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Les yeux overseas
2 - La petite rouge

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La petite rouge

Explications au comptoir « Tilden » pour la voiture de location. Il signait quelques papiers d’assurance et de caution, sans vraiment comprendre, décalé dans le temps – Assurance complémentaire ? Oui bon, ben on va la prendre, on sait jamais, au cas où – Voilà, c’est une Mitsubishi rouge, second sous-sol – Merci thank you – Welcome bienvenue. Il se redressa, les deux sacs au bout des bras, et la clé de la voiture coincée entre les dents. Ils sortirent vers les parkings réservés aux compagnies de location de voitures. Elle se hâtait derrière lui – Dis-donc, t’as vu ? Ils disent tout le temps ‘bienvenue’ – Ah ben oui c’est comme ça, c’est parce qu’en Anglais on dit ‘you’re welcome’ à tout bout de chant, pour tout et pour rien, alors ici au Québec, ils disent ‘bienvenue’ – Ah oui, ben c’est rigolo dis-donc... Bon. Il cherchait la Mitsubishi rouge et lui avait donné les clés avec le numéro de plaque inscrit sur le porte-clés. Elle regardait les voitures, scrutait les plaques bleues et blanches avec la fleur de lys et l’inscription : « Québec, je me souviens ».

Il marchait au pas de charge, tournant la tête à chaque voiture rouge croisée, mais rien. Elle était restée en arrière et lui avait crié – Hé ! Je l’ai trouvée ! Il se retourna – C’est celle-là ? Ben merde alors... Déception et moue boudeuse. C’était une toute petite voiture. Il avait espéré un truc avec des chromes, un salon roulant pour interstate-cruising, bref une voiture à la hauteur de leur aventure, et ce n’était qu’un véhicule riquiqui. Elle, elle était ravie – Elle est super, non ? – Oui, enfin si on veut… – Mais si, allez, elle est rigolote cette auto, allez quoi – Bon ok, c’est vrai qu’elle est marrante, mais question coffre, heureusement qu’on n’a que deux sacs – T’es jamais content. Volant, réglages, hauteur du siège, bon ça allait. Ils démarraient. Ils sortirent du parking souterrain en ce début d’après-midi. Elle dit – Allez la petite rouge, roule, vas-y la petite rouge. C’était un encouragement pour elle-même, et pour l’auto. Un signe d’amitié pour leur compagne de voyage. La petite rouge.

Ils avaient franchi la bretelle de sortie et avaient rejoint la Route 15 après quelques minutes, la route vers Montréal. Et ça faisait une bonne trentaine de kilomètres sur cette Route 15, direction sud. Ils roulaient en silence avec les autres voitures, sur quatre files bien rangées. Tout le monde roulait quasiment à la même vitesse, et on se doublait en lenteur. Elle trifouillait l’autoradio, cherchant de la musique. Ca causait avec un drôle d’accent, là-dedans. Ils approchaient de la ville, Ville-Marie. Au comptoir « Tilden » on leur avait donné un plan. Il lui demanda de vérifier où il leur fallait sortir. Elle regardait ce plan sans bien comprendre, carte sagement posée sur les genoux, et les yeux inquiets qui cherchaient sans trouver. Ce n’étaient que des dessins abstraits. Son doigt allait et venait au hasard sur le papier et elle disait – Je ne trouve pas, je ne sais pas. Il s’énervait, la route filait avec ses panneaux indicateurs inconnus – Non, mais c’est pas vrai ?! T’as qu’à regarder les panneaux et chercher, c’est pas bien compliqué, bon sang ! Oui, mais si, justement, ça devait être compliqué. Alors ils sortirent au hasard. Droit devant dans la ville. C’était peut-être par là… Elle se blottissait confuse, contre son siège. Il était honteux de s’être emporté – Bon allez, c’est bon, de toute façon on arrivera bien quelque part.

Il avait dit que c’était sur la rue Guy, que c’était l’hôtel Maritime, et qu’en principe on ne pouvait pas se tromper, vu que les rues étaient toutes à angle droit et à sens unique. Cette théorie géométrique la laissait perplexe. Elle avait l’index pointé sur la rue Guy, plan en alerte. Elle suivait l’itinéraire centimètre par centimètre sur la carte, commentant avec précision chaque hectomètre qui passait. Il était rasséréné – Ah, tu vois quand tu veux, alors on est où là ? – Là, on est sur la rue Sherbrooke street – Sur la rue Sherbrooke street ? – Ben oui, pourquoi, c’est pas ça ? Si, c’était bien ça. Et quelques minutes plus tard, la petite rouge se garait le long de la contre-allée de l’hôtel Maritime. Arrivés. Crevés. Un coup d’œil à la montre, il était quatorze heures, vingt heures en fait, pour eux. Pas étonnant qu’elle ait eu un léger bâillement en descendant de la voiture. Le temps semblait tout mou. Elle avait dit ça. Il l’avait embrassée. Ils pénétrèrent dans le grand hall.

