Une fois connecté à votre compte, vous pouvez laisser un marque-page numérique () et reprendre la lecture où vous vous étiez arrêté lors d'une prochaine connexion en vous rendant dans la partie "Gérer mes lectures", puis "Reprendre ma lecture".

Orgueil et préjugés, de Jane Austen
Chapitre 10

PARTAGER

Elisabeth, convaincue que l’éloignement de Miss Bingley pour elle, était dû à un sentiment de jalousie, ne pouvait se dissimuler, que sa visite à Pemberley lui serait très-désagréable, et elle était curieuse de voir quel accueil elle en recevrait.

Lorsqu’elles arrivèrent à Pemberley, on leur fit traverser le vestibule, pour les introduire dans un salon que son exposition au nord rendait délicieux en été, et dont les fenêtres qui allaient jusqu’au plancher, laissaient voir des collines couvertes de superbes chênes, et de beaux châtaigniers d’Espagne dispersés çà-et-là sur des pentes de verdure. Elles furent reçues dans le salon par Miss Darcy, qui y était établie avec Mistriss Hurst, Miss Bingley et la dame qui demeurait toujours avec elle. Georgina les accueillit avec toute la politesse, mais aussi avec tout l’embarras que donnent la timidité et un extrême désir de plaire. Miss Bingley et Mistriss Hurst firent une légère révérence, et après que chacune se fut assise, il y eut un instant de silence très embarrassant ; il fut enfin rompu par Mistriss Amesley, bonne et aimable femme, qui prouva par les efforts qu’elle fit pour commencer et soutenir la conversation, qu’elle avait réellement plus d’usage du monde que les autres. Mistriss Gardiner, aidée de temps en temps par Elisabeth, la secondait ; Miss Darcy avait l’air de faire tout son possible pour s’y joindre, et elle hasardait de temps en temps une phrase bien courte, lorsqu’elle supposait qu’on l’entendrait à peine.

Elisabeth remarqua bientôt qu’elle était observée avec soin par Miss Bingley et qu’elle ne pouvait pas dire un mot, surtout s’il était adressé à Miss Darcy, sans attirer son attention, ce qui ne l’aurait point empêché de parler souvent à cette dernière, si elle n’avait pas été assise fort loin d’elle ; d’ailleurs elle était très préoccupée ; elle s’attendait à chaque instant que quelques-uns des Messieurs entreraient dans le salon. Après avoir été assise un quart d’heure sans avoir entendu prononcer un mot à Miss Bingley, elle fut fort étonnée de recevoir d’elle une froide question sur la santé de sa famille, elle lui répondit avec autant d’indifférence et de brièveté, et Miss Bingley ne dit plus rien. Le seul événement qui interrompit le calme de leur visite fut l’arrivée d’un domestique avec quelques rafraîchissements et les plus beaux fruits de la saison. Ce ne fut qu’après bien des regards et des sourires significatifs de Mistriss Amesley que Miss Darcy osa aller prendre sa place et faire les honneurs ; alors toutes les dames furent occupées, et les belles pyramides de raisins, de poires, de pêches, les rassemblèrent autour de la table.

Elisabeth ne pouvait se rendre compte si elle désirait ou non de voir paraître Mr. Darcy, lorsqu’il arriva. Il avait passé une partie de la matinée au bord de la rivière avec Mr. Gardiner et quelques autres Messieurs, et il avait abandonné la pêche, lorsqu’il avait appris que les Dames comptaient rendre visite à Georgina. Dès qu’Elisabeth le vit entrer, elle prit la sage résolution de se défaire de tout embarras, et d’être parfaitement à son aise ; résolution très-bonne à prendre, mais très difficile à exécuter, d’autant plus qu’elle vit bientôt que l’attention de toute l’assemblée était fixée sur elle et Mr. Darcy ; la curiosité était surtout empreinte sur la figure de Miss Bingley, en dépit de l’air indifférent qu’elle affectait. Sa jalousie était éveillée, quoiqu’elle ne fût pas sûre que ses soupçons fussent fondés.

Depuis l’arrivée de son frère, Miss Darcy faisait encore plus d’efforts pour alimenter la conversation, car il paraissait fort désirer qu’elle se liât intimement avec Elisabeth. Miss Bingley voyait très bien tout cela, et son imprudente colère, lui fit saisir la première occasion de dire à Elisabeth avec une politesse moqueuse :

— Je vous prie Miss Elisa, le régiment de** a-t-il quitté Meryton ? Ce doit être une grande perte pour votre famille.

Elle n’osa pas prononcer le nom de Wikam en présence de Mr. Darcy, mais Elisabeth comprit tout de suite que c’était à lui qu’elle pensait, et elle éprouva un moment d’embarras. Mais rappelant bientôt toute son énergie pour repousser cette méchante attaque, elle lui répondit d’un ton fort aisé ; un coup d’œil jeté à la dérobée, lui fit voir Darcy rougissant et la regardant fixement, et sa sœur couverte de confusion n’osant pas même lever les yeux.

