Une fois connecté à votre compte, vous pouvez laisser un marque-page numérique () et reprendre la lecture où vous vous étiez arrêté lors d'une prochaine connexion en vous rendant dans la partie "Gérer mes lectures", puis "Reprendre ma lecture".

Orgueil et préjugés, de Jane Austen
Chapitre 5

PARTAGER

Mr. Wikam n’eut plus dès lors aucune envie de ramener la conversation sur ce sujet ; et Elisabeth fut charmée de voir, qu’elle en avait dit assez pour le forcer au silence.

Le jour du départ des deux époux arriva bientôt et Mistriss Bennet fut obligée de se soumettre à une séparation qui devait durer au moins un an. Mr. Bennet ne voulait en aucune façon entendre parler du projet qu’elle avait formé d’aller à New-Castle.

— Oh ma chère Lydie s’écriait-elle ! quand nous reverrons-nous ?

— Oh ma chère mère ! pas de deux ou trois ans peut-être.

— Écrivez-moi très souvent ma chère.

— Aussi souvent que je pourrais ; mais vous savez maman que les femmes mariées n’ont pas beaucoup de temps pour la correspondance ! Mes sœurs pourront m’écrire, elles qui n’ont rien de mieux à faire.

Les adieux de Mr. Wikam furent beaucoup plus affectueux que ceux de sa femme, son air attendri le faisait paraître encore plus beau qu’à l’ordinaire, et il dit des choses charmantes en partant.

— C’est le plus joli garçon que j’aie jamais vu, dit Mr. Bennet dès qu’il fut parti. Il sourit, badine, nous caresse tous ! Je suis extrêmement fier de lui ! Je défie sir William Lucas lui-même de pouvoir nous présenter un gendre plus accompli.

Le départ de Lydie rendit Mistriss Bennet très triste pendant plusieurs jours.

— Je pense souvent, disait-elle, qu’il n’y a rien de plus triste que les séparations.

— C’est une conséquence naturelle ; du plaisir de marier ses filles, Madame, lui répondit Elisabeth, et cela doit vous consoler d’en avoir quatre célibataires.

— Ce n’est point cela ; Lydie ne m’a point quittée parce qu’elle est mariée, mais parce que le régiment de son mari se trouve éloigné de nous ; elle ne serait point partie s’il avait été près d’ici.

Mais l’espèce de découragement, dans lequel l’avait jeté cet évènement fut très vite passé, et son cœur se r’ouvrit à l’espérance. La nouvelle circulait, que le concierge de Netherfield avait reçu l’ordre de tout préparer pour le retour de son maître, qui devait arriver sous peu pour profiter de la saison de la chasse. Mistriss Bennet, était dans une agitation extrême, elle regardait Jane qui souriait et secouait la tête.

— Eh bien donc, Mr. Bingley va arriver, ma sœur ! (car Mistriss Phillips avait été la première à lui apporter ces bonnes nouvelles). Eh bien tant mieux ! Ce n’est pas que je m’en embarrasse le moins du monde ; il ne nous est rien vous le savez, et je n’ai aucune envie de le recevoir chez moi. Mais il fait très bien de revenir à Netherfield si cela lui plaît. Et qui sait ce qui peut arriver ! Mais cela ne nous regarde pas, vous vous souvenez que nous étions convenues, il y a longtemps, de n’en plus parler. Vous croyez donc qu’il est bien sûr qu’il va arriver ?

— Vous pouvez compter là-dessus, répliqua Mistriss Phillips, car Mistriss Nicholls était hier au soir à Meryton ; je la vis passer et je sortis dans l’intention d’aller moi-même lui demander ce qui en était ; elle me confirma la nouvelle, et me dit qu’il arriverait lundi au plus tard et très probablement mercredi ; elle me dit aussi qu’elle était venue faire de grandes emplettes, et qu’elle avait acheté trois paires de canards tous prêts à être tués.

Miss Bennet n’avait pu apprendre la nouvelle du retour de Mr. Bingley à Netherfield, sans émotion. Il y avait bien des mois qu’elle n’avait pas prononcé son nom à Elisabeth, cependant dès qu’elles furent seules elle lui dit.

