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La petite rouge s’était engagée sur une Interstate-Freeway. Une autoroute vers l’Est, avec des panneaux pour Boston, Philadelphie et New York City. Ils avaient passé la frontière à Niagara Falls : « Welcome to the United States of America ». Ça vibrait dans le ventre, et, les roues collées au sol, la petite rouge filait entre les camions chromés. Il y avait quelque chose de pas ordinaire, de la révélation dans l’air, et ils avaient les yeux armés pour la circonstance, le regard triangulaire d’un couple félin qui migre. Ils s’en allaient vers les images de Babylone, la ville sans limites au centre du monde. L’autoroute était calme, l’Américain moyen mâchait son chewing-gum au volant, une famille Oncle Sam les dépassait sur la quatrième voie de gauche, dans son mobile-home ou son camping-car géant, à crédit. Ce n’était là rien que de très ordinaire. Oui, mais eux roulaient dans la petite rouge vers le béton et l’acier démesurés. Vers Babylone qu’ils ne connaissaient pas.
Elle avait, comme à son habitude, posé ses pieds nus sur l’arête du tableau de bord. La radio chantait du rock sans merveille, et ça défilait les kilomètres. Il se répétait une fois de plus qu’il aurait bien aimé le « cruise-control ». Et comme toujours, les gros « trucks » les doublaient, flash de nickel et de chrome en dentelle sur les vitres. Et justement, descente de vitre, pieds pointés dans le vide et chapeau à fleur dans le vent tiède, sur l’Interstate-Freeway. Comme d’habitude. Et elle riait, de toutes ses dents. Ah, Bonnie, Bonnie and Clyde ! Mais il n’était pas Clyde. La petite rouge traçait la route aux accents d’un « Johny B. Good » de banlieue dans le haut-parleur éraillé. Il conduisait et regardait ses jambes déliées en appui sur la portière et la vitre ouverte. Oh, les jambes de Bonnie, quelle bonne idée Bonnie, tes jambes de star et tout ton corps de papillon à peine éclos, en miracle dans l’habitacle. Dans la petite rouge, y’avait du rouge, sur ses lèvres, du rouge vif en grand sourire pour la ville à tout casser.
Et ça filait vers Babylone. Bonnie, Bonnie si tu savais. Mais tu ne sais pas combien t’es belle, même sans atours, même sans ouvrage, sans maquillage. Tes pieds nus et tes jambes nues, pour lui. Pour lui qui t’emmène, accroché au volant le cœur entre les dents. Et son regard descend. Sur tes cuisses, Bonnie. Et ça filait vers Babylone.
Ils obliquaient maintenant sur l’Interstate 87, la route du Nord qui descendait vers Babylone. Successions de pavillons mornes sur cent bornes. Banlieues sans noms, campagnes amères et pollution. Ça commençait à s’engluer sur le bitume, une glaise de bagnoles de plus en plus compacte. Et la route était bricolée, rafistolée à coups de plaques de métal jetées çà et là sur la chaussée. Sur l’Interstate 87 qui vient du Nord et qui descend vers les colonnes de Babylone, sur la route en vérole aux confins des temples en érection, sur la route blennorragique et sanguinolente, charcutée, comme une purée pénétrante qui s’enculait mollement dans le béton turgescent. Un vieillard de bitume qui s’infiltrait dans la déesse armée.
Ils n’étaient plus loin. Il lui avait passé le volant, se disant qu’il valait mieux que ce soit lui le copilote, l’indicateur, l’œil sur les centaines de rues couvrant la carte. Elle conduisait en automate sous ses conseils précis – A gauche, file de gauche Bonnie, à gauche bon sang, prends l’auto-pont, à droite, prends le tunnel, file de droite, attention au camion Bonnie. Encore dix ou quinze kilomètres. Et Babylone déplia ses ailes devant eux. D’un seul coup, au détour d’un coup de volant.