Si Miss Bingley avait su quel embarras elle faisait éprouver à son amie bien aimée, elle n’aurait sûrement pas dit cela ; mais elle n’avait voulu que déconcerter Elisabeth, en lui rappelant un homme auquel elle croyait qu’elle était attachée, et en cherchant à lui faire trahir un sentiment qui devait blesser celui de Darcy. Peut-être aussi voulait-elle lui rappeler toutes les folies et les ridicules, dont s’étaient couverts quelques individus de sa famille, vis-à-vis des officiers. Elle n’avait jamais entendu dire un mot de l’enlèvement projeté de Miss Darcy ; il n’avait été révélé qu’à Elisabeth avec tout le secret possible.

La réponse pleine de dignité d’Elisabeth calma bientôt l’émotion de Mr. Darcy, et Miss Bingley, trompée dans son attente, n’osa pas rappeler Wikam d’une manière plus directe ; Georgina se remit aussi peu à peu, quoiqu’elle n’osât cependant pas parler. Son frère, dont elle craignait surtout de rencontrer les regards, ne semblait plus se souvenir de cette affaire, et ce sujet de conversation qu’on n’avait amené que dans l’intention de nuire à Elisabeth, parut avoir augmenté l’estime de Darcy pour elle.

La visite se termina bientôt, et pendant que Mr. Darcy accompagnait Mistriss Gardiner et sa nièce jusqu’à leur voiture, Miss Bingley exhalait sa colère en critiquant la toilette, les manières et toute la personne d’Elisabeth. Mais Georgina ne se joignit point à elle, elle avait toute confiance en son frère, les éloges qu’il lui avait faits d’Elisabeth suffisaient pour lui assurer sa faveur. Son jugement ne pouvait errer, il avait parlé d’Elisabeth dans des termes qui ne lui permettaient pas de croire qu’elle ne fût pas très-jolie et très-aimable. Lorsque Darcy revint, Miss Bingley ne put s’empêcher de répéter en partie ce qu’elle venait de dire à sa sœur :

— Miss Elisa Bennet n’était pas jolie ce matin, elle a prodigieusement changé depuis cet hiver ; elle est devenue brune, maigre, commune ; nous disions Louisa et moi que nous ne l’aurions pas reconnue.

Quelque peu agréables que fussent ces remarques pour Mr. Darcy, il se contenta de répondre froidement, qu’il ne voyait aucun changement en elle, qu’elle était seulement un peu hâlée, ce qui n’était pas étonnant lorsqu’on voyageait en été.

— Pour moi, reprit Miss Bingley, j’avoue que je n’ai pu la trouver jolie ; elle est trop maigre, son teint n’a pas assez d’éclat, et ses traits ne sont point réguliers ; ses dents sont bien, sans avoir rien d’extraordinaire. Quant à ses yeux qu’on dit beaux, je n’y ai jamais su voir rien de bien merveilleux ; ils ont une expression perçante et maligne que je n’aime pas du tout, et il y a dans sa contenance une hardiesse sans élégance, qui n’est pas tolérable.

Persuadée, comme l’était Miss Bingley, que Mr. Darcy était amoureux d’Elisabeth, ce n’était pas une manière de lui plaire d’en parler ainsi ; mais les gens en colère ne sont ni sages ni adroits. Lorsqu’elle lui vit enfin l’air un peu piqué, elle crut avoir obtenu tout le succès qu’elle désirait ; cependant il paraissait décidé à ne rien répondre ; et elle ajouta, dans l’intention de le forcer à dire quelque chose : — Je me souviens combien nous fûmes tous étonnés, en arrivant dans le Hertfordshire, d’apprendre qu’elle avait une grande réputation de beauté, et je me rappelle qu’un jour qu’elle avait dîné à Netherfield, vous disiez : « Elle, une beauté ? J’appellerais aussi bien sa mère un génie ! » Mais depuis lors elle a gagné dans votre opinion, et je crois qu’à présent vous la trouvez presque jolie.

— Oui, répondit Darcy qui ne pouvait plus se contenir, je l’avais à peine vue alors, mais il y a déjà plusieurs mois que je la trouve une des plus belles personnes que je connaisse.

Il sortit alors, et Miss Bingley eut la satisfaction de l’avoir forcé à dire ce qui ne pouvait faire de la peine qu’à elle-même.

Mistriss Gardiner et sa nièce s’entretinrent en revenant de tout ce qui s’était passé dans cette visite, excepté de ce qui les intéressait le plus toutes les deux ; elles parlèrent de tout le monde, excepté de celui qui les occupait exclusivement. Cependant Elisabeth aurait voulu savoir ce que sa tante pensait de lui, et Mistriss Gardiner aurait été enchantée que sa nièce entamât ce sujet.

 

Publié le 02/05/2025 / 17 lectures
Commentaires
Connectez-vous pour répondre