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Orgueil et préjugés, de Jane Austen
Chapitre 3

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Le jour des noces de Lydie arriva ; Jane et Elisabeth eurent plus d’émotion qu’elle n’en avait sûrement elle-même. On envoya la voiture chercher les époux à Londres. Ils arrivèrent au moment du dîner. Les deux Miss Bennet redoutaient beaucoup ce premier moment ; Jane surtout, qui prêtait à Lydie tous les sentiments qu’elle aurait eus à sa place, souffrait de tout ce qu’elle croyait que sa sœur devait éprouver.

La famille était rassemblée dans le salon pour les recevoir. La joie brilla sur la figure de Mistriss Bennet au moment où l’on entendit la voiture ; son mari avait l’air fort sérieux, et ses filles étaient inquiètes et émues.

La voix de Lydie se fit entendre dans le vestibule ; elle poussa la porte avec force et s’élança dans le salon ; sa mère l’embrassa avec transport, donna la main avec le sourire du bonheur à Wikam qui suivait sa femme, et leur souhaita à tous deux joie et prospérité avec une gaieté qui prouvaient qu’elle n’avait aucun doute sur leur félicité future.

La réception que leur fit Mr. Bennet, vers lequel ils se tournèrent alors, ne fut pas tout à fait si cordiale ; sa contenance devint encore plus sévère, et il ouvrit à peine la bouche. L’assurance du jeune couple était faite pour le provoquer. Elisabeth en était révoltée, et Miss Bennet elle-même en fut affligée. Lydie était toujours la même, sans honte, sans timidité, étourdie, bruyante, sans aucune défiance ; elle allait d’une sœur à l’autre, leur demandant des compliments de félicitation ; et lorsqu’enfin ils furent tous assis, elle regarda avec curiosité autour de la chambre, et observa, en riant, qu’il y avait bien longtemps qu’elle ne s’y était trouvée.

Wikam n’était pas plus embarrassé qu’elle ; mais ses manières avoient quelque chose de si aimable, de si séduisant, que si son caractère et sa conduite eussent été sans reproches, son air de bonheur et d’aisance les eût tous charmés. Elisabeth ne lui croyait pas tant d’impudence ; elle rougit, Jane rougit aussi, mais ceux qui causaient leur confusion ne changèrent pas de couleur un seul instant. La conversation ne languissait point, Lydie et sa mère ne pouvaient parler assez vite ; et Wikam, qui se trouvait à côté d’Elisabeth, lui demanda des nouvelles de tout le voisinage avec tant de gaieté, qu’elle se sentit incapable de l’égaler dans ses réponses. Les deux époux paraissaient avoir la plus heureuse mémoire du monde, ils ne se rappelaient avec chagrin de rien de ce qui s’était passé. Lydie amena volontairement la conversation sur des sujets que ses sœurs, par égard pour elle, n’auraient pas abordé pour rien au monde.

— Quand je pense qu’il y a trois mois que je suis partie ! s’écriait-elle ; j’avoue qu’il me semble qu’il n’y a pas quinze jours, et cependant que de choses se sont passées pendant ce temps-là ! Grand Dieu ! Il est bien sûr que lorsque je partis je n’avais pas l’idée que je serais mariée quand je reviendrais ! Je pensais cependant que ce serait une drôle de chose si je l’étais !

Son père leva les yeux au Ciel. Jane avait l’air embarrassée. Elisabeth lança un regard expressif à Lydie ; mais celle-ci, qui ne voyait et n’entendait jamais ce qui ne lui convenait pas, poursuivit gaiement :

— Oh ma chère maman ! les gens des environs savent-ils que je me suis mariée aujourd’hui ? Je crains bien que non. Nous avons vu venir Williams Goulding dans sa carriole, je voulais absolument qu’il le sût ; j’ai baissé la glace de la voiture, et, ôtant mon gant, j’ai posé ma main sur le bord de la fenêtre, de manière qu’il pût bien voir ma bague, puis ensuite je l’ai salué en souriant comme à l’ordinaire.

Elisabeth n’y pouvait plus tenir, elle se leva et quitta la chambre ; elle n’y rentra que lorsqu’elle entendit ses parents traverser le vestibule pour aller à la salle à manger ; elle les rejoignit assez tôt pour voir Lydie, qui, d’un air glorieux, prenait sa place à la droite de sa mère, et disait à sa sœur aînée : — Oh ! Jane, je prends votre place à présent, et vous devez descendre un peu plus bas, parce que je suis maintenant une Dame.