Les gratte-ciels attendaient. Doigts de fée dissimulant le visage infinie de la ville-déesse, mains ouvertes et doigts tendus au ciel, et les ongles des flèches lancés près des étoiles. Cathédrales multiples dressées dans le brouillard. Et, les noyant sous son couvercle, battaient les paupières de la ville, en nuages et en fumées. C’était un masque gris, dans lequel se fondait et se perdait le regard évanescent de Babylone – Au loin – Babylone aux doigts si longs. Et aux doigts par centaines. Babylone panoramique, surprise et exhibée, femme nue découverte en secret. Les vigiles de granit, dont seules les têtes dépassaient de la brume laiteuse, grandissaient en murs d’épieux surhumains. Les bras dressés de Babylone approchaient, comme autant de tentacules pétrifiés. Le sol de tôle battait comme un tambour sur l’auto-pont qui plongeait vers le Lincoln Tunnel. Babylone attendait, debout dans le jour gris. La ville sans limites ouvrait son corps gigantesque. Il fallait déjà lever les yeux vers le ciel, vers la ligne raide de ces totems infinis. Puis il y eut le noir, soudain et métallique, dans le tunnel qui s’enfonçait sous la rivière. Hudson River. Elle était accrochée sans voix au volant de la petite rouge, et lui avait cessé de regarder la carte. Ils roulaient emportés sous la terre dans les derniers kilomètres avant l’énorme forêt de pierre – welcome to New York City. La ville mondiale veillait – bien-veillait – et les regardait se perdre en son ventre profond.
Sortie de noir. Il y avait des flaques d’eau mêlées d’essence, des égouts qui giclaient éventrés aux portes de Manhattan. Les Cadillac claquaient des suspensions sur les nids de poules. Il y eut une sirène violente qui passa dans la rayure d’une ambulance. Des gamins en basket tapaient à coups de battes sur une Plymouth décharnée. Ils étaient arrivés. Ils n’osaient pas lever les yeux, il y aurait eu trop de vertige sur leurs épaules dans la montée du regard là-haut, vers les derniers étages des tours qui les regardaient approcher. Après quelques zigzags dans les rues en canyon, la petite rouge pointa par hasard le nez juste devant leur hôtel. Le Baltimore Hotel, à l’angle de la 8ème avenue et de la 42ème rue, à quelques pas de Times Square, en plein Midtown.
L’hôtel était quelconque. Pourtant tout était étrange, meubles attachés au sol ou sur les murs, les chaises, les lampes, le lit, la table de nuit. Des meubles à menottes qu’on ne pouvait pas voler. Et même le téléphone. Ça se passait ainsi dans la ville au centre du monde. Elle avait fini de jouer avec son rimmel de Bonnie dans la salle de bains. Elle avait un peu peur, pourtant bien à l’abri dans leur chambre. Mais elle sentait le danger possible, partout autour, dans l’enceinte de la ville, dans cette orgie de rouille, de béton brut et de hurlements sans fin. Les sirènes d’ambulance ou de police crevaient les murs de l’hôtel. On sentait que c’était un danger de cran d’arrêt et de revolver, pas un simple truc de camionneur défoncé à la bière. Une violence où la vie ne coûte pas cher, où la mort indiffère. Babylone, cerclée de noir et de hasard, ne rentre pas trop tard. Lui, ça allait, il avait préféré la télé aux menaces palpables. Et il s’émerveillait en zappant de programme en programme, comme à chaque fois – Mazette, y’a au moins cinquante chaînes, viens voir ! Ah, ce type là et sa télé…
Ils sortirent un peu plus tard, vers seize heures. Prudents, à pas de loups sur les trottoirs, aventuriers sur le bitume entre deux flaques, entre deux plaques cicatrisant la rue. Manhattan, méthane. Ça sentait le souffle amer des métros, l’essence à plein gaz, les effluves de pluie rance. Et la sueur à cent à l’heure entre les yeux des gens qui filaient. Qui filaient droit sans regarder. Sans regarder nulle part. Ils marchaient sur la 42ème. Elle avait chaussé ses petits souliers sans talons, sur les trottoirs de la 42ème et ils marchaient entre les murs dans un couloir étroit avec le ciel là-haut vers les étages, le ciel qu’ils ne regardaient pas. On ne lève pas la tête quand on circule dans les veines de Babylone. On se sentirait mal, c’est bien trop vertical. Ils se frayaient un chemin entre les cris des voitures, ils marchaient en traversant ce bruit qui n’arrêtait jamais, un maelström dans la couleur jaune des taxis qui grouillaient en globules anémiés dans le sang de Babylone, ce sang lourd, ce sang poisseux, ce sang de néons qui léchaient par milliers le Theater District de Times Square. Regard oblique du coin de l’œil – quinzième étage – et puis plus haut au vingt-deuxième – encore plus haut, trente-et-unième – et ça montait au quarantième. Encore, encore, et ça tournait. Alors ils s’arrêtaient, groggy – puis, quand même – chancelants, ils repartaient.
