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Orgueil et préjugés, de Jane Austen
Chapitre 17

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Elisabeth éprouva, à son réveil les mêmes pensées qui l’agitaient la veille. Elle ne pouvait encore se remettre de la surprise que lui avait fait éprouver tout ce qui s’était passé ; peu disposée à la conversation, elle résolut, après le déjeuner, de prendre de l’exercice ; et pensant que le grand air lui ferait du bien, elle se dirigeait vers sa promenade favorite, lorsque l’idée que Darcy y allait souvent l’arrêta, et, au lieu d’entrer dans le parc, elle prit le chemin qui le côtoyait en dehors. Après avoir marché assez longtemps, elle s’arrêta machinalement devant une des portes du parc. Les cinq semaines qui s’étaient écoulées depuis son arrivée dans le comté de Kent, avaient apporté une grande différence dans la campagne : la verdure devenait chaque jour plus belle ; après l’avoir considérée quelques instants, Elisabeth allait poursuivre sa promenade, lorsqu’elle entrevit un homme dans un petit bosquet qui bordait la promenade ; il se dirigeait de son côté : craignant que ce ne fût Mr. Darcy, elle se retira à la hâte. Mais cet homme était assez près d’elle pour l’avoir reconnue, il s’avança précipitamment en prononçant son nom. Ayant reconnu la voix de Mr. Darcy, elle voulut fuir, mais il l’avait déjà atteinte, et lui présentant une lettre, qu’elle prit sans réflexion, il lui dit avec une fierté pleine de dignité :

– Je suis venu ici, dans l’espérance de vous rencontrer ; faites-moi l’honneur de lire cette lettre ; et après une légère inclination il rentra dans le bois et fut bientôt hors de vue.

Elisabeth ouvrit cette lettre avec la plus vive curiosité ; son étonnement fut au comble, en voyant que l’enveloppe qui était écrite renfermait elle-même deux feuilles de papier couvertes d’une écriture fine et serrée. En poursuivant sa promenade, le long du chemin, elle commença à la lire. Elle était datée de Rosing, à huit heures du matin, et conçue en ces termes :

« Ne craignez point, Madame, en ouvrant cette lettre, d’y lire la répétition des sentiments, ou le renouvellement des offres qui vous ont offensée hier au soir ; je ne vous écris point dans l’intention de vous faire de la peine ni de m’humilier, en revenant sur des souhaits qui ne sauraient être trop tôt oubliés pour le bonheur de l’un et de l’autre ; j’aurais évité à vous la peine de lire cette lettre, à moi celle de l’écrire, si ma réputation ne demandait pas qu’elle fût écrite et lue. Vous devez donc me pardonner la liberté avec laquelle je vous demande votre attention. Je sais que votre cœur ne l’accorderait pas, mais je la demande à votre justice. »

« Vous m’avez accusé hier de deux crimes d’une nature et d’une importance bien différentes : le premier, d’avoir éloigné Mr. Bingley de votre sœur, sans avoir égard aux sentiments ni de l’un, ni de l’autre ; et le second, d’avoir, contre tous les droits de l’honneur et de l’humanité, détruit le bonheur et les espérances de M. Wikam. Avoir méchamment et sans raison rejeté le compagnon de mon enfance, et le protégé de mon père ; un jeune homme qui n’avait d’autre ressource que notre protection, et qui avait été élevé dans l’idée qu’elle lui était due, serait une cruauté bien plus grande que celle d’avoir séparé deux jeunes gens dont l’amour ne datait que de quelques semaines. Mais, j’espère être à l’abri de la sévérité et du blâme que vous avez si libéralement accordés hier au soir à ma conduite, lorsque vous aurez lu le récit de mes actions et des motifs qui les ont dictées. Si, pour cette explication, que je me dois à moi-même, je suis dans la nécessité de mettre à découvert des opinions et des sentiments qui heurtent les vôtres, tout ce que je puis dire, c’est que j’en suis fâché, mais je ne puis faire autrement, et toute apologie ultérieure serait déplacée.

