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Orgueil et préjugés, de Jane Austen
Chapitre 2

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M. Bennet avait toujours désiré de pouvoir mettre annuellement quelque argent de côté, pour subvenir aux besoins de ses enfants et de sa femme si elle lui survivait, mais il ne l’avait pas pu ; maintenant il le regrettait plus vivement que jamais, car Lydie n’aurait pas été redevable à d’autres qu’à son père de l’honneur qu’on venait de racheter pour elle, et la satisfaction d’avoir forcé un des jeunes gens les plus dépravés de l’Angleterre à être son mari, lui aurait appartenu.

Il était vraiment affligé d’avoir une si grande obligation à son beau-frère, et était bien décidé à chercher les moyens de se décharger le plutôt qu’il pourrait de cette dette.

Lorsque Mr. Bennet s’était marié, l’espérance d’avoir un fils lui avait fait regarder l’économie comme fort inutile, car alors la substitution de la terre de Longbourn devenait nulle, et toute la famille de Mr. Bennet restait dans l’aisance ; mais cinq filles étaient arrivées. Longtemps après la naissance de Lydie, on espérait encore ce fils si désiré ; et lorsqu’on fut enfin obligé de renoncer à cet espoir, il était trop tard pour économiser ; d’ailleurs Mistriss Bennet n’y était nullement portée, il avait même fallu toute la fermeté de son mari pour l’empêcher de dépenser au-delà de leur revenu.

Cinq mille livres étaient assurées, par contrat de mariage, à Mistriss Bennet et à ses enfants, mais la volonté des parents devait seule régler la manière dont les cinq mille livres seraient partagées entre ces derniers. C’était un point qu’il fallait fixer maintenant, du moins à l’égard de Lydie, et Mr. Bennet n’hésitait point à consentir aux propositions qu’on lui faisait ; il mettait alors sur le papier, dans les termes les plus concis et avec l’expression de la plus vive reconnaissance pour son frère, son entière approbation à tout ce qu’il avait fait, et la promesse de remplir tous les engagements qu’il avait pris pour lui. Il n’avait jamais espéré qu’on pût engager Wikam à épouser Lydie, surtout sans de plus grands sacrifices que ceux qu’on lui demandait. Ce qui lui paraissait le plus agréable dans cette affaire, c’était que tout cela se fût arrangé sans presque aucune peine de sa part, car, après les premiers transports de colère qui l’avoient porté à se mettre à la poursuite des fugitifs, il avait repris son indolence habituelle, et son désir le plus vif était de s’occuper le moins possible de ce sujet. Sa lettre fut bientôt terminée ; quoiqu’extrêmement lent à prendre une résolution, il était prompt à l’exécuter. Il demandait qu’on lui fît connaître en détail les obligations qu’il avait à son frère, mais il était trop fâché contre Lydie pour lui donner la moindre marque d’amitié.

La nouvelle du mariage de Lydie se répandit bientôt dans tout le voisinage, et y fut même reçue avec une apparence de satisfaction, honorable pour les bonnes âmes de la société ; car il aurait été certainement beaucoup plus avantageux pour la conversation, que Miss Lydie Bennet n’eût pas été si vite retrouvée, que le scandale que sa conduite avait produit eût duré un peu plus longtemps, qu’elle eût été tout à fait abandonnée de son ravisseur, rejetée de ses parents et reléguée dans quelque ferme éloignée. Cependant, comme son mariage avec un homme aussi décrié ne paraissait pas devoir lui assurer une grande chance de bonheur, les vieilles et malignes femmes de Meryton pouvaient encore faire beaucoup de vœux pour son amendement, et pour qu’elle ne fût pas punie trop sévèrement de sa faute dans l’avenir.

Il y avait plus de quinze jours que Mistriss Bennet gardait la chambre, mais dès qu’elle eut reçu ces bonnes nouvelles, elle reprit sa place au haut de la table, avec une expression de bonheur et de joie parfaite. Aucun sentiment de honte pour Lydie n’obscurcissait son triomphe ; le plus ardent de ses vœux, celui d’avoir une fille mariée, allait être accompli ; et toutes ses pensées, tous ses discours roulaient sur les brillants accessoires d’une noce, les toilettes, les équipages et les livrées. Elle était très occupée à chercher une jolie maison pour sa fille dans le voisinage de Longbourn, et en dédaignait plusieurs comme mal situées et point assez jolies, sans demander seulement quelle serait la fortune des nouveaux mariés.