Ils se tenaient par la main. Le nez levé, vers l’immeuble du Monde, la biscotte géante. C’était moche, mais bon, on n’allait pas faire la fine bouche. C’était l’ONU. Ils étaient arrivés là, par hasard, comme ça juste en face, au fil de leur pas sur la 42ème. Et comme après il n’y avait plus rien, plus rien que l’East River, ils s’étaient arrêtés avec la biscotte en butoir. Ils avaient traversé la quasi-largeur de Manhattan, sans qu’ils s’en rendent compte, éberlués par la démesure. Et voilà, ça s’arrêtait là, devant ce bâtiment mi-figue mi rien. C’était cela l’ONU ? Le gratte-ciel avait l’air hypocrite, et avait raté son discours d’apothéose. L’engin n’était grand que par la taille. Elle était assise, genoux joints, et ses pieds dans les petits souliers comme des ballerines. Là sur un banc. Elle s’en foutait assez au final, de cette biscotte. Et puis aussi elle était fatiguée d’avoir tant marché dans le maelström de Babylone. C’était surtout lui qui était déçu, il n’avait pas rencontré l’Universalité, simplement le béton, le verre et l’acier. Il avait dit – Pas terrible hein ? – Ah ben c’est quand même très grand, dis donc – Ouais… ouais, on va dire ça.
Il leur fallait repartir en sens inverse. L’été dardait un soleil rasant sur le labyrinthe ouaté de fumées. Enhardis par la première promenade, ils décidèrent d’une autre route pour le retour. À l’aventure dans l’inconnu de Manhattan, osant changer de cap, défiant le quadrillage mystérieux des rues et des avenues. Ils remontèrent en direction d’Uptown, suivant la 1ère avenue le long de l’East River, puis obliquèrent à nouveau vers la forêt de béton sur la 48ème rue, face au soleil vers l’ouest. Il y avait parfois des clairières entre les masses verticales. Et ils entrevoyaient à chaque fois la forme du même totem géant qui insistait entre les découpes plus basses des autres gratte-ciels. Insensiblement leurs pas se dirigeaient vers l’érection gigantesque. Ils écartaient les derniers buildings, les dernières branches dans la jungle, regards vissés sur le colosse qui pointait au zéphyr. Ils fendaient la foule dense comme torrents et cascades, passaient entre les enseignes lumineuses et criardes comme les oiseaux d’Amazonie, coupaient les lianes compactes des files de voitures aux croisements rectilignes sous la machette aiguisée de leurs doigts enlacés, se serraient dans les cohortes de fourmis rouges aux passages piétons, « walk, don’t walk ». Et bientôt l’enceinte sacrée révéla son corps à leurs yeux écarquillés. Un groupe de dix-neuf skyscrapers – unis et en osmose – se dressait autour du donjon central de soixante-dix étages. Le Rockefeller Center. Une grappe de temples longilignes, avec au centre le sanctuaire en forme d’arène, agora de boutiques et de bistrots chics, où les golden boys (and girls) – tels des lions dans le crépuscule de la savane bétonnée – s’abreuvaient d’un apéritif en plein air. Ils avançaient, gazelles urbaines au regard vif. Ils avaient soif aussi. Alors ils s’assirent au milieu des tribus de fauves en cravates, et là, sous le soleil rouge, commandèrent un verre de vin blanc de cépage Sauvignon. La serveuse était étonnée – ils étaient si funny ces français.
