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Orgueil et préjugés, de Jane Austen
Chapitre 11

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Elisabeth avait été fort désappointée de n’avoir point reçu de lettres de Jane depuis son arrivée à Lambton ; enfin, le troisième jour il en arriva deux à la fois ; la première, par une erreur dans l’adresse, avait été envoyée ailleurs. Elisabeth allait sortir, lorsque ces lettres arrivèrent ; elle laissa partir son oncle et sa tante, et resta seule pour les lire. L’une avait été écrite cinq jours avant l’autre ; le commencement contenait le récit de toutes leurs petites distractions, de leurs engagements et de toutes les nouvelles du pays ; mais les dernières pages, datées d’un jour plus tard, étaient écrites avec une agitation extrême.

« Depuis que je vous ai écrit, ma chère Lizzy, disait Jane, il est arrivé un bien fâcheux événement. Je crains de vous alarmer ; je vous assure, cependant, que nous sommes tous bien portant ; ce que j’ai à vous apprendre concerne la pauvre Lydie. Hier au soir, à minuit, nous étions déjà tous couchés, lorsqu’arriva un exprès du colonel Forster, pour nous annoncer qu’elle avait pris la fuite avec un de ses officiers, et, pour tout dire, avec Wikam ; qu’ils s’étaient dirigés du côté de l’Écosse ! Imaginez notre surprise ! Cet événement ne paraît pas être très-inattendu pour Kitty ! J’en suis bien fâchée, c’est un mariage si peu convenable pour les deux parties !… Je veux espérer que son caractère a été noirci ; je puis facilement croire qu’il est indiscret et léger ; mais cette démarche, réjouissons-nous-en, ne prouve pas un mauvais cœur ; son choix est désintéressé, car il doit bien savoir que mon père ne peut rien donner à ses filles. Notre pauvre mère est au désespoir de cet événement, mon père le supporte mieux. Combien je trouve heureux que nous n’ayons rien dit contre lui ! Ils s’enfuirent samedi, on croit aux environs de minuit, mais on ne s’en est aperçu que le lendemain ; on nous a envoyé l’exprès à l’instant même. Ils doivent déjà être à dix milles de nous. Le colonel Forster croit que nous les reverrons bientôt ici. Lydie a laissé quelques lignes pour Mistriss Forster, où elle l’informait de leur intention. Je dois finir, car je ne puis rester plus longtemps éloignée de ma pauvre mère. Je crains que vous ne puissiez pas me lire, je sais à peine ce que j’ai écrit. »

Sans se donner le temps de faire aucune réflexion, Elisabeth, en finissant cette lettre, ouvrit l’autre ; elle avait été écrite vingt-quatre heures après la première.

