Monsieur Le Procureur,
Cette lettre est une demande de remise en liberté conditionnelle.
Le temps a passé et j’ai fini par demander un papier et un stylo. Il paraît que c’est le recours légal et que j’aurais même dû le faire avant. Douze ans, c’est long mais quand on a tué quelqu’un, impossible d’oublier son visage.
Monsieur Le Procureur, si j’ai tant tardé à vous écrire, c’est probablement parce que rester douze ans en prison m’a fait perdre contact avec la réalité. Pourtant, la réalité aurait dû me marquer car j’ai pris une vie. J’ai tué quelqu’un. Le meurtre sans préméditation n’a pas été retenu comme chef d’accusation. J’ai été poursuivi pour meurtre avec préméditation aggravé de violence. Ceux qui m’accompagnaient savaient bien qu’impulsif comme je suis, je suis toujours capable d’agir d’une manière irréfléchie sous l’effet de la panique.
Monsieur Le Procureur, je crois que j’ai perdu contact avec la réalité parce que cette histoire de cambriolage n’est pas arrivée dans mon pays. Si cela été arrivé chez moi, tout aurait été plus simple. J’aurais demandé à mes frères ou à mes oncles de me faire sortir : mon nom de famille aurait suffi à me couvrir pour n’importe quelle histoire. Avec un peu de chance, je serais resté quelques jours dans un appartement confortable tenant lieu de cellule puis un conseil de famille aurait décidé de payer un fonctionnaire pour ne pas salir notre honneur. On aurait proposé un prix. Un prix pour l’honneur, un prix pour le silence, un prix satisfaisant pour tout le monde. Ça aurait été pareil si j’avais tué un gamin en faisant un rallye sur les boulevards extérieurs avec une voiture de sport. Si la famille du gamin avait refusé le prix, si elle avait fait du tapage, les ennuis auraient commencé pour elle. La loi aurait été sans pitié pour le moindre écart.
Là où j’ai grandi les lois sont à géométrie variable. Les règles sont surtout faites par ceux qui sont forts et les lois se plient à leurs volontés. J’ai moi-même voulu être fort et j’ai été vaincu. Je ne me le cache pas, je sais pourquoi j’ai fini ici. J’ai voulu jouer et j’ai perdu. J’ai voulu être fort trop vite, trop tôt et surtout sans réfléchir.
Comment me suis-je retrouvé là ? Pour résumer, c’est assez simple : j’ai voulu prendre plus de place dans les affaires de mes frères aînés au lieu de leur servir de larbin. Ils ne voulaient pas de moi comme associé ? J’ai fait affaire avec quelqu’un d’autre. Je les ai doublés. J’ai fait affaire avec un italien de Casablanca. Un type qui passait son temps à faire des allers-retours avec l’Espagne pour du commerce. Marcel- Carmelo Bragante. Je voulais me barrer de ce pays où je devais attendre mon tour à l’ombre de mes frères. J’avais 18 à peine mais je rêvais grand et fort. Carmelo a compris ça. Il a compris que j’en voulais. Il a compris mon ambition parce que je crois qu’il avait la même. C’était comme un père pour moi. En échange d’un petit service de transport, il a proposé de me faire passer en Espagne puis en Suisse avec un visa de touriste. Un boulot en Suisse à la clef, c’était le début du succès. Quelle a été ma déception ! Je me suis retrouvé dans une baraque à frites à la plonge près d’un square. Évidemment trois semaines plus tard, il y a eu un contrôle. Une belle avocate suisse a plaidé ma cause au tribunal : l’erreur de jeunesse, le leurre. Carmelo a été donc été poursuivi pour travail illégal et moi j’ai été reconduit à la frontière. Le procureur là-bas comptait sur ma famille pour me remettre dans le droit chemin : il aurait suffi que je rentre chez moi et que je ne revienne jamais en Suisse.
Après mon retour, les rapports avec mes frères aînés et mon père sont devenus encore plus tendus, ils m’ont écarté de toutes leurs affaires en me disant de me tenir à carreau. Résultat : j’avais encore plus de raisons de repartir tenter ma chance en Suisse.
Monsieur Le Procureur, bien sûr, j’aurais pu ne pas récidiver sauf que j’avais déjà essayé de m’en sortir avec les femmes d’abord.
