Le voyant du chaos
Il vivait dans un monde d’erreurs et de malentendus. Le sien.
Il ne comprenait pas pourquoi ses relations se terminaient toujours dans un silence épais, pourquoi les amitiés s’effritaient entre deux éclats de rire, pourquoi il se sentait étranger même dans sa propre langue.
Il se débattait avec le monde comme on se débat dans un rêve flou, en cherchant la sortie.
Et pourtant, parfois, une clarté le traversait.
C’était en 1989. Il venait de fuir la France, ou plutôt, de s’en éloigner juste assez pour respirer. Il travaillait près de l’aéroport de Gatwick, dans un hôtel où les voyageurs restent une nuit pour y laisser leur voiture jusqu’à leur retour de vacances. Un hôtel sans charme, remplie d’accents venus des quatre coins du globe : Australiens, Néo-Zélandais, Anglais, et quelques Français en transit.
Parmi eux, une fille. Cathy.
Blonde, discrète avec qui il s’entend bien. Elle est attentive au monde comme on écoute une musique qu’on ne connaît pas encore.
Et il y avait James, un Australien un peu gauche, un beau garçon toujours prêt à rendre service, qui avait l’air de ne pas savoir pourquoi il était non plus. Nous étions juste passage et le sien fut bref
Mais lui, il a vu.
Un jour, juste avant de repartir en France, il a pris Cathy à part. Il ne savait pas pourquoi il allait dire ce qu’il allait dire. Il savait seulement que c’était vrai.
— Cathy, tu vas rencontrer quelqu’un ici.
— Ici ?
— Oui. Il travaille ici.
— Mais qui ?
— Je ne peux pas te dire son nom. Tu le rencontreras. Et vous ferez votre vie ensemble.
Elle a ri, un peu gênée. Il a souri. C’était dit. Il ne cherchait ni à séduire, ni à impressionner. Il avait vu, c’est tout.
Lui est parti.
Puis revenu en Angleterre l’année suivante, en 1990, avec une amie. Une autre histoire. Une autre confusion. Il a vécu à nouveau près de Gatwick, dans un autre hôtel pour un an, puis s’est installé à Londres, dans le tumulte de South Kensington. Il a changé de travail, changé de décor, tenté d’y voir clair dans sa propre vie. Il a rencontré quelqu’un, cette fois-ci c’était sérieux, ou du moins solide. Il pensait à autre chose. Il avait oublié l’histoire de Cathy.
Jusqu’à ce jour.
Oxford Street, vers 1993. Un samedi gris, comme Londres les invente. Il marchait, faisait du window shopping, sans but très clair. La ville était pleine, immense, vibrante. Il pousse la porte du grand magasin Selfridges, sans réfléchir, par la première entrée qui se présente. Une foule se bouscule. Et soudain, une silhouette sort du magasin, pile en face de lui. James.
Oui, James. L’Australien un peu gauche. Mais cette fois, avec des étoiles dans les yeux.
— Michel !
— James !
— Tu ne vas pas le croire. Cathy et moi sommes mariés. On part vivre en Australie.
— Je l’avais dit à Cathy, je suis heureux d’avoir vu juste et vous souhaite une très belle vie en Australie
Puis un adieu amical
Et c’était tout.
Pas besoin d’en dire plus. Il a souri. Ce qu’il avait vu s’était accompli. Sans son aide. Sans insistance. Il avait juste été le témoin, celui qui voit ce que personne ne regarde.
Il n’a plus jamais revu ni Cathy, ni James.
Mais parfois, quand le monde lui semblait encore plus flou que d’habitude, il repensait à cette scène-là, devant Selfridges.
Et il se disait : Peut-être que je n’étais pas fait pour être heureux moi-même. Mais peut-être que j’étais fait pour voir le bonheur passer chez les autres.