— Lizzy, j’ai vu que vous me regardiez pendant que ma tante répétait le bruit qui court, et je crains d’avoir eu l’air un peu troublé ; mais ne croyez cependant pas que cette nouvelle me cause ni peine ni plaisir ; j’ai rougi dans ce moment parce que j’ai vu qu’on me regardait. Je suis bien aise qu’il vienne seul, parce qu’alors nous le verrons beaucoup moins ; ce n’est pas que je me craigne moi-même, mais je redoute les observations des autres.

Elisabeth ne savait que penser ; si elle n’avait pas vu Mr. Bingley pendant qu’elle était à Lambton, elle aurait pu croire comme les autres, qu’il ne venait à Netherfield que pour jouir du plaisir de la chasse ; mais il lui avait paru encore fort attaché à Jane ; elle flottait, entre l’idée qu’il venait avec la permission de Mr. Darcy, et celle que peut-être il était assez hardi pour ne pas l’avoir demandée.

— Il est cependant cruel, pensait-elle quelquefois, que ce pauvre homme ne puisse venir chez lui, sans le consentement de ses amis ou de ses sœurs.

Malgré les protestations de Jane, Elisabeth voyait bien qu’elle n’était pas aussi indifférente qu’elle voulait le paraître : elle était plus distraite, et son humeur était moins égale qu’à l’ordinaire. Alors le sujet qui avait été si vivement débattu, un an auparavant entre leurs parents, fut de nouveau remis sur le tapis.

— Vous irez sûrement voir Mr. Bingley aussitôt qu’il sera arrivé, disait Mistriss Bennet.

— Non certainement, vous m’avez forcé à y aller l’année dernière en me promettant que si j’y allais il épouserait une de mes filles ; il ne l’a pas fait, et cette année, je n’irai sûrement pas.

Sa femme lui représenta que cette visite à Netherfield était absolument de rigueur.

— C’est une étiquette que je méprise, répondit-il, s’il a besoin de notre société, il n’a qu’à venir vous voir ; il sait où nous demeurons, je ne veux pas perdre mon temps à courir après mes voisins, chaque fois qu’ils vont et qu’ils viennent.

— Eh bien, ce sera horriblement malhonnête si vous n’y allez pas. Mais cela ne m’empêchera pas de l’inviter à dîner, j’y suis très décidée. Nous aurons bientôt Miss Long et les Goulding, cela fera treize en nous comptant ; il y aura justement place pour lui à table.

Cette résolution lui fit mieux prendre son parti de l’impolitesse de son mari ; quoiqu’il fût très-mortifiant de penser, que tous leurs voisins iraient faire visite à Mr. Bingley et qu’elles seraient les dernières à le voir.

Le jour de son arrivée approchait. Jane dit à sa sœur :

— Je suis très fâchée qu’il revienne, je pourrais bien le voir avec une indifférence parfaite, mais je ne puis supporter d’en entendre parler sans cesse ; ma mère ne sait pas le mal qu’elle me fait ! Ah que je serai heureuse le jour de son départ de Netherfield.

— Je voudrais vous dire quelque chose qui put vous donner du courage, dit Elisabeth, mais cela m’est impossible, et je ne saurais pas même vous prêcher la patience ; vous en avez toujours tant !

Mr. Bingley arriva, et Mistriss Bennet chercha à en avoir des nouvelles par tous ceux qui pouvaient l’avoir vu, elle comptait déjà les jours qui dévoient s’écouler avant qu’elle pût décemment lui envoyer une invitation, car elle n’espérait point le voir avant ce moment-là. Quelle ne fut pas sa surprise lorsque le troisième jour elle le vit depuis sa fenêtre entrer dans l’avenue au galop.

Elle appela ses filles avec transport pour leur faire partager sa joie. Jane ne voulut décidément pas quitter sa place. Elisabeth pour satisfaire sa mère courut à la fenêtre, mais voyant Mr. Darcy avec lui, elle se rassit à côté de sa sœur.

— Maman, s’écria Kitty, il y a un Monsieur avec lui, qui peut-il être ?

— Quelqu’une de ses connaissances, je suppose. Je ne le connais pas.

— Ah, reprit Kitty, il ressemble beaucoup à ce Monsieur qui était toujours avec lui l’année dernière ; quel est son nom ! ce Monsieur… qui est si grand et si fier ?

— Bon Dieu ! Mr. Darcy ? Ce sera lui je parie ! Enfin, tous les amis de Mr. Bingley seront bien reçus ici.