On ne devait pas imaginer que Lydie fût embarrassée plus tard, puisqu’elle avait été si à son aise dès le commencement ; en effet, son assurance et sa gaieté allaient toujours en croissant. Elle languissait de voir Mistriss Phillips, les Lucas et tous leurs autres voisins, et de s’entendre appeler Mistriss Wikam par chacun d’eux. Après le dîner, elle fut montrer sa bague et se vanter d’être mariée à Mistriss Hill et aux femmes de chambre ; et lorsqu’ils furent tous retournés au salon, elle dit :

— Eh bien, maman ! que pensez-vous de mon mari ? N’est-ce pas un homme charmant ? Je suis sûre que toutes mes sœurs me l’envient ; je leur souhaite seulement la moitié de mon bonheur. Il faut qu’elles aillent toutes à Brighton, c’est l’endroit où l’on trouve des maris. Quel dommage, maman, que nous n’y retournions pas tous !

— C’est vrai ! Si nous suivions ma volonté ; nous irions tous ; mais, ma chère Lydie, je suis bien fâchée de vous voir partir pour le Nord. Faut-il donc que cela soit ainsi ?

— Oh, mon Dieu ! ce n’est rien cela ! je m’en réjouis beaucoup. Il faut que vous veniez nous y voir, avec papa et mes sœurs. Nous serons tout l’hiver à New-Castle, il y aura beaucoup de bals, je prendrai soin de leur procurer des partenaires à toutes.

— Cela me ferait un bien grand plaisir.

— Et alors quand vous reviendrez, vous pourriez me laisser une ou deux de mes sœurs, et je vous assure que je leur trouverais des maris avant la fin de l’hiver.

— Pour ma part, dit Elisabeth, je vous remercie de cette faveur, je n’approuve point votre manière de trouver des maris.

La visite des nouveaux mariés ne devait durer que dix jours ; Mr. Wikam avait reçu son brevet avant de quitter Londres, et devait rejoindre son régiment au bout de quinze jours. Il n’y avait que Mistriss Bennet qui regrettât que leur séjour fût si court. Elle passa la plus grande partie de ce temps à faire des visites avec sa fille, ou à arranger des parties de plaisir chez elle. Au reste, il convenait aussi bien à ceux qui réfléchissaient à ce qui s’était passé, d’éviter les cercles de famille, qu’à ceux qui paraissaient avoir déjà tout oublié. L’affection de Wikam pour Lydie n’égalait point, comme Elisabeth l’avait bien deviné, celle que Lydie avait pour lui, et quelques observations avaient suffi pour affermir celle-ci dans l’idée que l’amour de Lydie avait eu bien plus de part à cette fuite que celui de Wikam ; peut-être même ne l’aurait-il point enlevée, s’il n’avait pas été réduit à s’enfuir par l’embarras où il se trouvait vis-à-vis de ses créanciers. Forcé de partir, il n’avait pas résisté à la tentation d’avoir une compagne dans sa fuite.

Lydie avait une tendresse passionnée pour lui, dans toutes les occasions elle l’appelait son cher Wikam ! personne ne pouvait lui être comparé, tout ce qu’il faisait était bien fait, et elle était sûre que lorsque la chasse s’ouvrirait, il tuerait à lui seul plus de gibier que tous les chasseurs du pays ensemble.

Peu de temps après leur arrivée, un matin qu’elle se trouvait avec ses deux sœurs aînées, elle dit à Elisabeth :

— Lizzy, je crois que je ne vous ai jamais raconté les détails de mon mariage ; vous n’étiez pas là lorsque je les ai donnés à maman et à mes sœurs, n’êtes-vous pas curieuse de les connaître ?

— Oh pas du tout ; je pense que vous ne sauriez trop garder le silence sur ce sujet.