« Je souhaite, ma chère sœur, que cette lettre soit plus lisible que la dernière ; cependant je suis si troublée, que je ne saurais mettre beaucoup de suite dans ce que j’écris. J’ai de mauvaises nouvelles à vous donner. Tout malheureux que serait un mariage entre Mr. Wikam et notre pauvre Lydie, nous sommes réduits à craindre qu’il ne se fasse pas ; car on a des raisons de croire qu’ils n’ont pas été en Écosse. Le colonel Forster est arrivé hier, il avait quitté Brighton quelques heures seulement après son courrier. Quoique le billet de Lydie à Mistriss Forster donnât à entendre qu’ils allaient à Greatna-Green ; on craint, par quelques mots échappés à Mr. Denny, que Wikam n’ait jamais eu l’intention d’y aller, ni même d’épouser Lydie. Ces paroles ayant été répétées au colonel Forster, il a pris l’alarme, et il est parti sur-le-champ de Brighton pour suivre leurs traces. Il les a gardées jusqu’à Clapham, mais là il les a perdues, car, arrivés dans cette ville, ils ont renvoyé la chaise de poste qui les avait amenés d’Epsom, et ont pris une voiture de louage. Tout ce qu’on a pu savoir, c’est qu’on les avait vu prendre la route de Londres. Après avoir fait toutes les perquisitions possibles du côté de Londres, le colonel Forster est revenu dans le Hertfordshire, prenant des informations à toutes les postes et dans toutes les auberges. Personne ne les a vus. Il est venu à Longbourn, et nous a témoigné le plus grand intérêt ; il nous a fait part de toutes ses craintes d’une manière qui fait honneur à son cœur. Pensez combien il est désolé, ainsi que Mistriss Forster ; mais on ne peut jeter aucun blâme sur eux. Notre malheur est grand, ma chère Lizzy ! Mon père et ma mère veulent supposer tout ce qu’il y a de pire, mais je ne puis avoir si mauvaise opinion de Wikam et de ma sœur. Il y a tant de circonstances qui peuvent leur avoir fait préférer d’être mariés secrètement à Londres, plutôt que de suivre leur premier projet, qu’on peut comprendre leur démarche ; et même, si Wikam avoir pu former de tels desseins sur une jeune fille d’une famille respectable, ce qui n’est pas vraisemblable, pouvons-nous croire que Lydie ait perdu tout sentiment d’honneur et de réserve ? Non, c’est impossible ! Cependant j’ai été bien affectée de voir que le colonel Forster ne croyait point à leur mariage ; il secouait la tête pendant que j’exprimais les espérances que je conserve encore, et il disait que Wikam est un homme auquel on ne doit point se fier. — Ma pauvre mère est réellement bien malade, elle garde la chambre ; quant à mon père, je ne l’ai jamais vu si affecté. La pauvre Kitty est très fâchée d’avoir caché leur inclination ; mais on ne peut lui reprocher de n’avoir pas trahi leur confiance. Je suis bien aise, ma chère Lizzy, que vous n’ayez pas été témoin de ces tristes scènes ; mais à présent que le premier choc est passé, j’avoue que je languis après votre retour ; je ne suis cependant pas assez égoïste pour vous engager à le précipiter, s’il y a quelques inconvénients. Adieu. »

« P. S. Je reprends la plume justement pour faire ce que je ne voulais pas, mais les circonstances sont telles, que je dois réellement vous engager à revenir ici le plutôt que vous pourrez. Je connais si bien mon oncle et ma tante, que je ne crains pas de m’adresser à eux. Mon père va partir pour Londres avec le colonel Forster, pour tâcher de les découvrir ; je ne sais trop ce qu’il y pourra faire, son extrême affliction ne lui permettra peut-être pas de prendre les meilleurs moyens : le colonel Forster est obligé d’être à Brighton demain au soir. Les avis et les secours de mon oncle seraient bien nécessaires à mon pauvre père ; il comprendra tout ce que nous devons éprouver, et je compte sur sa bonté. »

— Oh ! où est mon oncle ! où est mon oncle ! s’écria Elisabeth s’élançant de son siège pour le chercher, et craignant de perdre un seul instant. Au moment où elle saisissait la porte, un domestique l’ouvrit et Mr. Darcy parut. La pâleur d’Elisabeth et l’impétuosité de ses mouvements le firent reculer de quelques pas : mais, uniquement occupée de Lydie, Elisabeth s’écria : — Pardonnez-moi, je dois vous laisser, il faut que je trouve tout de suite Mr. Gardiner ! je n’ai pas un instant à perdre.

— Grand Dieu ! de quoi s’agit-il ? s’écria-t-il, emporté par son premier mouvement. Mais, se recueillant : — Je ne veux pas vous arrêter une minute, mais permettez que ce soit moi ou le domestique qui allions chercher Mr. Gardiner ; vous n’êtes pas bien, vous ne pouvez y aller vous-même. — Elisabeth hésitait, et ses genoux tremblaient sous elle, elle sentait qu’elle ne pouvait faire un pas ; alors rappelant le domestique, elle le chargea d’aller chercher son oncle et sa tante, d’une voix si tremblante qu’on pouvait à peine l’entendre.

Elle s’assit, incapable de se soutenir plus longtemps. Elle avait l’air si souffrante, qu’il fut impossible à Darcy de la quitter. — Laissez-moi appeler votre femme de chambre, lui dit-il avec l’expression d’un profond sentiment, vous allez vous trouver mal ! je vais chercher des sels. — Non ! je vous remercie, ce ne sera rien ; je suis seulement affligée des terribles nouvelles que je viens de recevoir de Longbourn.