Jane regarda Elisabeth avec surprise et inquiétude, n’étant pas instruite de leur rencontre dans le Derbyshire, elle sentait l’embarras que devait éprouver sa sœur, en le revoyant pour la première fois depuis le moment où il lui avait remis la lettre qui contenait sa justification. Les deux sœurs étaient confuses, chacune sentait sa propre situation et celle de sa sœur. Leur mère continuait à parler de son aversion pour Mr. Darcy, et de ce qu’elle ne voulait être polie avec lui que parce qu’il était un des amis de Mr. Bingley.

Mr. Darcy n’était encore aux yeux de Jane, qu’un homme dont sa sœur avait refusé la main, et n’avait pas apprécié le mérite ; tandis que pour Elisabeth c’était un homme auquel sa famille devait le premier des bienfaits, l’honneur de Lydie ; et pour lequel, elle avait un sentiment de reconnaissance et d’estime qui ressemblait bien à de l’amour. Son étonnement de ce qu’il avait accompagné son ami à Netherfield, et de ce qu’il venait la chercher à Longbourn, était presque égal à celui que lui avait fait éprouver le changement de toutes ses manières dans le Derbyshire.

La pâleur qui avait couvert sa figure au premier moment fit place au plus bel incarnat, et un sourire de satisfaction donna encore plus d’éclat à ses yeux, lorsqu’elle pensa que peut-être la tendresse de Mr. Darcy n’aurait point été diminuée par le laps du temps, et par tous les événements qui s’étaient passés depuis qu’elle ne l’avait vu.

Elle s’efforçait de paraître calme, et osait à peine lever les yeux ; une inquiète curiosité les lui fit cependant tourner vers sa sœur, au moment où le domestique ouvrit la porte. Jane était un peu plus pâle qu’à l’ordinaire, mais plus tranquille qu’Elisabeth ne s’y était attendue. Lorsque ces Messieurs entrèrent, elle rougit un peu, elle les reçut cependant sans embarras, et son abord n’était ni trop réservé ni trop prévenant.

Elisabeth était moins à son aise, elle parla aussi peu à l’un et à l’autre que la plus stricte politesse pouvait le lui permettre ; elle s’était remise à son ouvrage avec une assiduité qui ne lui était point ordinaire ; elle n’avait osé jeter qu’un regard à la dérobée sur Mr. Darcy ; il avait l’air sérieux, et elle pensait qu’il ressemblait davantage à ce qu’il s’était montré dans le Hertfordshire qu’à ce qu’il était à Pemberley ; peut-être ne pouvait-il pas être en présence de sa mère ce qu’il était avec son oncle et sa tante, c’était une conjecture pénible, mais qui n’était pas dénuée de probabilité.

Bingley avait l’air content, quoiqu’un peu embarrassé ; Mistriss Bennet le reçut avec un tel excès de politesse, que ses deux filles en rougirent, et cet accueil ressortit encore plus, par le contraste de la froide révérence qu’elle fit à Mr. Darcy.

Une distinction si mal appliquée, choqua et affligea extrêmement Elisabeth.

Darcy après lui avoir demandé des nouvelles de Mr. et de Mistriss Gardiner, question à laquelle elle ne put répondre sans un léger embarras, parla fort peu ; il n’était pas assis auprès d’elle, peut-être était-ce là la cause de son silence ; mais hélas, il n’en était pas ainsi en Derbyshire ! au moins il parlait à ses amis quand il ne pouvait l’entretenir elle-même. Elle voyait clairement qu’il était plus pensif et qu’il avait moins de désir de plaire que la dernière fois qu’ils s’étaient vus ; elle en était très affligée, et s’en voulait à elle-même d’éprouver ce sentiment. Pouvais-je m’attendre à ce qu’il se conduisît autrement, pensait-elle, mais alors pourquoi est-il venu ?

Elle aurait voulu lui parler, lui demander des nouvelles de sa sœur, mais elle n’en avait pas la force.

— Il y a longtemps, Mr. Bingley, que vous avez quitté ce pays, dit Mistriss Bennet.

Il en tomba d’accord tout de suite.

