Nonnie, mistigri et moi.
Ça s’est passé dans les années 70. Avec moins de trente-cinq kilos pour mes dix ans accomplis, j’adorais aller au cinéma. La salle que je fréquentais n’était pas spécialement grandiose, mais je m’y sentais bien. Je m’y sentais chez moi. Le Colisée — en caractères rouges arrondis dont le haut du « C » n’en finissait pas — avait largement usurpé son nom même si, à la belle époque, durant les années fastes, il avait, on peut le dire, assez belle allure. En tout cas, nous les riverains, on le trouvait pas mal, en définitive assez bien pour nous. On pouvait s’y entasser à trois cents sur des sièges un peu rustiques, mais quand même suffisamment confortables pour les fesses de ceux d’entre nous pesant moins de trente-cinq kilos. On s’y plongeait dans des films un tantinet élimés qui avaient fini par lasser les gens de la capitale. Mais à nous, les péquenots de Lessines, qu’est-ce que cela aurait-il bien pu faire ce qui se passait à Bruxelles et ce qui intéressait ou non les Brusseleers ?
C’est le dimanche que j’allais au cinéma, toujours avec mon frère, mais cette fois-là, j’étais seul pour me rendre voir le film qui m’avait titillé à travers l’annonce du Postillon déposé dans la boîte aux lettres par Claude le facteur. Il ressemblait assez bien au Sergent Garcia. Après avoir quitté la maison de ma grand-mère, j’avais longé le boulevard en passant devant les maisons des voisins, Jean, Julienne et Robert, Gérald et enfin la famille Herlin. Bien sûr ces noms ne vous évoquent rien, mais je les cite parce qu’ils font partie de mon univers d’alors. Ils me sont encore familiers comme tout ce qui gravitait autour de Lessines. Chaque arbre, chaque pavé, enseigne, visage, voix, c’était chez moi. Dans ma tête de petit garçon, Lessines, c’était moi, mon monde, en l’occurrence l’épicentre de ce récit. Après deux cents mètres, j’ai rejoint le sentier de la planquette, aussi paisible le jour qu’effrayant la nuit pour les minis comme moi d’à peine un mètre trente-cinq. Arrivée à la rue Watterman où l’école des grands serait plus tard construite et deviendrait si familière. Tournant à droite à hauteur de la rue César Despretz, plus large. Cent mètres plus haut, j’étais au Colisée où je me suis mis dans la file dans le petit hall qui sentait les bonbons. Quand mon tour est venu, j’ai tendu à la Madame derrière sa vitre mon billet de vingt francs : « Une place s’il vous plaît. » Elle m’a rendu la monnaie, quatre francs et mon ticket, très semblable aux tickets qu’on recevait pour le dîner à la cantine de l’école des garçons, un coupon monochrome numéroté arraché à un rouleau qui devait en contenir mille au moins.
Ce dimanche-là, on jouait « L’aventure du Poséidon ». Sur le quai d’embarquement, le départ en fanfare éblouissait avec les femmes très belles habillées en long et gants assortis donnant le bras à leur fringant bonhomme. Lorsque la côte s’éloignera, les passagers plaisanteront et riront en sirotant le moment et les zakouskis. Parmi eux, à l’avant-plan, il y a la chanteuse. Avec son groupe, elle est là pour animer les soirées dans le grand salon du paquebot avec des chansons qui me plaisent beaucoup. Nonnie — c’est son nom — est pétillante, jeune, blonde, belle, aérienne et définitivement souriante. J’en tombe instantanément amoureux.
L’aventure du Poséidon, c’est le premier film catastrophe ! Terrorisant pour l’époque et effrayant pour un gamin, alors vous imaginez un gamin à l’époque… Quand les choses se mettront à mal tourner, lorsque le bateau aura chaviré suite à sa très malencontreuse rencontre avec une lame de fond gigantesque, Nonnie se retrouvera piégée avec quelques survivants à errer parmi les ferrailles tordues et brûlantes. Dans le groupe qui tente de sauver sa peau, il y a bien sûr toute une palette de personnalités, mais toutes sont fortes sauf celle de Nonnie. Elle parle peu, est à l’écoute, ne prend jamais d’initiative, est toujours là pour dire un mot réconfortant à un compagnon qui perd la foi ou pour panser le bras d’un blessé. Cette fille, c’est l’archétype de la femme idéale, mère Theresa en plus sexy. Sans vouloir entrer dans une étude sociologique de genres, à elle seule, elle résume la femme que chaque homme cherchera toute sa vie, la femme dont, à l’époque, chaque homme rêve. Je n’ai pas choisi mon idéal de femme. Hollywood l’a fait pour moi. Il me faudra du temps pour m’en dépêtrer. Toujours est-il qu’avec son bon cœur, Nonnie va vouloir aider l’un de ses compagnons et — c’était cousu de fil blanc — y perdra la vie. Ça n’a l’air de rien, des nénettes qui se font massacrer au cinéma, y en a des camions, y a pas de quoi rajuster l’oreillette. Mais pour moi, c’était la fin du monde, j’étais effondré, inconsolable. J’ai à peine regardé la fin du film et puis j’ai quitté la salle, accablé par une tristesse infinie.