En disant cela, elle fondit en larmes, et pendant quelques moments elle ne put prononcer un seul mot. Darcy, dans la triste incertitude où il était, osait à peine exprimer l’intérêt qu’il prenait à elle, et la regardait en silence. Enfin, elle reprit la parole : — je viens de recevoir une lettre de Jane contenant d’affreuses nouvelles ! elles ne pourront être secrètes pour personne. Ma sœur cadette a abandonné tous ses amis, elle est en fuite ! Elle s’est mise au pouvoir de Mr. Wikam ! Ils sont partis ensemble de Brighton. Vous le connaissez trop bien pour douter du reste. Elle n’a ni fortune ni aucun autre avantage qui puissent l’engager à l’épouser ; elle est perdue pour toujours !

Darcy était muet d’étonnement. — Oh quand je pense que j’aurais pu prévenir cela ! ajouta-t-elle d’une voix encore plus agitée, moi qui savais ce qu’il était ! Si j’avais dit à ma famille ce que j’avais appris sur lui ! si j’avais dévoilé son caractère, tout cela ne serait pas arrivé ! Mais c’est trop tard !

— Mais, s’écria Darcy, est-ce une chose parfaitement sûre ?

— Ce n’est que trop certain, ils sont partis de Brighton samedi soir ; on a suivi leurs traces presque jusqu’à Londres, mais pas au-delà ; ils ne sont certainement pas allés en Écosse.

— Quel moyen a-t-on employé pour les découvrir ?

— Mon père est parti pour Londres, et Jane écrit pour implorer le secours de mon oncle. J’espère que nous allons partir tout de suite ; mais, hélas ! que peut-on faire ? Que peut-on espérer d’un homme pareil ? Comment pourra-t-on les découvrir ? Ah ! je n’ai pas la plus légère espérance. Tout cela est affreux !

Darcy secouait la tête, et ne pouvait rien lui dire pour la rassurer.

— Oh, que n’ai-je parlé lorsque j’ai eu les yeux ouverts sur son véritable caractère ! Mais j’ai craint de révéler… Oh malheureuse, malheureuse erreur !

Darcy ne répondit point, il paraissait à peine l’entendre, et se promenait dans la chambre, plongé dans une profonde rêverie, les sourcils froncés, toute la figure empreinte d’une expression sombre. Elisabeth le vit, et sentit ce qu’il devait éprouver !… Tous les charmes qu’elle avait eus pour lui allaient s’évanouir, tout sentiment devait disparaître à côté d’un tel déshonneur dans sa famille ! elle ne pouvait ni s’en étonner, ni le condamner. Jamais elle n’avait si bien senti qu’elle l’aimait, que dans ce moment où elle voyait qu’il fallait renoncer à lui ! Mais ce retour sur elle-même ne pouvait l’occuper longtemps. Lydie, l’humiliation et le malheur qu’elle répandait sur sa famille, absorbèrent bientôt toute autre idée ; et, couvrant son visage de son mouchoir, elle resta quelque temps comme abîmée dans ses réflexions ; elle ne fut rappelée à elle-même que quelques moments après, par la voix de Mr. Darcy, qui, d’un ton où se peignait la compassion, quoiqu’il eût repris sa réserve ordinaire, lui dit : — Je crains que vous n’ayez désiré mon départ depuis longtemps, et je n’ai d’autre excuse, pour me faire pardonner l’indiscrétion de ma présence, que l’intérêt que vous m’inspirez. Oh, si le Ciel me permettait de pouvoir apporter quelque soulagement à votre douleur ! Mais je ne veux pas vous fatiguer par des souhaits inutiles. Je crains que ce malheureux événement ne prive ma sœur du plaisir de vous voir à Pemberley aujourd’hui.