Réservation – Bienvenue – Le parking ? – Au sous-sol, carte de crédit ? Visa – Trois nuits ? – Oui, c’est ça – Chambre 1214, l’ascenseur est au bout du lobby – Merci – Bienvenue. Un instant plus tard, dans l’ascenseur, il avait eu envie d’elle – Mirabel, si belle. Mais ils n’étaient pas seuls. Elle observait attentive les degrés lumineux qui s’affichaient en montant. Douzième étage, début du voyage, on dégage les bagages. Il y avait même un minibar, quel panard. Elle se réfugia dans la salle de bains, une cigarette aux lèvres, vidant les trousses de toilette comme s’ils allaient rester un siècle. Il était sur le lit, main croisées sur le crâne, calé sur l’oreiller, regardant la télé. À travers les rideaux, les murmures de la ville fêtaient leur arrivée.

Elle peaufinait un trait de rycil devant le miroir de la salle de bains, puis elle sortit. Elle portait un léger chemisier de coton blanc. Elle le regarda, et ses yeux étaient empreints de douce gravité sous le maquillage discret. Elle s’assit sur le lit près de lui. Elle s’étendit. Il y avait son parfum. Il approcha. Lentement il la frôla, presque à distance. Il la contemplait, elle se laissait regarder. Ses lèvres approchaient de son cou à elle, et au creux de l’oreille il lui chuchota – Mirabel, si belle. Puis la télé continua à phosphorer de toutes ses couleurs NTSC (1) tandis qu’ils s’aimaient. Il crut qu’elle avait eu un orgasme plus grand que ce ciel sans fin qu’elle découvrait. Elle se coula sous les draps, et ses longs cheveux s’étalèrent en arabesques sur sa joue assoupie. Il était cinq heures du soir. Les gens sortaient des bureaux et l’été finissait en feu d’artifice sur les trottoirs. Le soleil était en flammes sur la rue Sainte Catherine (street).

Ils étaient sortis vers vingt heures. Elle était prudente, à ses côtés. Main dans la main sur Sainte Catherine au soir naissant. Il y avait des cinémas, des restaurants japonais, des inscriptions bilingues, et la douceur de l’été indien. Elle était chaussée d’une paire de tennis légère, en toile blanche. Elle avait le vertige sur ces trottoirs du Nouveau Monde. Son monde à elle avait duré si longtemps sans cette petite ville de Savoie. Puis un jour il avait téléphoné. Et ils étaient maintenant ensemble, dans cette grande ville nouvelle. Dans cette grande vie nouvelle. Elle avait l’impression d’avoir oublié quelque chose, là-bas, en Europe, elle avait encore sur les vêtements les odeurs de sa vie d’avant. Il l’entraînait dans toute cette nouveauté, lentement, doucement, tendrement, nouant ses doigts aux siens. Ils dînèrent dans la pénombre d’un petit resto chinois, sous les lampions de papier huilé. Il écoutait le timbre de sa voix – c’étaient des nuances émerveillées, étonnées. Et elle disait que c’était meilleur qu’en France les restaurants chinois. C’était vrai, le glutamate avait meilleur goût outre-Atlantique.

Après le « chinois » ils avaient flâné dans la ville. Les rues étaient tranquilles, les gens rentrées chez eux, en banlieue, avec leur télé, leur pelouse, leur antenne parabolique et leur grosse Chevrolet bon marché devant la porte du garage pour trois voitures. American dream. Ils passèrent devant un « pub », un bar en contrebas dans la rue, à l’entresol. Il avait envie d’une bonne bière. Ils poussèrent la porte. Ca causait un français rond et sonore là-dedans, des mots XXL avec parfois une montée dans les aigus, en harmoniques. Ils se glissèrent vers une table au fond du bar, dans un coin discret, attentifs et silencieux comme on l’est toujours dans les bars qu’on ne connaît pas. Ils découvraient les lieux de la bière avant d’avoir le verre, regards en alerte. Il y avait une petite scène entre le zinc et le couloir menant aux toilettes. Une scène de concert. Un bricolage amateur, certes, mais quand même, une batterie deux ou trois guitares électriques, et de petits « amplis » entassés contre le mur. Un grand rouquin, barbu et tatoué, en gilet de cuir noir, leur apporta la bière et l’alcool de menthe (elle avait commandé un alcool de menthe). Ils étaient assis sans rien dire, la tête toute bourdonnante du décalage horaire, encore étrangers, les images du matin à Orly toujours dans les yeux. Comme si le présent n’était pas présent, comme un retard dans le regard. Et pourtant ils étaient si loin. Un type était monté sur la petite scène et tripotait les boutons des amplificateurs de musique. Il fut bientôt rejoint par un second, puis par un troisième type. Il y eut une première envolée de guitare.