Tout a commencé avec une française en 1977 quand j’avais 17 ans. J’étais à vélo quand j’ai répéré deux jolies françaises fermer leur 4L rouge de location puis partir avec leur sac-à-main et leurs grandes robes se promener le long de l’Avenue de la Liberté probablement dans le sens de la Place de la Renaissance. L’Avenue de la Liberté est la plus grande avenue de FEZ, celle qui sépare la médina de la ville nouvelle par un grand mail de gazon bordé de palmiers. Alors que je les suivais du regard et que je m’imaginais les accoster en terrasse au Café de la Renaissance, j’ai voulu tenter ma chance. Tenter ma chance de passer de l’autre côté du boulevard avec mon vélo pour leur tenir compagnie. Je mesurais l’espace qui me restait à parcourir à vélo et c’est précisement à moment-là que j’ai aperçu des types en train d’ouvrir le coffre de 4 L des françaises avec un pied de biche. D’abord, j’ai sifflé dans l’indifférence générale puis j’ai agité les bras : rien. Les types partaient avec les valises dans l'indifférence générale. Le seul moyen de les arrêter, c’était de pédaler comme un fou et de les poursuivre. Les filles que je ne quittais pas des yeux venaient de se retourner: le vol leur sautait aux yeux. La peur se lisait sur leurs visages. Quelques mètres derrière elles, le coffre de leur voiture de location était grand ouvert. Les filles s’étaient mises à courir en criant «au voleur », « au voleur » probablement parce qu'elles ne savaient pas quoi faire d'autre. Les passants s’aperçurent de ce qui se passait. Dans leur course, les jeunes françaises en talons bousculaient de vieux hadjj en djellabah qui se retournaient indignés par leur tapage. Après deux cents mètres de course, les voleurs ont lâché les valises des françaises avant de fuir sur une mobylette en se dirigeant vers les ruelles de la médina où ils pouvaient disparaître.
Pendant ce temps, j’étais parvenu à passer dans le sens inverse de circulation et à faire peur aux voleurs : j’avais invité ces filles ce soir même chez ma mère comme j’aurais ramené un trophée. Personne n’aurait pu m’interdire d’inviter des françaises. Mon père et mes frères aînés avaient déserté la maison. Mon père était parti en mauvais terme avec tout le monde : il avait décidé d’épouser une troisième épouse contre l’avis des deux autres. La première épouse occupait l’étage et nous le rez-de-chaussée de la maison que mon père avait fait construire à l’époque où il nous aimait.
Nous manquions d’argent depuis la disgrâce. Quand je savais que mon père irait prendre le thé chez ma sœur aînée qui était mariée, j’en profitais pour venir demander de l’argent pour mes livres du lycée et mon père me saluait d’un méprisant : « c’est lequel celui-là déjà ? » en me pointant du doigt face à ma sœur qui lui servait le thé.
Depuis que mon père avait épousé une troisième femme contre l’avis des deux premières, nous étions traités comme des parias avec mes frères. Je n’en pouvais plus de voir ma mère sortir en courant de la cuisine le dimanche matin pour récupérer une enveloppe avec l’argent de la semaine. Mon père stationnait en bas pour lui remettre l’argent. Il ne descendait jamais de voiture, il klaxonnait. Ma mère arrivait en courant, prenait l’enveloppe et rentrait dans la cuisine. Elle ouvrait l’enveloppe devant nous. Il fallait faire avec cela et c’était toujours trop peu. Plein de fois je me suis réveillé en rêvant que je le tuais. Je n’étais pas un assassin pourtant à l’époque, je courais après les voleurs, les filles et j’étais plutôt beau.
Le temps a passé après cet été du vol et l’année de mon bac, j’envoyais des relevés de notes à l’une des française que j’avais rencontrée dans sa 4L. Tous mes bulletins scolaires étaient pliés dans des enveloppes long courrier par avion avec les bandes rouge, bleu, blanche. Je n'avais pas d'argent pour aller au lycée français mais cette fille était professeur d’histoire en France et j’espérais bien qu’elle trouverait un poste pour moi, qu’elle me sortirait de ce trou maudit qu’était FEZ, de ce pays où tout me semblait à détruire.
Monsieur le Procureur, si j’écris aujourd’hui, c’est pour dire que oui, je n’avais pas un casier judiciaire vierge au moment de ma condamnation : oui, j’ai récidivé et je sais à quel point il sera difficile de me trouver des circonstances atténuantes pour me faire sortir de prison. À défaut, je peux simplement vous raconter pourquoi j’ai récidivé.