— Oh oui ! Ayez la bonté de nous excuser auprès de Miss Darcy ; dites-lui que des affaires pressantes nous rappellent ! Cachez la malheureuse réalité aussi longtemps que vous pourrez ; je crains bien qu’elle ne soit trop vite connue.

Il lui promit de garder le secret, témoigna encore toute la part qu’il prenait à sa douleur, souhaita que cette triste affaire finît plus heureusement qu’on ne pouvait l’espérer dans ce moment, et, la chargeant de ses respects pour son oncle et sa tante, il la quitta avec un regard plein de compassion.

Elisabeth sentit alors combien il était peu probable qu’ils se revissent jamais avec le degré de bienveillance et d’intérêt qui avait marqué leur rencontre dans le Derbyshire ; et, jetant ses regards en arrière sur toute la suite de leurs liaisons, qui avait été si remplie d’événements variés et contradictoires, elle soupira en pensant à la singularité des sentiments qui lui faisaient regretter maintenant si vivement celui qu’elle se serait réjouie autrefois de ne plus voir. Les chagrins qu’elle allait devoir à la coupable conduite de sa sœur, augmentaient encore l’horreur de ses réflexions. La seconde lettre de Jane lui ôtait toute espérance ; Jane seule pouvait encore se flatter là-dessus.

Pendant le séjour du régiment dans le Hertfordshire, Elisabeth ne s’était jamais aperçue que Lydie eût un sentiment particulier pour Wikam, mais elle était convaincue qu’il ne lui avait pas fallu beaucoup de peine pour la captiver. Lydie changeait souvent de favori, tantôt un officier, tantôt l’autre ; elle ne les estimait que d’après leurs assiduités auprès d’elle. Ses affections étaient toujours flottantes, mais jamais sans objet. L’insouciance de son père et l’indulgence mal entendue de sa mère avaient fait son malheur. Elisabeth désirait avec ardeur de retourner à Longbourn, pour partager avec Jane les soins qui dévoient tous reposer sur elle dans une famille où le trouble régnait, dont le père était absent, et où la mère, incapable de prendre une résolution, demandait des soins continuels. Quoiqu’elle fût persuadée qu’on ne pouvait rien faire pour Lydie, cependant le secours de son oncle lui paraissait de la plus grande nécessité ; son impatience de le voir arriver était extrême. Mr. et Mistriss Gardiner, alarmés par le récit du domestique, avoient supposé que leur nièce s’était trouvée mal, et s’étaient hâtés de revenir ; mais elle les tranquillisa bientôt à cet égard, et leur apprit le sujet de son message en lisant les deux lettres de Jane, et en appuyant avec énergie sur le post-scriptum de la dernière.

L’impression que cette lecture produisit sur Mr. et Mistriss Gardiner n’était pas douteuse. Après les premières exclamations de chagrin, Mr. Gardiner promit de faire tout ce qui serait en son pouvoir. Elisabeth, quoiqu’elle n’en eût pas attendu moins, le remercia avec des larmes de reconnaissance. Les préparatifs du départ furent bientôt faits. Ils voulaient partir aussitôt. — Mais que faut-il faire pour Pemberley ? s’écria Mistriss Gardiner ; John nous a dit que Mr. Darcy était ici lorsque vous nous avez envoyé chercher, est-ce vrai ?

— Oui, et je lui ai dit que nous ne pouvions remplir notre engagement ; tout cela est arrangé.

— Tout cela est arrangé ! répétait sa tante en passant dans sa chambre pour achever les préparatifs. Sont-ils donc sur un tel pied ensemble, qu’elle ait osé lui dire la vérité ? Oh ! que je voudrais savoir ce qu’il en est.

Au milieu de toutes les occupations de nos voyageurs, ils eurent encore plusieurs billets à écrire à leurs connaissances de Lambton, pour donner quelques raisons supposées de leur départ précipité ; cependant tout fut fini au bout d’une heure. Pendant ce temps, Mr. Gardiner réglait ses comptes ; et enfin Elisabeth se trouva en voiture sur la route de Longbourn, en bien moins de temps qu’elle ne l’aurait cru.

 

Publié le 02/05/2025 / 17 lectures
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