Ils goûtaient le vin blanc à petites gorgées – minuscules – regard à gauche, regard à droite, regard au ciel. Assis au milieu du centre du monde, dans la foule du début de soirée. Antilopes paisibles, et le vin à petites lampées. Ils se disaient des mots pour aider à la découverte, des mots en alerte. Et des mots en recul, en recueil, pour freiner l’étonnement. C’était un rêve, et une langueur confortable après leur premier choc dans la ville tentaculaire. Leurs corps s’abandonnaient, dans le confort des fauteuils de toile blanche là dans ce bar, en plein air sur la plazza de Rockefeller Center. Il y avait toujours les sirènes, le bruit des moteurs, le brouhaha sans fin et la nuée des banlieusards, tout ça au loin, et pourtant en plein dans les yeux et les oreilles. Et ils se laissaient caresser par les symphonies brutales de la ville. Lentement ils s’enlisaient et s’unissaient, s’accouplaient avec les couleurs et les odeurs, avec les clameurs de Manhattan. Et le vin blanc murmurait des poèmes dans leurs verres. Autour d’eux, les New Yorkais causaient, avec des mouvements de tête, de grands gestes du bras et des inflexions du doigt. C’étaient des gens qui vivaient là, sans savoir qu’à quelques mètres d’eux il y avait deux amoureux éperdus de vertige, éperdus d’ivresse claire dans le corps consentant de la cité sans fin. Le vin était un peu cher, mais il avait dit – On s’en reprend un petit, non, tu en dis quoi ? Elle avait répondu – Oh oui !
Ils avaient pris le temps, gardé le temps, et demandé le temps à la ville verticale. Elle leur était acquise, ils avaient, dans la communion offerte par le début de soirée, entendu Manhattan leur souhaiter bienvenue, un privilège rare réservé aux amants. La ville verticale était à leur chevet. Maintenant, ils marchaient de retour, vers l’hôtel, sans aucune crainte, habitués, sur les trottoirs fumants conquis, passant les bouches de métro, sans hâte. Ils croisèrent à nouveau le maelström de Times Square, puis les ruelles cruelles des « peep shows », sur la 42ème ouest. Ils avaient quelques minutes auparavant croisé Grand Central, la gare des films d’Hitchcock. Et voilà que l’hôtel n’était plus qu’à quelques centaines de mètres, ils distinguaient au loin le panneau lumineux. Ils étaient exténués. Et fous de liberté.
Ils étaient là, dans le restaurant de l’hôtel. Elle était cachée derrière son assiette, le visage masqué par la perruque ébouriffée d’une énorme « Caesar Salad », le truc standard – laitue, poivrons, blue cheese (une sorte de Roquefort pas mauvais mais un peu mou), poulet, et d’autres machins… Il y en avait au moins pour quatre européens. Il s’escrimait sur l’épaisseur sanglante d’un « New Yorker Sirloin Steak », l’entrecôte du Nouveau Monde. Fallait goûter. C’était obligatoire. Se disait-il. En réalité il aurait préféré un steak ordinaire, mais bon, c’était ainsi que fonctionnait la discipline de la découverte. Devant lui, la pinte de « Coors » dormait à demi-éventée. Ils étaient là dans ce resto, fatigués d’avoir tant marché, d’avoir tant de cris dans la tête. Les jambes étendues sous la table, chaussures abandonnées ils cherchaient chacun les orteils de l’autre entre les chaussettes. Mais elle, elle n’avait pas de chaussettes, et c’était sa peau qui caressait le coton de ses chevilles, à lui. Alors, il eut envie d’un toucher plus précis. C’était si sensuel. Ils montèrent dans la chambre, quittant le restaurant sans mot dire, glissant dans le couloir vers l’amour au plein milieu de Manhattan. Ils s’étaient rechaussés en sortant du restaurant. C’était dommage.