Je ne séjournais pas longtemps à Netherfield, sans m’apercevoir, comme les autres, que Bingley préférait votre sœur à toutes les femmes du pays ; mais ce ne fut vraiment qu’après le bal qu’il donna chez lui, que j’eus la crainte de voir cette espérance se changer en un sérieux attachement. Pendant que j’avais l’honneur de danser avec vous à ce même bal, Sir Williams Lucas m’apprit, par hasard, que les assiduités de Bingley, auprès de votre sœur, avoient généralement fait espérer qu’il l’épouserait, et il en parla même comme d’un événement presque certain, dont le moment seulement n’était pas encore fixé. Dès cet instant, j’observai attentivement la conduite de mon ami, et je vis que le sentiment qu’il avait pour Miss Bennet, était bien plus fort que ceux que je lui avais vus jusqu’alors ; j’observais aussi votre sœur ; son air et ses manières étaient francs, gais et prévenants comme elles le sont toujours ; mais elle ne paraissait pas éprouver un sentiment particulier pour lui, et je restais convaincu, par les remarques que je fis pendant cette soirée, que malgré qu’elle reçût avec plaisir la cour qu’il lui faisait, elle était loin cependant de partager ses sentiments. Si vous n’avez pas été trompée, c’est donc moi qui ai été dans l’erreur. La connaissance, que vous avez du caractère de votre sœur, doit rendre ce dernier cas plus probable. S’il en est ainsi, si par cette erreur j’ai été conduit à faire son malheur, votre ressentiment est juste ; mais je ne crains pas d’assurer que la sérénité qui régnait sur sa figure et dans sa contenance, pouvait persuader à l’observateur le plus habile, que malgré la douceur et l’amabilité de son caractère, son cœur n’était probablement pas facile à toucher. Il est certain que je désirais la croire indifférente ; mais je dois dire qu’ordinairement mes recherches et mes résolutions ne sont pas influencées par mes craintes ou mes espérances. Je ne l’ai donc pas crue indifférente, parce que je désirais qu’elle le fût, mais par conviction. Les désavantages que je trouvais à ce mariage, ne se bornaient pas à ceux que j’ai avoués hier au soir, avoir mis de côté pour moi-même, aveuglé par une violente passion. L’infériorité de la famille n’aurait pas été un obstacle aussi grand pour mon ami que pour moi ; mais il y avait encore d’autres raisons de s’y opposer, raisons encore existantes, et que j’avais pris sur moi d’oublier, parce qu’elles n’étaient pas absolument sous mes yeux. Ces raisons doivent être développées ; je le ferai le plus rapidement qu’il me sera possible. Le rang de la famille de votre mère, quoique fort inférieur au nôtre, n’est rien encore en comparaison du manque de tact et d’usage du monde, qui se fait remarquer si fréquemment, et, j’ose le dire, presque toujours, chez elle, chez vos trois sœurs cadettes, et quelquefois aussi chez votre père ; pardonnez-moi ; je suis fâché de vous faire de la peine ; mais au milieu du chagrin que doivent vous faire éprouver les défauts de vos plus proches parents, vous avez la consolation de voir que vous vous êtes conduite de manière à éviter tout reproche de cette espèce, et que les éloges que vous méritez à ce sujet, et qui vous sont si généralement donnés, ainsi qu’à votre sœur aînée, ne font pas moins d’honneur à votre jugement qu’à votre esprit. »

« Le jour qui suivit celui du bal, Bingley quitta Netherfield pour aller à Londres, avec l’intention de revenir très-promptement ; maintenant je dois déclarer quelle part j’ai eue à ce qui a suivi. L’inquiétude de ses sœurs avait été réveillée aussi bien que la mienne : nous découvrîmes que nous pensions tous de même, et jugeant qu’il ne fallait pas perdre de temps, nous résolûmes tout de suite d’aller le rejoindre à Londres ; nous partîmes. Je me chargeai de montrer à Bingley les inconvénients d’un pareil choix, ce que je fis avec chaleur. Mes remontrances auraient peut-être ébranlé ou retardé sa résolution, mais je ne crois pas qu’elles eussent réussi à lui faire abandonner l’idée de ce mariage, sans l’assurance que je n’hésitai pas à lui donner, que votre sœur était restée parfaitement indifférente à son égard. Il croyait qu’elle le payait de retour ; mais Bingley a beaucoup de modestie naturelle, et plus de confiance dans mon jugement que dans le sien propre. Il ne me fut donc pas difficile de le convaincre qu’il s’était trompé ; et lui persuader alors de ne pas retourner dans le Hertfordshire, fut l’ouvrage d’un instant. Je ne saurais me blâmer d’avoir agi ainsi ; il n’y a qu’une seule partie de ma conduite que je ne puis pas rappeler avec satisfaction ; c’est lorsque je me suis prêté à lui cacher que votre sœur était à la ville ; je l’ai su par Miss Bingley, et son frère l’ignore encore à présent ; son amour ne me paraissait pas assez éteint pour qu’il pût la revoir sans danger. Peut-être cette feinte, ce déguisement étaient-ils au-dessous de mon caractère ; mais, si je m’y suis soumis, c’était dans un bon but. »