Monsieur Le Procureur, je suis reparti dans les mêmes conditions que la première fois en me disant que cette fois-ci ça marcherait. J’ai à nouveau pris un visa tourisme pour la Suisse toujours grâce à Carmello. Cette fois-ci, pas de job de prévu mais juste un point de chute. Carmello m’a présenté une vieille italienne, Francesca, qui m’empêchait de sortir de sa maison car elle me trouvait joli. Une fois, elle m’a même enfermé à clef. Je devais coucher avec en l’échange du gîte et du couvert. Quand j’ai pu me barrer car elle n’avait rien d’autre à me proposer que ce plan-là, j’ai rejoint Carmello dans son bar habituel. Carmello avait des filles à lui aussi. Il touchait une somme quand elles ramenaient des clients. Ce soir-là, rien n’était prévu, lui et ses associés se trouvaient autour du bar. Rapidement, je lui ai expliqué que j’en avais marre de rester chez la Francesca qu’il m’avait présenté. Je lui ai dit que je prendrais le job qu’on me donnerait pour rester loin de FEZ. N’importe quel job. Ce soir-là, au bar, d’autres gars étaient là. J’ai juste suivi leur plan comme on ferait une sortie improvisée. Rien n’avait l’air dangereux.
Pour être franc, je ne savais pas vraiment ce qui allait suivre. Nous devions partir à deux voitures pour rejoindre une villa. Je devais suivre la première voiture qui connaissait le chemin et je me contentais de la conduire sans la coller de trop près pour éviter un accident. Après trente minutes de route, nous sommes arrivés devant une villa chic. Il n’y avait personne, Carmello nous avait dit que le propriétaire était sorti pour une soirée. Nous étions deux pendant que les autres montaient la garde: notre mission expresse se limitait à prendre quelques papiers sur une table ou un secrétaire.
Avec un autre type, on a tout retourné pour mettre la main sur les plans de constructions demandé par Carmello. On a dû faire beaucoup de bruit mais après tout ceux de la voiture nous disaient bien qu’il fallait faire vite. À un moment un homme du même âge que Carmello est sorti, il est apparu sur le seuil du bureau sans doute alerté par le bruit. Il semblait juste étonné de me trouver là avec deux autres types en train de retourner sa maison. Cet homme devait être le propriétaire des lieux. Je n’ai pas eu le temps de le connaître cet homme et je ne lui ai pas laissé le temps de dire un mot. Je n’avais pas de consigne, je n’avais pas de flingue, ce n’était pas prévu. J’ai pris peur. Le propriétaire des lieux a vu ma peur. Il a supplié. J’ai juste vu ses yeux. L’horreur dans ses yeux. À ce moment-là, je crois qu’il a compris qu’il allait mourir alors que moi je n’avais pas encore compris que j’allais le tuer. Mais c’était trop tard, j’avais déjà saisi un objet à côté du secrétaire, une statue assez lourde (dans le réquisitoire j’ai appris que c’était une vierge à l’enfant en granit) et j’ai tapé la tête du type d'un coup sec. L’homme est tombé à terre. Il se tenait la tête. Il était à genoux, il tentait de se relever. Il faisait un geste du bras vers moi comme pour m'appeler à l'aide. C’était moche. Ça pissait le sang. Il avait l’air d’avoir mal, c’était horrible, alors j’ai tapé plus fort que la première fois pour ne plus voir ça. Pour ne plus le voir. Pour qu’il se taise, arrête de supplier, que ça se termine. Ce serait mentir de dire que j’ai achevé cet homme parce que j’avais pitié ou que je ne voulais pas qu’il souffre davantage. C’était égoïste, la raison pour laquelle je l’ai tapé, la vérité, c’est surtout que je ne voulais plus voir ça.
Le type qui m’accompagné est sorti. Moi j’étais resté sidéré face à cet homme dont le visage était devenu méconnaissable. Comme un enfant devant le vase préféré de sa mère. Sauf que là, il n’y avait rien à faire, rien à recoller, le type était mort pour de bon. J'ai vite compris qu'il ne se relèverait pas. Cinq minutes plus tard, Carmello est entré constater les dégâts. Il voulait juste les plans pour doubler le mec pour un projet immobilier. « Je t’avais dit de prendre des feuilles de constructions pas de tuer ce type ! ». Les larmes me montaient aux yeux. Nous sommes repartis sans aucune feuille.