— Haye Park leur conviendrait assez, disait-elle, si les Goldings voulaient le quitter ; ou bien la belle maison de Stoke, mais le salon n’est pas assez grande ; Alsworth est trop éloigné, je ne pourrais supporter l’idée que Lydie demeurât à dix mille de Longbourn. Quant à Parvis-Lodge, les attiques sont horribles !

Son mari la laissa parler sans interruption, tant que les domestiques furent présents ; mais lorsqu’ils se furent retirés, il lui dit :

— Mistriss Bennet, avant que vous arrêtiez une maison pour votre fils et votre fille, je dois vous parler franchement. Je ne leur permettrai jamais de s’établir dans notre voisinage, je ne veux pas encourager ainsi leur impudence.

Une longue dispute suivit cette déclaration. Mr. Bennet resta ferme ; cela fit naître une autre contestation qui ne fut pas moins vive, et Mistriss Bennet vit avec horreur que son mari ne voulait pas avancer une seule guinée pour acheter un trousseau à Lydie. Il protesta que dans cette occasion elle ne recevrait pas de lui une seule marque de tendresse. Mistriss Bennet ne pouvait comprendre que son ressentiment contre sa fille fût assez fort pour le porter à lui refuser une chose sans laquelle son mariage serait à peine valide. Elle était beaucoup plus sensible au mauvais effet que produirait un mariage sans trousseau, qu’à la honte qu’aurait dû lui inspirer la fuite de Lydie avec Wikam.

Elisabeth regrettait vivement d’avoir fait connaître à Mr. Darcy, dans le premier moment de sa douleur, toutes les craintes qu’elle avait eues sur le compte de sa sœur, son prompt mariage donnant l’espérance de pouvoir cacher, au moins à ceux qui n’étaient pas sur les lieux, les événements qui l’avaient précédé. Quoiqu’elle ne craignît pas qu’il en répandît le bruit, puisqu’elle comptait sur sa discrétion plus que sur celle de personne au monde, il n’y avait cependant personne à qui elle eût plus désiré de cacher les fautes de sa sœur ; mais, hélas ! qu’importait maintenant ? Un abîme semblait s’être ouvert entre eux et les séparer pour jamais. Lors même que le mariage se fût fait sans avoir été précédé d’un tel scandale, on ne devait pas supposer que Mr. Darcy voulût s’allier avec Wikam, et devenir le beau-frère de l’homme qu’il méprisait le plus et à si juste titre. La lueur d’espérance qu’elle avait eue de regagner son estime et son affection ne pouvait résister à un tel coup ; et c’était lorsqu’il paraissait certain qu’elle ne le reverrait jamais, qu’elle appréciait le plus le bonheur d’être aimée de lui et de devenir la compagne de sa vie.

— Quel triomphe pour lui ! pensait-elle souvent, s’il pouvait savoir que les propositions que j’ai rejetées avec tant de mépris il y a quatre mois, seraient reçues maintenant avec autant de plaisir que de reconnaissance !

Elle se persuadait tous les jours davantage, que c’était précisément l’homme qui lui aurait le mieux convenu par ses qualités et sa manière d’être ; son esprit et son caractère, quoique bien différent du sien, répondaient cependant à l’idée qu’elle se faisait de l’homme qu’elle aurait pu aimer. C’était une union qui aurait fait le bonheur de tous deux ; Elisabeth pensait qu’elle aurait adouci la sévérité de Darcy par sa gaieté ; tandis que lui, par son jugement et sa connaissance du monde, aurait pu lui servir de guide. Mais elle ne devait plus espérer qu’un mariage si heureux vînt présenter à la multitude étonnée le tableau de la véritable félicité conjugale. Une union bien différente allait avoir lieu dans la famille et devait mettre un obstacle invincible à l’accomplissement de ses vœux. Elle ne pouvait comprendre comment on pourrait procurer quelque indépendance à Lydie et à Wikam, mais elle devinait facilement combien peu de bonheur devait espérer un couple qui n’était uni que parce que ses passions étaient plus fortes que sa vertu.

