reste. Merci pour cet agréable moment de lecture.
Publié le 20/10/2024
Merci Engome. Sauf erreur de ma part, c'est la première fois que nous conversons. Je suis vraiment heureux que ce texte vous ait touché et j'apprécie beaucoup la comparaison à Pagnol car, comme lui, j'essaie d'être aussi naturel, vrai, authentique que possible. Toutefois, le texte que vous avez eu la gentillesse de lire n'était qu'un appât afin de me tirer plus loin dans mes réflexions, un dispositif nécessaire pour me chercher car depuis l'écriture de mon roman "Ambre gris" je tâtonne un peu. Ici, je me suis mis à écrire une nouvelle sur un thème donné. J'avais une vague idée mais voilà, elle n'était que vague. Hier, tout s'est dénoué dans mon esprit. Je vais donc ajouter le nouveau texte à l'ancien avec le nouveau au dessus. Je me retrouve enfin après des mois. Je suis très content. ;-)
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