Sur le chemin du retour, à proximité de la ruelle du Bac, là où ça sentait toujours très fort le pipi de chat, ce jour-là, l’un d’eux s’était coincé la patte dans la bouche d’égout. Malgré mon gros cafard, je me suis approché pour l’aider. Il s’est mis à feuler. Je me suis immobilisé et j’ai attendu. Il s’est calmé, j’ai avancé, il a feulé, j’ai attendu, il s’est calmé, j’ai avancé, il a feulé, j’ai attendu et ainsi de suite jusqu’à être assez près pour comprendre que le libérer demanderait que je soulève la lourde grille très sale. Sans doute mon ange gardien m’a aidé et aussi parce que je n’ai jamais été nareux, à la fin, la fonte a bougé. Le chat a bondi et puis s’est figé un peu plus loin pour, durant une demi-seconde, me scruter d’un regard étrange, humain, celui d’un homme ou d’une femme qui comprend le désarroi d’autrui. Puis il a disparu. Il est toujours resté quelque part dans ma mémoire, tout noir avec le bout des pattes blanc et aussi une fine ligne rousse tirant de son crâne jusqu’au bout de sa queue.
Ce matin du 25 décembre 2024, alors que je sortais chercher de quoi égayer un peu le déjeuner de la famille, il était là, devant la porte de la maison. Il ne pouvait pas être celui de 1973, car un chat ne vit pas si longtemps, pas cinquante ans tout de même ! Malgré tout, il était là à m’attendre, le cul par terre, ce matou tout pareil qui me regardait avec aussi un truc pas banal dans les yeux, une sorte d’ultimatum. Il faut que je vous dise que le matin, j’ai faim. C’est ce qui me fait me lever. Je sens un grand vide, une large dépression, qui me creuse le ventre et m’empêche de penser sérieusement à quoi que ce soit d’autre que la bouffe. Bref, je me dirige vers la boulangerie à cent mètres de la maison et je commande des croissants, des pains au chocolat, un bûcheron pas coupé sans sachet — pour moi — et — pour Ana — un entier coupé, forcément emballé. Je paie, je sors et qui est encore là, devant la porte vitrée commerçante ? Le maudit greffier. Et que je passe entre tes jambes à droite et que je repasse à gauche. À se glisser encore et encore entre mes guiboles, il aurait pu me faire tomber, moi, qui voulais juste manger, quand lui, clairement, voulait juste m’amener quelque part. Je l’ai suivi en mangeant un croissant, pêché au hasard dans mon sac à commissions. Je l’ai suivi jusqu’à une brocante OXFAM, deux rues plus loin. J’aime bien les vieux trucs, alors je suis rentré. Une dame âgée, très souriante, bref, une bénévole OXFAM, m’a attiré vers le deuxième présentoir. « Regardez, Monsieur ! Je suis sûre que vous trouverez ici votre bonheur ! » Elle m’a dit ça en me montrant trois boîtes en fer non étiquetées. J’en ai ouvert une. Elle contenait une bobine 16 mm.
« — Ce n’est pas possible, Madame ! Vous n’allez pas me dire que c’est le film du Posséidon !
— Je n’en ai aucune idée, Monsieur. » Et elle m’a laissé pour aller finir une tasse de café fumante auprès de sa collègue, derrière la caisse enregistreuse. Sans marchander, j’ai pris les trois bobines, et je me suis rué à la maison pour voir ce qu’il y avait sur la pellicule. Ces vieilles bobines en fer sont de jolis objets en soi. J’étais de toute façon déjà ravi de mon achat. Mais je voulais savoir.
Je n’ai pas de projecteur 16 mm. Personne n’a ce type d’appareil sauf une amie, Chantal, qui m’avait contacté quelques jours auparavant et avait déposé chez moi un vieil Eiki pour que j’y regarde. Il était en bon état excepté les fils d’alimentation électrique nécrosés. En deux minutes, sur un coin de table, c’était réglé. Et en guère plus de temps l’engin en fer anodisé était installé sur le piano, braqué vers le mur du fond prêt à faire vivre la première bobine. Dès les premières images du générique, j’ai reconnu « L’aventure du Poséidon » et j’ai hurlé à Ana et aux enfants de venir. Mal installés dans le divan avec nos feuilletés au beurre et nos cafés en main, on a regardé ensemble. Insupportablement surexcité, je devais être insupportable, encore un peu plus que d’habitude, si fort qu’Ana, en pyjama, me sommait de me calmer pendant que Rosie et Maurice, pas plus habillés, regardaient le film distraitement, et, de nos bisbilles, se moquaient en cachette. Et puis, dans ce mirage, dans ce miracle, dans cette magie de Noël, la cerise sur le gâteau, que dis-je, la Montgolfière sur l’Everest, m’a fait verser des larmes et Ana et Rosie et Maurice presque pleurer aussi de me voir si ému, car Nonnie toujours aussi délicate et empathique, mais un peu plus à l’écoute d’elle-même, sur le mur de notre living, n’a, cette fois, pas aidé le sergent dans la traversée de la cuisine submergée. Et, cette fois, elle en a réchappé ! Cinquante ans plus tard, mon gros chagrin se résolvait enfin, et plutôt bien.
Je ne comprends pas ce qui s’est passé. Je n’ai pas d’explication. Qui était le matou ce matin, je n’en ai aucune idée. Tout ce que je sais et que vous ne pourrez pas nier, c’est que Nonnie est bien vivante. Vous pouvez regarder « L’aventure du Posséidon », vous verrez que depuis ce matin, Nonnie, la merveilleuse Nonnie, est vivante.