— Je commençois à craindre que vous ne revinssiez plus, ajouta-t-elle ; on disait même que vous rendiez la maison à Noël ? Mais j’espère que cela n’est pas. Il y a beaucoup de changement dans la société, depuis que vous avez quitté Netherfield ; Miss Lucas s’est mariée ainsi qu’une de mes filles ; je suppose que vous devez l’avoir entendu dire ; vous pouvez l’avoir lu dans les papiers. Je sais que c’était dans le times, et dans le courier, quoiqu’on ne l’ait pas mis précisément comme on le devait. Il y avait seulement : dernièrement George Wikam Esq., à Lydie Bennet. C’était de la composition de Mr. Gardiner, et je ne comprends pas comment il a pu faire une chose pareille ; l’avez-vous vu ?

Bingley répondit affirmativement et fit ses compliments de félicitation ; Elisabeth couverte de confusion, n’osait pas lever les yeux et ne pouvait voir la contenance de Monsieur Darcy.

— Il est sûr continua Mistriss Bennet que c’est une chose délicieuse, que d’avoir une fille bien mariée, mais aussi, Mr. Bingley, il est fort cruel d’en être séparée. Ils sont partis pour New-castle, c’est un endroit tout à fait au nord, je crois, et ils doivent y rester, je ne sais combien de temps ; le régiment de Mr. Wikam y est, car je suppose que vous savez qu’il a quitté le régiment de milice de

  • et qu’il est entré dans les

troupes réglées. Dieu soit loué, il a quelques amis, quoique pas autant qu’il le mériterait.

Elisabeth qui savait que ces mots étaient dirigés contre Mr. Darcy, était tellement accablée de honte, qu’elle pouvait à peine respirer ; cependant le vif désir d’empêcher sa mère de continuer, lui donna la force de rompre enfin le silence, qu’elle avait gardé jusqu’alors ; elle demanda à Bingley s’il avait l’intention de passer quelques jours à Netherfield ?

— Quelques semaines, répondit-il.

— Quand vous aurez tué tout le gibier qu’il y a chez vous, Monsieur Bingley, dit Mistriss Bennet, je vous prie de venir ici et de chasser tant qu’il vous plaira sur les propriétés de Mr. Bennet. Je suis sûre qu’il sera fort heureux de vous obliger, et qu’il gardera les meilleures couvées pour vous.

Des attentions si officieuses et si peu nécessaires, faisaient souffrir Elisabeth et sa sœur au point que la première croyait que des années de bonheur ne pourraient les dédommager de ce qu’elles éprouvaient alors. Mon plus vif désir, pensait-elle, serait de ne jamais les revoir ni l’un ni l’autre ; rien ne peut compenser des moments si pénibles que ceux-ci !

Cependant, la confusion que des années de bonheur ne pouvaient dédommager fut bientôt extrêmement diminuée par la joie qu’elle éprouva en voyant que la beauté de Jane rallumait les transports de son ancien adorateur. Il lui avait peu parlé dans le commencement de sa visite, mais ensuite il parut plus occupé d’elle que jamais. Il la trouvait aussi belle, aussi bonne, aussi simple que l’année dernière, mais pas tout à fait aussi gaie, ni aussi animée. Jane avait le plus grand désir qu’on ne pût apercevoir en elle aucun changement, et elle était persuadée qu’elle parlait autant qu’à l’ordinaire ; mais elle était si préoccupée intérieurement, qu’elle ne soupçonnait pas toutes les fois qu’elle gardait le silence.

Lorsque ces Messieurs se levèrent pour prendre congé, Mistriss Bennet se rappela la politesse qu’elle voulait faire, et elle les invita à dîner pour quelques jours après.

— Vous me devez vraiment une visite, Mr. Bingley, ajouta-t-elle, car lorsque vous partîtes pour la ville, l’automne dernier, vous me promîtes de venir dîner en famille aussitôt que vous seriez de retour. Vous voyez que je ne l’ai pas oublié, et je vous assure que j’étais très fâchée que vous ne revinssiez pas et que vous ne pas vos engagements.

Bingley eut l’air un peu embarrassé, il balbutia quelques mots sur le chagrin qu’il avait eu d’être retenu par des affaires, et ils partirent. Mistriss Bennet avait une extrême envie de les retenir à dîner le jour même, mais quoiqu’elle eût toujours une très bonne table, elle pensait qu’il fallait au moins deux services pour un homme sur lequel elle avait des intentions, et pour satisfaire l’appétit et l’orgueil de celui qui avait au moins dix mille livres de rente.

Publié le 02/05/2025 / 17 lectures
Commentaires
Connectez-vous pour répondre