« Je n’ai plus rien à dire, ni aucune autre apologie à faire sur ce sujet. Si j’ai blessé les sentiments de votre sœur, je l’ai fait sans le savoir, et quoique les motifs qui m’ont conduit puissent vous paraître insuffisants, je n’ai pas encore appris à les condamner. »

« Quant à la seconde et plus fâcheuse inculpation d’avoir fait le malheur de Mr. Wikam, je ne la réfuterai qu’en mettant sous vos yeux l’histoire de ses rapports avec ma famille. J’ignore ce dont il m’a particulièrement accusé ; mais je puis en appeler à plus d’un témoin digne de foi pour attester la vérité de ce que je vais raconter. »

« Mr. Wikam est fils d’un homme très-respectable, qui eut pendant plusieurs années l’administration de la terre de Pemberley, et dont la probité et l’activité avoient disposé mon père à lui rendre service, ainsi qu’à son fils George Wikam, qui était son filleul ; sa bonté fut donc extrême pour lui ; il l’envoya à l’école et ensuite à Cambridge ; son père ruiné par l’extravagance de sa femme, aurait été hors d’état de lui procurer l’éducation d’un homme comme il faut, sans le secours du mien. Il aimait beaucoup la société de ce jeune homme dont les manières ont été toujours fort séduisantes, il avait la plus haute idée de lui ; et espérant qu’il se vouerait à l’église, il avait l’intention de le pourvoir d’un bénéfice. Quant à moi, il y avait déjà longtemps que je le jugeais bien différemment. Des inclinations vicieuses, et un manque total de principes, qu’il était bien soigneux de cacher à son protecteur, ne pouvaient échapper aux yeux d’un jeune homme de son âge, qui le voyait souvent dans des moments où il ne s’observait pas. Ici encore, je dois vous faire un chagrin dont vous seule pouvez apprécier l’étendue ; cependant, quelque soient les sentiments que vous a inspirés Mr. Wikam, le soupçon que j’ai de leur nature ne doit pas m’empêcher de dévoiler ici son véritable caractère. Mon excellent père mourut il y a cinq ans ; son attachement pour Mr. Wikam était tel, qu’il me recommandait, dans son testament, de protéger son avancement, quelle que fût la profession qu’il embrassât, et s’il prenait les ordres, il désirait que je lui conférasse le premier bénéfice lucratif qui viendrait à vaquer. Il lui faisait aussi un legs de mille livres ; son père ne survécut pas longtemps au mien, et six mois après sa mort, Mr. Wikam m’écrivit que s’étant enfin décidé à ne pas entrer dans les ordres, il pensait que je ne trouverais pas extraordinaire qu’il demandât quelques dédommagements pour le bénéfice qu’il ne pouvait plus réclamer ; il avait, disait-il, l’intention d’entrer dans le barreau, et je devais savoir que l’intérêt de mille livres ne suffisait pas pour entreprendre cette carrière. Je désirai qu’il fût sincère plus que je ne l’espérais, mais à tout événement j’étais prêt à accéder à sa demande. »

