Une fois connecté à votre compte, vous pouvez laisser un marque-page numérique () et reprendre la lecture où vous vous étiez arrêté lors d'une prochaine connexion en vous rendant dans la partie "Gérer mes lectures", puis "Reprendre ma lecture".

Orgueil et préjugés, de Jane Austen
Chapitre 1

PARTAGER

On peut se figurer avec quelle avidité Elisabeth lut cette lettre, et quelle émotion elle lui fit éprouver ; ses sentiments ne pouvaient se définir. Elle vit d’abord avec surprise qu’il ne croyait point devoir faire d’apologie. Fermement persuadée qu’il ne donnerait pas une explication, qu’un juste sentiment de honte devait l’engager à éviter ; elle commença la lecture du récit de ce qui s’était passé à Netherfield, avec les plus forts préjugés contre tout ce qu’il pouvait dire ; son impatience lui permettait à peine d’achever une phrase avant d’en commencer une autre, et ses yeux parcouraient d’avance toutes les lignes ; elle ne voulut d’abord point ajouter foi à l’idée qu’il avait eue de l’indifférence de sa sœur, et le détail des tristes et véritables obstacles qu’il avait vus à son mariage avec Bingley, l’irrita trop pour qu’elle pût lui rendre justice ; il n’exprimait, pour la désarmer, aucun regret de sa conduite ; son style, loin d’être repentant, était plein de hauteur ; tout son récit respirait l’orgueil et l’insolence ; mais, lorsqu’elle arriva à ce qui concernait Mr. Wikam, lorsqu’elle lut avec calme le récit des événements qui se liaient si bien avec ce qu’il avait raconté lui-même, et qui, s’ils étaient prouvés, dévoient anéantir la bonne opinion qu’elle avait sur son compte ; alors ses sentiments commencèrent à changer. Elle était alternativement agitée par la crainte, l’étonnement et l’horreur ; elle aurait voulu pouvoir anéantir toutes ces circonstances, en s’écriant à chaque ligne : c’est faux ! cela ne peut pas être ! Et lorsqu’elle eut fini toute la lettre, elle se hâta de la fermer, en se promettant de ne point y ajouter foi, et de ne jamais la relire.