6h30 – réveil en fanfare. Avec cette horreur de réveil marron. Mais d’où sortait-il au fait ce réveil si laid ? Ah, oui, il s’en souvenait. Il l’avait pris un jour sur la table de nuit de ses parents, dans la chambre silencieuse et ancienne. Un jour où les persiennes laissaient filtrer l’odeur sans odeur de l’après-midi d’un dimanche. Quelle horreur ce réveil. Mais en fait, il sonnait bien. Et que demande-t-on avant tout à un réveil ? De sonner en fanfare à 6h30 – Debout les damnés de la Terre, debout les forçats de la faim ! Pour vaincre la misère et l’ombre, Debout ! Debout ! (Debout !). Elle l’écoutait chanter, elle encore dans le lit, et le voyait s’agiter à travers la surface dépolie du verre de la douche, par la porte entrouverte. C’était un spectacle étonnant, il se frottait avec une énergie étrange, une fascination de savon – le dos, la tête (dégarnie) – et le petit bidon ruisselant de flotte New Yorkaise. Il devait être plein de bulles et de mousse qui sent bon du sol au plafond. Elle remonta la couverture jusqu’au bout de son nez. L’idée de devoir passer à la douche, dans ce box sans rémission à un instant si matinal, la rebutait. Elle était si bien dans la tiédeur des draps, la tiédeur et la chaleur plus grande à certains endroits. Comme cette place, là, où il avait posé la tête la nuit dernière, à demi sur l’oreiller, à demi sur son sein, au septième ciel après l’amour. Cela avait si bon, si long, si tendre, et tant et tant aimant. Elle se disait qu’ils auraient pu passer toute la journée au lit, pour comprendre encore les choses de l’autre, le battement d’un cil, le détail d’un début de ride, ou le grain de la peau. Mais non… Il ressortait tout lustré de la douche en déclamant – Aujourd’hui grande journée ! Greenwich Village, Empire State Building et toute la clique ! Voilé dans la toge de sa serviette de bain – Ben… Ben, t’es pas encore levée ? Elle eut envie de lui jeter au visage son tee-shirt, son blue-jean et ses godasses – Ben… t’es pas encore levée ? Il l’énervait avec les règles de son univers, quoi merde. Elle, le sien – d’univers – n’était pas comme ça. Mais… Mais comment résister à cet empereur romain vêtu de tissu éponge qui sortait tout glorieux de la salle de bains ? Alors elle se coula hors du lit douillet, tandis qu’il allumait la télé. Il y avait les pubs à la télé.
Walk – don’t walk. Cela commençait à faire partie des habitudes, ces invectives pour piétons. Ici, il ne fallait pas flâner au beau milieu des avenues, il fallait traverser vite fait, en évaluant le tsunami potentiel des voitures. Ils avançaient dans le matin éclairé d’un soleil blanc, sous la brume. Comme la veille au soir, ils passaient à nouveau les croisements tentaculaires de Times Square. Elle foulait le macadam, les pieds dans de petits souliers plats. Il y avait l’appareil photo dans le sac en osier qui battait en bandoulière, au rythme de ses hanches serrées dans le blue-jean frangé. Elle avait enfilé un blue-jean frangé. Ils tournaient au coin de la 6ème avenue et de Broadway. Ils avaient obliqué sur la 34ème rue et marchaient vers l’est, vers le soleil qui perçait lentement les nuages. La 5ème avenue approchait et avec elle grandissait la flèche démesurée. Empire State Building. Un truc de fou, la grande roue, le train fantôme, le plus acrobatique grand-huit du monde. Une foire du trône toute entière condensée dans les étages successifs de granit. Ça claquait sec des semelles sur le 34ème, et lui, bavait d’une envie de gigantisme. Mais on ne rigole pas avec l’Empire State Building. Et à mesure que l’ombre du titan grandissait sur l’asphalte, leur pas ralentissait. Ils s’étaient arrêtés, le nez au ciel et les yeux ronds, la bouche aussi. Prêts à gober les chiures des mouettes qui jouaient entre ciel et terre en frôlant le corps vertical du géant. Autour d’eux les new yorkais défilaient en mâchonnant des Dunkin Donuts. Il était dix heures du matin, le ciel était gris et l’Empire State Building les guettait, les regardait, dressait son mystère bienveillant. Il les voyait venir, les sentait près de lui, effarouchés. De sa voix vertigineuse, il murmura – Montez, c’est vous que j’attendais, précisément.