— Là, que vous êtes extraordinaire ! Il faut cependant que je vous les raconte. Nous avons été mariés, comme vous le savez, à l’église de St.-Clément, parce que le logement de Wikam était dans cette paroisse. Il était convenu que nous y serions à onze heures ; mon oncle, ma tante et moi nous devions y aller de notre côté et y trouver les autres. Enfin, le lundi matin arriva ; j’étais dans une vive impatience ; car je craignais toujours qu’il survînt quelque incident qui dérangeât tout ; j’en serais devenue folle, je crois. Ma tante, pendant tout le temps de ma toilette, me prêcha ; elle parlait positivement comme si elle avait lu un sermon : il est vrai que de tout ce qu’elle disait je n’en ai pas entendu un mot sur dix ; car je pensais, comme vous pouvez l’imaginer, à mon cher Wikam, et je languissais surtout de savoir s’il mettrait son grand uniforme. Nous déjeunâmes à dix heures, comme à l’ordinaire ; je croyais que ce ne serait jamais fini. Il faut que vous sachiez que mon oncle et ma tante ont été horriblement ennuyeux tout le temps que j’ai demeuré avec eux, me prêchant toute la journée, et me gardant comme en prison. Me croirez-vous, quand je vous dirai que je n’ai pas mis les pieds hors de leur maison, quoique j’y sois restée quinze jours ? Pas un plaisir, pas un projet, rien ! Londres n’était pas animé dans ce moment, cependant le petit théâtre était ouvert ! Eh bien, au moment où la voiture arriva devant la porte, mon oncle fut obligé de sortir, d’aller voir cet horrible Mr. Stone pour une affaire ; et vous savez bien qu’une fois qu’ils sont ensemble, on ne sait plus quand cela finira ; j’en avais si peur, que je ne savais que devenir. C’était mon oncle qui devait me présenter, et si nous étions arrivés trop tard à l’église, nous n’aurions pas été mariés ce jour-là. Enfin, heureusement, il revint dix minutes après, et nous partîmes. J’appris cependant ensuite, que lors même qu’il n’aurait pas pu venir, la noce n’aurait pas été renvoyée pour cela, car la présence de Mr. Darcy aurait suffi.

— De Mr. Darcy ! répéta Elisabeth dans le plus grand étonnement.

— Oui ! il devait se trouver là avec Wikam. Ah, mon Dieu ! j’oublie tout à fait ! je ne devais pas dire un mot de tout cela, je le leur avais promis solennellement ! Que dira Wikam ? Ce devait être un si grand secret !

— Si ce devait être un secret, dit Jane, ne dites plus un mot là-dessus ; vous pouvez compter que nous ne chercherons pas à en savoir davantage.

— Oh ! certainement, dit Elisabeth dévorée de curiosité, nous ne vous ferons point de questions.

— Je vous remercie, dit Lydie, car je vous aurais tout dit, et Wikam aurait été très fâché.

Elisabeth fut obligée de s’éloigner, pour éviter la tentation de faire quelques questions indirectes ; mais vivre dans l’ignorance sur un tel sujet, c’était impossible ! Il était si extraordinaire que Mr. Darcy eût assisté au mariage de Wikam ! Quelles raisons pouvait-il avoir eues pour cela ? Les conjectures se succédaient rapidement dans son esprit, mais aucune ne la satisfaisait ; celles qui lui plaisaient le plus, parce qu’elles faisaient paraître son caractère sous le plus beau jour, étaient précisément celles qui paraissaient le plus improbables. Elle ne put supporter longtemps cette incertitude, et elle écrivit à sa tante pour lui demander l’explication de ce que Lydie avait laissé échapper, si cela n’était pas incompatible avec le secret qu’on avait demandé.

« Vous pouvez facilement comprendre, écrivait-elle, quel doit être mon désir de savoir comment une personne qui est presque étrangère à toute notre famille, a pu se trouver au milieu de vous dans ce moment-là. Je vous en supplie, ma chère tante, répondez-moi là-dessus, à moins qu’il n’y ait de fortes raisons pour que cela reste dans le secret ; alors je m’efforcerai de prendre mon parti de l’ignorer. »

Et cela ne sera sûrement pas, s’écria-t-elle en achevant sa lettre, car, ma chère tante, si vous ne me le dites pas franchement, je serai réduite à le découvrir par quelque stratagème.

La délicatesse de Jane ne lui aurait pas permis de parler à Elisabeth de ce qui était échappé à Lydie ; Elisabeth en était bien aise, elle préférait n’avoir point de confidente, et pouvoir garder le secret pour elle-même, si sa tante l’exigeait.

 

Publié le 02/05/2025 / 17 lectures
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