Elle était dans un trouble indéfinissable, et ses pensées ne pouvaient s’arrêter sur rien. Une demi-minute après, la lettre fut de nouveau déployée ; rappelant toute son attention, elle recommença la mortifiante lecture de tout ce qui avait rapport à Wikam, et prit assez d’empire sur elle pour réfléchir sérieusement sur la conséquence de chaque phrase. Tout ce qui concernait ses liaisons avec la famille de Pemberley, était exactement semblable à ce qu’il avait dit lui-même ; et les bontés qu’avait eu pour lui Mr. Darcy, étaient parfaitement d’accord avec ses propres expressions. Ainsi, les deux récits se confirmaient mutuellement. Mais, lorsqu’elle en vint au Testament, la différence était grande. Tout ce que Wikam avait dit sur le bénéfice, était gravé dans sa mémoire, et en se rappelant ses propres paroles, il lui était impossible de ne pas voir qu’il y avait duplicité d’un des deux côtés ; pendant quelques instants elle se flatta que son cœur ne l’avait pas trompée ; mais, lorsqu’elle eut lu et relu l’abandon que Wikam avait fait de ses prétentions au bénéfice, pour une somme aussi forte que celle de trois mille livres, elle fut forcée d’hésiter encore ; elle ferma la lettre une seconde fois et pesa chaque circonstance avec toute l’impartialité qu’elle put y mettre ; elle réfléchit sur la probabilité de cette transaction ; il y avait assertion des deux parts, comment découvrir la vérité ? Elle reprit donc encore la lettre, mais chaque ligne lui prouvait que cette affaire qui lui avait paru ne pouvoir jamais être expliquée d’une manière la moins du monde favorable à Mr. Darcy, était cependant susceptible de prendre une tournure qui pouvait le faire paraître tout à fait innocent. L’extravagance et la duplicité dont il accusait ouvertement Mr. Wikam, l’offensaient d’autant plus qu’elle ne pouvait lui opposer aucune preuve de son injustice. Car elle n’avait jamais entendu parler de lui avant qu’il entrât dans le régiment de *** ; dans lequel il ne s’était engagé qu’à la persuasion de Mr. Denny qui l’avait connu autrefois, mais légèrement. On ne savait dans le Hertfordshire, aucune circonstance sur sa conduite antérieure, que celles qu’il racontait lui-même ; quant à son véritable caractère, lors même qu’elle aurait pu prendre des informations, elle n’y aurait jamais pensé ; sa contenance, le son de sa voix, l’aisance de ses manières, tout enfin dans son extérieur, lui avait persuadé qu’il possédait toutes les vertus. Elle s’efforçait de se rappeler quelques traits de bonté, quelques preuves de probité et de bienfaisance qui pussent le soustraire aux accusations de Mr. Darcy, ou du moins qui pussent expier ces erreurs momentanées, dans lesquelles elle voulait ranger ce que Mr. Darcy nommait les vices de sa jeunesse. Aucun souvenir de cette espèce ne vint la soulager ; elle se représentait Wikam avec tous ses agréments, mais elle ne pouvait s’appuyer d’aucun autre avantage plus essentiel que l’approbation générale de la société de Meryton, et les éloges qu’avaient obtenus ses manières prévenantes. Après avoir réfléchi longtemps, elle continua sa lecture ; mais, hélas ! l’histoire de ses desseins sur Miss Darcy, ne lui paraissait que trop confirmée par ce qui était échappé la veille au colonel Fitz-Williams ; enfin on l’engageait à s’adresser à lui-même pour la confirmation de toutes ces circonstances, et il lui était impossible de mettre en doute sa véracité. Elle s’était d’abord décidée à s’adresser à lui, mais elle fut ensuite détournée de cette idée par la singularité de cette démarche ; elle y renonça donc complètement, pensant que Mr. Darcy ne la lui aurait pas proposée, s’il n’avait été bien assuré de l’appui de son cousin. Elle se souvenait très bien de tout ce que Mr. Wikam lui avait dit dans la première soirée qu’elle avait passée avec lui chez Mistriss Philipps ; elle était frappée maintenant de l’inconvenance qu’il y avait à faire de pareilles confidences à une étrangère, et elle s’étonna de ne pas en avoir fait la remarque jusqu’alors ; elle vit le manque de délicatesse qu’il y avait à se mettre en avant comme il l’avait fait, et le peu de rapport qui régnait entre ses discours et sa conduite : il s’était vanté de ne point craindre de rencontrer Mr. Darcy, et de ne rien faire pour l’éviter ; cependant, il n’avait pas osé paraître au bal de Netherfield. Elle se souvint aussi qu’il n’avait confié son secret qu’à elle seule, tant que la famille Bingley et Mr. Darcy avaient été dans le pays ; mais que tout de suite après leur départ, cette histoire avait été connue de tout le monde ; enfin qu’il ne s’était fait aucun scrupule de dévoiler le caractère de Mr. Darcy, quoiqu’il l’eût assurée que le respect qu’il conservait pour la mémoire du père, l’empêcherait toujours de faire aucun tort au fils.

Que tout ce qui avait rapport à Mr. Wikam lui paraissait maintenant sous un point de vue différent ! Ses assiduités auprès de Miss Kings, ne lui semblaient dictées que par des vues tout à fait intéressées ; et la médiocrité même de sa fortune n’était plus à ses yeux la preuve de la modération de ses désirs, mais du besoin où l’avait réduit sa dissipation. La conduite même qu’il avait tenue vis-à-vis d’elle, pouvait bien avoir été dictée par quelques motifs peu louables. Peu à peu, tout ce qui parlait en sa faveur s’affaiblissait, et pour justifier encore davantage Mr. Darcy, elle se souvint que Mr. Bingley, interrogé par Jane, avait assuré qu’il n’avait aucun tort ; elle ne pouvait se dissimuler que quelques fières et peu engageantes que fussent ses manières, elle n’avait, depuis qu’elle le connaissait, rien vu qui pût déceler qu’il fut injuste, ni dépourvu de morale et de religion ; qu’il était aimé et estimé de toutes ses connaissances ; que Wikam lui-même avait avoué qu’il était un excellent frère, et qu’elle lui avait souvent entendu parler de sa sœur avec une affection qui prouvait qu’il était susceptible de bons sentiments ; que si ses actions avoient été comme le représentait Wikam, une violation si évidente des droits les mieux établis, le monde en aurait eu connaissance, et que cette vive amitié entre lui et un homme aussi bon que Mr. Bingley, aurait été incompréhensible.