Ce fut elle, qui, d’une caresse de ses petits souliers, effleura la caverne de l’entrée. Une nef de marbre, de verre et d’acier. Du modern style par milliers. Et tout là-bas au bout des arches, se trouvait le mur des ascenseurs. Dix, quinze, ou vingt, on ne savait plus. Avec leurs horloges d’étages aux cadrans anciens et des chiffres jusqu’à cent. Cent deux étages au-dessus du dôme d’entrée. Il fallait payer. Le caissier devina qu’il s’agissait d’une paire de ces ‘froggy frenchies’. Il faut dire que ce n’était pas difficile à deviner, avec leurs bouches bées telles des grenouilles ahuries. Ils prirent l’ascenseur pour touristes, rapide, direct jusqu’au 86ème. L’ascenseur normal, quoi. Silence devant les numéros d’étage qui défilaient. Puis ils sortirent.
Elle avança dans l’ouverture à mi-chemin entre le béton et les nuages. Elle le tenait par la main. Elle avançait et ses doigts tremblaient dans sa main à lui. Et lui, il la suivait et son cœur battait. C’était une danseuse craintive et courageuse. Et ses cheveux volaient. Il n’y avait plus de murs, plus rien que New-York en buée à leurs pieds, et leurs corps prêts à décoller. New-York City en éperons célestes maquillée de nuages gris.
Il regardait les ombres claires des buildings dans le lointain, et il regardait aussi l’ombre claire de ses yeux à elle qui cherchaient peut-être une réponse dans l’immensité hérissée des doigts d’acier de la ville. Une réponse à quoi ? Il l’ignorait mais il savait qu’il avait une offrande à lui faire. Il lui dit – allez viens on y va. Elle répondit – mais non pas déjà. Il lui fit – chut, allez viens, tu verras. Ils reprirent la direction des ascenseurs. Et c’était pour aller plus haut encore.
Celui là, c’était un petit ascenseur, un truc amateur, on sentait la hauteur. Ils montaient dans le corps infini du building vers la flèche étroite, fine, et qui oscillait dans le vent. 102Éme étage, ils n’iraient pas plus haut. L’Empire State Building leur livrait l’ultime intimité de sa majesté. Il n’y avait plus de frontières et leurs lèvres se frôlaient, seuls dans la rotonde. Il y avait la soie de ses cheveux à elle entre ses doigts à lui. Il y avait la plus grande ville du monde à leurs pieds. Il y avait peut-être en elle la sensation d’être devenue la déesse de leur désir commun.
De retour en bas, le plancher des vaches et des taxis les rendaient ivres de mauvais vin après le nectar des dieux. Quel potin ! Le ciel déjà gris s’assombrissait encore. Il était midi. De grosses larmes de pluie s’étaient mises à tomber. Ils se pressaient au cœur de la foule, rasant les murs et les gouttières. Ses longs cheveux collaient dans le dos. Ils marchaient sur la Cinquième Avenue vers Downtown, évitant les flaques, dans la moiteur et la chaleur qui montaient des bouches d’égouts. Comme par magie il était apparu des vendeurs de parapluies aux carrefours, des blacks hilares en baskets. Ils s’étaient abrités sous un bouquet d’arbres au bout de Madison Square Garden. Il y avait des marchands de cigarettes ambulants; et devant eux un étrange building triangulaire et en trompe-l’œil, presque sans volume, un mur sans épaisseur. C’était le Flatiron, un édifice ancien, pas vraiment un gratte-ciel, vingt étages tout au plus. Elle entendait le chant triste de ses fenêtres anciennes, elle sentait frémir son échine sous le ballet régulier de la pluie, c’était un sans-abri qui raidissait ses étages sous les gouttes.
Ils avaient continué, encore trempés sous le ciel qui s’était peu à peu dégagé. L’eau et la chaleur du macadam fusionnaient en fumée blanche. Ils marchaient enlacés, au hasard dans le quadrillage des rues sans fin vers Downtown. Ils allaient comme des naufragés volontaires. Ils traversèrent Greenwich Village, puis ils obliquèrent vers SoHo, en zig zag dans les rues sans nom, dans le roulis des sirènes, dans les assauts jaunes des taxis. Ils riaient, main dans la main, égarés, sans attaches, grisés de béton. Il y avait un banc sur Washington Square et ils s’assirent. Ils avaient tourné en rond dans une valse urbaine connue d’eux seuls. Maintenant ils se taisaient, écoutant la rumeur lointaine des rues. Ses petits souliers prenaient l’eau.