Carmello m’avait revu le lendemain, il n’a pas mâché ses mots, il n’a eu aucune pitié pour moi. Il m’a dit : parfois il faut tuer mais quand tu tues, la moindre des choses, tu le fais proprement et seulement quand c’est nécessaire. Tu apprendras ça en prison. Ça te servira à quelque chose.
Aujourd’hui, je suis étonné de pouvoir parler tant je crois que lorsque l’on prend une vie, on devrait donner la sienne. Une condamnation à mort serait même le seul moyen de retrouver la liberté en ayant payé sa dette, d’être blanchi.
Mon co-détenu m’a conseillé d’aller voir un psychiatre parce que je le faisais chier à parler du visage du mort.
J’ai fait une demande écrite. On m'a dit qu'en prison, toute demande devait être écrite.
J'ai demandé à voir un psychiatre, j’aurais dû demander avant : on peut avoir 1/3 de réduction de peine supplémentaire si on a va voir un psy m’a annoncé mon co-détenu. Ce n’est pas pour réduire ma peine que j’ai consulté un psy mais si je l’avais vu avant je ne serai peut-être pas en train de vous écrire maintenant.
Comme je voyais sans arrêt la tête du mort, le psychiatre n’avait pas plus de solution que mon co-détenu. Alors il m’a conseillé d’écrire. C’est ce que j’ai fait. Je ne sais pas si cela suffira.
Ma vie à l’intérieur de la prison n’aura pas eu plus de sens que ma vie à l’extérieur si je ne sors pas d’ici.
J’ai un projet : maintenant, je sais ce que je veux faire. Je veux rejoindre mes frères et tenir un café. C’est une bonne vache à lait, un café. Pas beaucoup d’ingrédients à acheter, on paye le café, le local et les charges, le patron du bar puis on empoche la somme à la fin du mois. Il suffit de payer le gérant avec une enveloppe comme le faisait mon père. Certes, ce n’est pas reluisant comme commerce, personne ne parade au bar du Sheraton avec ça mais un café c’est un produit populaire: la preuve, quand les galeries d’arts ferment les cafés restent. Un café résiste à la crise, à la crise économique comme à la crise intérieure : ça tourne tout seul même quand vous n’êtes pas là. Le seul problème, c’est que comme j’ai disparu de la circulation pendant douze ans je ne sais pas si mes frères voudront encore de moi. À vrai dire, je n’ose plus rentrer. Je n’ai ni femme ni enfant et surtout je n’ai plus la jeunesse.
Ce qui est clair pour moi, c’est bien que ma vie ici ne sert à rien. Alors si vous ne pouvez pas prendre ma vie pour payer celle du mort, s’il vous plait, rendez-moi la liberté de servir à quelque chose.
Je vous donne ma parole d’homme que je hais le meurtre d’autant que je ne sais même pas pourquoi j’ai tué cet homme même si l’on a dit que c’était un meurtre prémédité avec violence aggravée. Je ne suis pas quelqu’un de mauvais. J’ai même aidé des françaises à poursuivre deux voleurs.
Le psychiatre m’a conseillé une thérapie pour l’impulsivité à poursuivre même quand j’aurai purgé ma peine. Honnêtement, je ne sais pas si j’irai jusqu’où bout quoi que vous décidiez pour mon avenir.
En attendant, j’ai soigné mon impulsivité par une discipline de fer : sport, écriture, travail à l’atelier, écriture, le tout à des heures régulières. J’écris tout le temps sur la tête du mort mais c’est encore elle que je vois quand je me recoiffe dans la glace. Selon mon psychiatre, je ne présente plus de danger pour personne sauf peut-être pour moi-même surtout si je reste ici. Surtout avec mon impulsivité. Comme il le dit, même si on enlève tous les moyens à votre disposition pour vous tuer, vous trouverez toujours moyen de le faire avec les moyens du bord et si vous y êtes bien décidé, personne n’y pourra rien. Même un soin attentif vous laissera toujours quelques minutes dont vous pourrez tirer profit lors d’une ronde. Quelques minutes suffisent pour se pendre.
Je vous laisse prendre connaissance de la lettre de mon psychiatre qui soutient ma demande de remise en liberté conditionnelle.
En espérant que vous donnerez une réponse favorable à ma demande,
Je vous prie d’agréer l’expression de mes sentiments respectueux.
A.N.L.
AE. Myriam 2021
myriam.ae.ecriture[at]gmail.com