Peu de temps après avoir écrit à Londres, Mr. Bennet reçut une nouvelle lettre de Mr. Gardiner. Il répondait très brièvement aux remerciements de son frère par des assurances de l’intérêt qu’il portait à toute sa famille, et finissait en le priant de ne plus parler de ce sujet. Le but principal de cette lettre était de l’instruire que Mr. Wikam s’était décidé à quitter le service ; voici comment il s’exprimait à ce sujet :

« Je désirais extrêmement qu’il le fît aussitôt que son mariage serait décidé ; et vous penserez tout comme moi qu’il était impossible, soit pour lui soit pour Lydie, qu’il restât dans le régiment de ** après le scandale qu’avait occasionné leur fuite. L’intention de Mr. Wikam est d’entrer dans les troupes réglées ; parmi ses anciennes connaissances, il y en a qui peuvent et veulent bien le protéger encore. On a obtenu pour lui la promesse d’une commission d’enseigne dans le régiment du colonel N*, qui est maintenant en garnison dans le Nord. C’est un avantage pour eux de s’éloigner dans ce moment du Hertfordshire. J’espère qu’ils seront l’un et l’autre plus sages et plus prudents, lorsqu’ils se trouveront au milieu de gens inconnus dont ils devront s’efforcer de captiver l’estime et la bienveillance. J’ai écrit au colonel Forster pour l’informer de tous ces nouveaux arrangements, et lui demander qu’il veuille bien tranquilliser les différents créanciers de Mr. Wikam à Brighton et dans les environs, en les assurant du paiement dont je suis moi-même caution. Vous voudrez bien donner la même assurance à ses créanciers de Méryton, dont je vous envoie la liste qu’il m’a donnée lui-même. Il dit avoir déclaré toutes ses dettes, j’espère qu’il ne nous a pas trompés ; Haggerston a reçu les ordres nécessaires : je crois que d’ici à huit jours tout sera terminé. Ils iront alors rejoindre le régiment, à moins que vous ne les invitiez à aller à Longbourn. Mistriss Gardiner m’apprend que Lydie est fort désireuse de vous voir tous avant de quitter le Sud ; elle est bien, et m’a demandé de vous présenter ses respects, ainsi qu’à sa mère.

« Votre, etc.

« Edw. Gardiner. »

Mr. Bennet et ses filles étaient persuadés que Mr. Wikam ne pouvait pas rester dans le régiment du colonel Forster, mais Mistriss Bennet ne pensait pas de même ; c’était un très grand mécompte pour elle que Lydie fût obligée d’aller s’établir dans le Nord, justement au moment où elle aurait tiré le plus de plaisir et de vanité de l’avoir auprès d’elle ; car elle s’était toujours flattée qu’ils résideraient dans le Hertfordshire ; et d’ailleurs elle trouvait très-fâcheux que Lydie quittât un régiment où elle connaissait déjà tant de monde et où elle avait tant d’amis.

— Elle est si attachée à Mistriss Forster ! disait-elle ; combien c’est piquant pour Lydie de la quitter ! Il y avait aussi plusieurs jeunes gens qu’elle aimait beaucoup. Les officiers ne seront peut-être pas si aimables dans l’autre régiment.

Quant à Mr. Bennet, il rejeta la requête de sa fille, d’être reçue dans sa famille avant de partir pour le Nord ; mais Jane et Elisabeth, qui souhaitaient toutes deux que leur sœur fût bien accueillie par ses parents après son mariage, le pressèrent si vivement de la recevoir avec son mari, qu’elles obtinrent enfin le consentement ; et Mistriss Bennet eut la satisfaction de penser qu’elle pourrait présenter sa fille mariée, à toute la société de Méryton et des environs. Ainsi donc, Mr. Bennet, en répondant à son frère, donna à Lydie la permission de venir faire une visite à sa famille aussitôt qu’elle serait mariée. Il fut convenu que les deux époux partiraient pour Longbourn dès que la cérémonie serait achevée. Elisabeth était fort surprise que Wikam eût consenti à un tel projet, et si elle n’avait consulté que son propre sentiment, elle aurait désiré ne jamais le revoir.

Publié le 02/05/2025 / 17 lectures
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