Ils étaient allés finir de se sécher dans un petit bar de la 10ème Rue, et en mâchant leur sandwich (thon, laitue, œuf dur), ils s’étaient assoupis devant la fenêtre, contemplant avec paresse les voitures qui passaient en face, devant le Village Vanguard. Il lui parla de Charlie Parker, de Miles Davis, tous avaient joué là, là juste en face au Village Vanguard. Elle écoutait, et de temps en temps ses pieds chuintaient dans les petits souliers. Il était bientôt seize heures. Elle était fatiguée et voulait rentrer à l’hôtel se reposer un peu. Elle avait dit – si on prenait le métro, ça va quand même plus vite. Il sortit un plan humide de la poche de son pantalon et ils se mirent à chercher quelle ligne ils prendraient. Elle regardait la carte du métro, accoudée à la table, la main sur le menton et ses cheveux encore filasses de pluie. Elle disait – tu vois là c’est la ligne jeune qui descend puis qui refile vers le haut. Il répondait- mais non allons, tu vois bien qu’elle file vers le Bronx, elle passe pas à Times Square. Elle fit la moue, pour une fois qu’elle avait une idée question orientation (c’était à décourager les meilleures volontés). Il finit par s’y retrouver et au bout de quelques instants ils s’engageaient sous terre, tels des spéléologues. Ici les bouches de métro c’était pas comme à Paris, c’était tout étroit.
Ça sentait la flotte, c’était une marée d’odeurs rances. Il y avait des poinçonneurs mais pas de lilas. Des jetons en cuivre pour passer la portillon, des antiquités, et ils nageaient en plein Mad Max. Terminator tout le monde descend. Il y avait une plaque grise et bleue- 12th Street. La station suintait et les rails luisaient d’humidité. Ici il pleut même sous terre. Et le long du quai se tenaient d’étranges cages- At off hours please stay in that restricted area. Aux heures creuses on est prié de se tenir dans la cage. Parce que – you know New-York City is the place where, hi babe you can take a walk on the wild side.1 La face cachée des gratte-ciels. La lumière flanchait sous les voûtes des plafonds déglingués. Dans leurs veines en alerte s’injectaient les hymnes vicelards du souterrain de velours. De la poésie pourrie. Le train soufflait au loin en résonance dans le boyau sous terre. Ça avait claqué sec à l’ouverture des portes et ils étaient montés. Il se cala près d’un grand Noir costaud. Il se disait que ça valait mieux. Prudence. Emportés par le train, ils filaient dans les boyaux de Babylone.
Sortie d’underground. Des cris dans la cohue, course-poursuite – des flics et un jeune black, menottes et flingues à l’air – mais ils ne regardaient même plus. C’était banal. Le soleil déclinait et ils étaient sonnés. Hôtel, douche et repos. En attendant le soir, il avait allumé la télé. Il y avait les pubs qui passaient. Bonnie somnolait dans la salle de bains. Les pubs à la télé se brouillaient et ses paupières baissaient les rideaux. Ça sentait la fin de l’été, ce soir il faudrait mettre un pull. Bonnie était sortie du bain – qu’est ce qu’on est bien. Elle enfilait un blue-jean propre. Il n’eut pas le courage d’avoir envie d’elle, pourtant fichtrement bien moulée dans le tissu du jean.
Il étaient ressortis. Un resto, apéro, comme il faut. Chez « Joséphine », un resto français sur la 39ème Rue. Ensuite un petit bar, bien éclairé quand même, prudence oblige, sur le chemin du retour. Il avaient écrit des poèmes, des mots de verre et d’acier, chacun leur tour, se passant le stylo pour inscrire leur rêve sur une serviette en papier. Puis ils étaient rentrés. Dodo. Il y avait encore des jours à passer dans la ville verticale. C’était un parcours de coureur de fond, fallait pas brûler l’amour. Sur la table basse à côté du lit, la petite serviette de papier révélait son secret. Nom, Manhattan – hauteur 450 mètres – longueur 15 kilomètres – nationalité mondiale – couleur des yeux jaune taxi – signe particulier le bruit et la vitesse – sexe androgyne.
1 The velvet underground
1 Référence au « Voyage au bout de la nuit » - Louis-Ferdinand Céline