« Mr. Wikam ne voulant plus être ecclésiastique, l’affaire fut bientôt terminée. Il renonça à tous ses droits à un bénéfice, supposé même qu’il pût jamais être en position de l’obtenir, et reçut en retour trois mille livres. Tous rapports entre nous parurent alors rompus ; j’avais trop mauvaise opinion de lui pour l’inviter à Pemberley, ou pour rechercher sa société à Londres où il demeurait toujours ; l’étude du droit en était le prétexte ; mais, débarrassé de toute contrainte, il passait sa vie dans l’oisiveté et dans la dissipation. J’entendis à peine parler de lui pendant trois ans ; mais, lorsque le bénéfice qui lui avait été destiné, devint vacant, je reçus une lettre de Mr. Wikam, qui se mettait sur les rangs. Il m’assurait, et je n’avais pas de peine à le croire, qu’il était dans une fort mauvaise position ; il avait reconnu que la carrière du droit était peu lucrative, et il était décidé à prendre les ordres, si je voulais le présenter pour le bénéfice, ce dont il n’avait aucun doute, étant bien assuré que je n’aurais pas oublié les intentions de mon respectable père. Vous ne me blâmerez pas, je pense, d’avoir refusé de céder à cette demande, et d’avoir résisté chaque fois qu’il l’a répétée. Son ressentiment fut proportionné à la détresse où il était, et il ne fut sûrement pas plus modéré dans les plaintes qu’il fit de moi aux autres, que dans les reproches qu’il m’adressa à moi-même. Après cette affaire, tout fut fini entre nous, et je ne sais comment il a vécu jusqu’à l’été dernier, que je fus de nouveau obligé de m’occuper de lui, et d’une manière qui m’a été bien douloureuse. Je dois à présent parler d’une circonstance que je voudrais bannir de ma mémoire, et qu’aucune considération, excepté celle à laquelle je cède dans ce moment, n’aurait pu m’engager à révéler à qui que ce fût. Après cet aveu je ne doute pas de votre discrétion. »

« Ma sœur, qui est de dix ans plus jeune que moi, a été confiée à la tutelle du neveu de ma mère, le colonel Fitz-Williams, et à la mienne ; il y a un an qu’elle est sortie de pension, et qu’elle vit chez elle à Londres. L’été dernier elle alla à Ramsgate avec la dame qui dirige son éducation. Mr. Wikam y alla aussi, et sans doute ce n’était pas sans intention, car il a été prouvé qu’il avait été lié avec Mistriss Young sur le caractère de laquelle nous avions été malheureusement trompés, et, par son secours, il prit assez d’empire sur Georgina dont le cœur amical avait conservé un tendre souvenir des soins qu’il avait eu d’elle dans son enfance, pour lui persuader qu’elle avait de l’inclination pour lui, et la faire consentir à un enlèvement ; elle n’avait que quinze ans ; sa jeunesse doit lui servir d’excuse ; et après avoir dévoilé son imprudence, je suis heureux de pouvoir ajouter que c’est à elle que j’en dus la connaissance : j’arrivai à Ramsgate par hasard, deux jours avant celui fixé pour l’enlèvement. Georgina ne pouvant alors soutenir l’idée d’offenser un frère qu’elle considérait comme un père, m’avoua tout. Vous pouvez imaginer quels furent mes sentiments et ma conduite ; les égards que je devais à la réputation de ma sœur, m’empêchèrent de faire un éclat, mais j’écrivis à Mr. Wikam, qui partit tout de suite, et Miss Young fut renvoyée. L’objet des désirs de Mr. Wikam, était sûrement la fortune de ma sœur, qui est de trente mille livres ; mais je ne puis m’empêcher de croire que l’espérance de se venger de moi ne fut un grand attrait ; la vengeance en effet aurait été complète. Voilà, Madame, le récit fidèle de ce qui s’est passé entre nous, et si vous ne le rejetez pas comme entièrement faux, j’espère que vous me déchargerez de l’accusation d’avoir usé de cruauté envers Mr. Wikam. Je ne sais pas de quelle manière et par quels mensonges il vous en a imposé, mais on ne doit pas s’étonner de ses succès. Dans l’ignorance où vous étiez de tout ce qui nous concernait l’un et l’autre, vous ne pouviez découvrir la vérité ; le soupçon n’est pas dans votre caractère. »

« Vous pourrez être surprise que je ne vous aie pas révélé tout ceci hier au soir, mais je n’étais pas alors assez maître de moi. Pour vous assurer de la vérité de tout ce que je viens d’écrire, je pourrais en appeler particulièrement au témoignage du colonel Fitz-Williams que la parenté et la constante amitié qui nous lie, ainsi que sa qualité d’exécuteur testamentaire de mon père, ont mis à même de connaître tous les détails. Si l’aversion que vous avez pour moi, vous empêche d’ajouter foi à mes protestations, la même cause ne vous empêchera point de croire mon cousin ; je vais chercher les moyens de vous faire parvenir cette lettre ce matin, afin que vous ayez encore le temps de le consulter. Recevez, Madame, mes vœux pour votre bonheur. »

Votre, etc.

Fitz Williams Darcy.

 

Fin du second volume.

Publié le 02/05/2025 / 17 lectures
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