Enfin, elle eut honte d’elle-même, et ne pouvait penser ni à Darcy, ni à Wikam, sans s’accuser d’avoir été aveuglée, prévenue et ridicule.

– Oh ! que je me suis sottement conduite ! s’écriait-elle, moi qui me vantais de ma pénétration, qui avait une si haute idée de mon jugement ! moi qui ai souvent regardé avec pitié la généreuse candeur de ma sœur ; qui a si souvent satisfait ma folie par de vains et injustes soupçons ! quelle humiliation ! mais elle est juste. Je n’aurais pas été plus aveugle si j’avais eu de l’amour ! la vanité et non l’amour a été ma folie ! Flattée de la préférence de l’un, offensée du dédain de l’autre, j’ai, dès le commencement, accueilli la prétention et l’ignorance et banni la raison ; je ne me suis pas connue moi-même jusqu’à présent. — D’elle à Jane, et de Jane à Bingley, ses pensées la ramenèrent bientôt à l’idée que l’explication de Mr. Darcy à leur égard, ne lui avait pas paru convaincante, et elle la relut. Comme elle la trouva différente à la seconde lecture ! Comment aurait-elle pu ne pas ajouter foi à ses protestations sur un sujet, lorsqu’elle avait été obligée d’en reconnaître la vérité sur un autre. Il déclarait qu’il n’avait pas du tout soupçonné l’attachement de sa sœur ; et elle se souvint quelle avait été l’opinion de Charlotte à cette occasion.

Elle ne put aussi nier la justesse de ses observations sur Jane ; elle sentait bien que les sentiments de sa sœur, quoique vifs dans le fond, se manifestaient peu, et que l’égalité et la douceur constante qui régnaient sur sa physionomie et dans sa manière d’être, ne se voyaient pas toujours unies à une grande sensibilité.

Quand elle en vint à cette partie de la lettre où il parlait de sa famille en termes si humiliant, et cependant si bien mérités, elle éprouva un véritable sentiment de honte ; la vérité du reproche la frappait trop vivement pour qu’elle pût le nier. Ce qui s’était passé à Netherfield et qui avait confirmé toutes ces observations n’avait pas fait une impression plus vive sur l’esprit de Mr. Darcy que sur le sien même.

Elle ne put s’empêcher de sentir le compliment qu’il lui faisait ainsi qu’à sa sœur ; il adoucit son chagrin, mais ne la consola point du mépris que le reste de sa famille s’était attirée ; et comme elle voyait que le malheur de Jane était l’ouvrage de ses plus proches parents, elle pensa aussi combien le cas qu’on pouvait faire de toutes deux, devait avoir été diminué par une conduite si peu convenable, et elle se sentit plus humiliée qu’elle ne l’avait encore jamais été.

Après avoir erré pendant deux heures, le long du chemin, s’abandonnant à toute l’agitation de ses pensées, réfléchissant de nouveau sur tout ce qu’elle venait d’apprendre, cherchant à se réconcilier avec un changement d’idées si prompt ; la fatigue et la crainte d’avoir été trop longtemps absente la firent retourner au Presbytère, et elle rentra dans la maison, décidée à paraître aussi gaie qu’à l’ordinaire, et à éviter toute réflexion qui put l’empêcher de prendre part à la conversation.

On lui dit que les deux neveux de Lady Catherine étaient venus faire visite pendant son absence. Mr. Darcy avait pris congé au bout de quelques minutes, mais le colonel Fitz-Williams était resté au moins une heure, espérant qu’elle reviendrait, et ne s’en était allé qu’avec l’intention de se promener jusqu’à ce qu’il l’eût rencontrée.

Elisabeth affecta quelque chagrin de ne l’avoir pas vu, quoique, dans le fond, elle en fût bien aise. Le colonel Fitz-Williams ne l’occupait plus ; elle ne pouvait penser qu’à la lettre qu’elle venait de recevoir.

 

Publié le 02/05/2025 / 17 lectures
Commentaires
Connectez-vous pour répondre