Autour d’eux, on discutait ferme et on riait fort. Le « pub » s’était empli sans qu’ils y eussent pris gare. Et soudain, sans prévenir, la musique avait jailli. Un feu d’artifice, un concert de bienvenue. Pour eux. Alors, par-dessus la table, leurs doigts s’étaient unis et ils s’étaient laisser emporter. Il lui caressait la paume de la main et il sentait son corps à elle qui, malgré la fatigue, ondulait en mesure contre la banquette au rythme des blues et des anciens rock’n roll. Il y eut les Beatles, Chuck Berry, BB King et les autres, des tas de vieux trucs, tous plus pulpeux et plus goûteux les uns que les autres. Une musique généreuse – il se disait ça à la deuxième bière, elle aussi généreuse dans sa pinte bien glacée. Parfois il se penchait vers elle à la fin d’un morceau – c’est super non ? Elle répondait que oui, que c’était vraiment super. Et lui, sentait le sourire et le soupir d’aise qu’elle avait à l’intérieur, comme une fleur qui s’ouvre. Elle apprivoisait doucement le Nouveau-Monde. Elle venait de comprendre pourquoi ici on disait toujours « bienvenue ».

Puis, quand même, après presque deux heures, les bâillements l’emportèrent sur l’énergie du rythm’n blues. Bientôt minuit. Ça faisait six heures du matin en réalité, dans ce présent au futur, et le sommeil les appelait. Il y eut leurs derniers pas sur le silence des rues, leurs silhouettes sur Sainte Catherine endormie, puis ce fut la rue Guy et l’hôtel Maritime. Chambre 1214. Peu après dans le lit, il tenta de lui caresser les reins et la peau, la peau toute chaude d’épuisement. Elle voulait elle aussi serrer son corps à lui, mais il n’y avait pas d’autre force que celle de la tendresse dans cette étreinte esquissée. Malgré le désir. Les draps sentaient bon.

Ils étaient éveillés depuis quelques instants déjà lorsque le réveil de voyage posé sur la table de nuit avait sonné. C’était un réveil marron, assez moche. Six heures trente. Il lui avait dit la veille, avant de sombrer dans le sommeil au creux de son corps, que de toute façon ils se réveilleraient tôt. C’était comme ça, le décalage horaire. Elle avait eu un petit rire – T’es fou toi, t’es vraiment tout fou, je vais dormir mille heures moi. Hé ben non. Peu après six heures du matin ils étaient tout frétillants, et avaient repris le jeu amoureux, interrompu la veille pour cause de sommeil irrémédiable. Tant et si bien que le réveil les avait surpris sur le chemin de l’union, tout juste aux portes du plaisir. Saleté de machin marron… Il écrasa l’engin au grelot têtu, qui s’égosilla dans un râle et mourut. C’était une sorte de méthode Ogino imprévue. Il leur fallut tout recommencer à zéro, et ce ne fut pas avant huit heures passées qu’ils se séparèrent, haletants, leurs corps perlant d’une sueur magique. Elle se dirigea vers la salle de bain, tandis qu’il lézardait dans le lit aux draps froissés, ces draps tièdes aux mille senteurs. Il alluma la télé, il y avait les pubs à la télé.

Ils avaient parcouru Montréal, le Mont-Royal, la Vieille Ville, les centres commerciaux géants enfouis sous terre, le dédale des rues dans les quartiers Est. Il y avait eu le soleil qui chauffait les terrasses des bistrots sur la rue Saint Denis. Il y avait eu un jour, un soir, puis un autre jour et une nouvelle nuit encore, sous la voûte étoilée, qui scintillait sans fin, sur le continent américain. Demain ils partaient vers la ville immense. Sur le parking de l’hôtel, la petite rouge les attendait, bien au chaud entre deux Cadillac.

1NTSC : standard de codage vidéo en Amérique du nord et dans une partie de l’Amérique du sud, parfois appelé humoristiquement « Never Twice the Same Color »

 

Publié le 15/06/2025 / 16 lectures
Commentaires
Publié le 21/06/2025
Bonjour Stanislas, j’ai trouvé le démarrage un peu chaotique (cf annotations) ce qui cependant correspond bien à cette séquence de transition dans le voyage, mais une fois arrivé à l’hôtel tout est posé, avec une belle narration du temps suspendu et de l’amour vécu pleinement, en dehors du temps. A suivre.
Publié le 23/06/2025
Merci pour ton commentaire, Léo. C'est très utile lorsque, comme moi, on débute.
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