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Orgueil et préjugés, de Jane Austen
Chapitre 4

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Elisabeth eut le plaisir de recevoir une prompte réponse. Elle n’en fut pas plutôt en possession, que, se précipitant dans le petit bois afin de ne pas être interrompue, elle s’assit sur un banc pour lire toute cette intéressante révélation ; car elle avait vu, en parcourant des yeux la fin de la lettre, que sa tante avait consenti à satisfaire sa curiosité.

Grace-Church-Street, 6 Septembre.

« Ma chère Nièce,

» Je viens de recevoir votre lettre et je consacrerai toute ma matinée à vous répondre, car je prévois que quelques lignes ne suffiront pas pour tout ce que j’ai à vous dire.

» Je dois vous avouer que j’ai été surprise de votre demande, je ne m’y attendais pas du tout ; ne croyez cependant pas que j’en sois fâchée ; mais je n’imaginais guère que vous ne fussiez pas mieux instruite de tout ce qui s’est passé. Votre oncle en est aussi étonné que moi, et ce n’est que l’idée que vous saviez tout qui a pu l’engager à agir comme il l’a fait. Mais si vous êtes sincère et dans une ignorance complète, comme vous le dites, je dois m’expliquer plus clairement.

» Le jour où je quittai Longbourn, votre oncle reçut une visite très inattendue ; Mr. Darcy vint le voir et resta longtemps enfermé avec lui, mais c’était avant mon arrivée ; ainsi, ma curiosité ne fut point aussi vivement excitée qu’il paraît que la vôtre l’a été. Il venait dire à Mr. Gardiner qu’il avait découvert les fugitifs, qu’il avait parlé plusieurs fois à Wikam, et une seule fois à Lydie. D’après ce que je puis me rappeler, il avait quitté le Derbyshire un jour après nous, et était venu à Londres dans l’intention de se mettre à la poursuite de Wikam. Le motif qu’il a prétendu l’avoir guidé, est la persuasion qu’il était la cause de ce malheur ; que si l’indignité de Wikam avait été mieux connue, aucune jeune personne n’aurait pu avoir de confiance en lui. Il s’accusa généreusement d’un orgueil mal entendu qui l’avait empêché de révéler publiquement les torts de Wikam vis-à-vis de lui et de dévoiler son caractère, et il ajouta qu’il croyait de son devoir de chercher à remédier au mal dont il était la cause. S’il a eu un autre motif, je suis bien sûre qu’il ne peut pas lui faire tort dans votre esprit.

» Il passa quelques jours à Londres, sans pouvoir rien découvrir. Il avait cependant plus de moyens que nous pour se guider dans ses recherches ; il savait qu’une dame Young, qui a été gouvernante de Miss Darcy et qu’il avait renvoyée pour une cause de mécontentement qu’il ne nous a point dite, était intimement liée avec Wikam. Depuis qu’elle a quitté Miss Darcy, elle a loué une grande maison dans Edward-Street, et gagne sa vie à sous-louer des appartements garnis. Il a été vers elle pour avoir des informations, mais il resta trois ou quatre jours sans pouvoir en obtenir. Elle ne voulait pas, je suppose, trahir la confiance de son ami, sans quelque espérance de gain ; car elle savait fort bien où il était. Il avait été la voir en arrivant à Londres, et si elle avait pu le recevoir dans sa maison, il aurait été demeurer chez elle. Enfin, notre excellent ami a obtenu ces renseignements tant désirés. Il sut qu’ils étaient logés dans

Il y fut, vit d’abord Wikam et insista ensuite pour voir Lydie. Son intention était de lui persuader de sortir de la fâcheuse situation où elle était, et de retourner vers ses parents aussitôt qu’ils consentiraient à la recevoir, lui offrant de l’aider de tout son pouvoir. Mais Lydie était absolument décidée à rester avec Wikam ; elle ne s’embarrassait point de ses parents, et le remercia de ses offres. Elle était sûre que Wikam l’épouserait une fois ou une autre, le moment lui était assez indifférent. Lorsqu’il la vit dans de tels sentiments, il pensa qu’il n’y avait pas autre chose à faire qu’à hâter un mariage que, dans sa première conversation avec Wikam, il avait bien vu que celui-ci n’avait jamais eu l’intention de faire. Il lui avait avoué qu’il était obligé de sortir de son régiment à cause de ses dettes d’honneur qui étaient pressantes ; il ne s’était fait aucun scrupule de rejeter sur Lydie elle-même tout le blâme de leur fuite. Il allait donner sa démission d’officier, et quant à ses projets futurs, il ne pouvait rien dire. Il n’avait rien pour vivre, il sentait qu’il devait chercher à se tirer d’affaire, mais il ne savait comment. Mr. Darcy lui demanda pourquoi il n’avait pas épousé Lydie tout de suite ; car, malgré qu’on ne crût pas Mr Bennet fort riche, cependant il aurait pu alors faire quelque chose pour lui, et ce mariage aurait peut-être amélioré sa position ; mais il vit par sa réponse que Wikam ne désespérait pas de faire un meilleur mariage dans quelque endroit où il ne serait pas si décrié. Il n’était pas probable cependant que, dans une pareille position, il pût résister à la tentation, si on lui offrait de prompts secours. Mr. Darcy le vit plusieurs fois, car il fallut beaucoup discuter ; Wikam, comme vous le pensez bien, cherchait à obtenir plus qu’on ne voulait lui donner. Enfin, cependant, tout étant arrangé entre eux, la visite de Mr. Darcy à votre oncle était pour l’en informer ; il était déjà venu une fois, mais on lui avait dit que Mr. Gardiner étroit avec Mr. Bennet qui devait partir le lendemain, et il n’avait pas pensé que votre père fût justement l’homme qu’il dut consulter, préférant ne parler qu’à votre oncle seul. Il différa de le voir jusqu’au lendemain, et revint le samedi. Votre oncle était chez lui, et, comme je vous l’ai déjà dit, ils eurent une longue conférence. Il revint dimanche, et alors je le vis aussi. Tout fut arrangé le jour même, et on envoya un exprès à Longbourn. Mr. Darcy est fort obstiné ; je crois, Lizzy, qu’après tout, l’obstination est le véritable défaut de son caractère ; il a fallu faire tout ce qu’il a voulu ; ils ont disputé longtemps sur leurs droits, mais enfin votre oncle a été forcé de céder, et au lieu de faire quelque chose pour sa nièce, il a été contraint de consentir à n’en avoir que l’apparence, ce qui le révoltait. Je suis bien sûre que la lettre que nous avons reçue de vous ce matin lui a fait grand plaisir, parce qu’elle exige une explication qui fera connaître enfin à qui la reconnaissance est due. Mais, Lizzy, tout ceci ne doit pas aller plus loin que vous et Jane tout au plus. Vous savez, je suppose, ce qu’on a fait pour ces jeunes gens : toutes les dettes de Wikam ont été payées ; on lui a donné en outre mille guinées, qu’il a reconnues à Lydie par contrat de mariage, et on lui a acheté sa commission. Mr. Darcy a voulu seul supporter tous les frais, par le motif dont je vous ai déjà parlé ; c’est-à-dire que sa réserve et son faux jugement ont été cause que le caractère de Wikam n’a pas été connu. Peut-être y a-t-il quelque fondement dans les reproches qu’il se fait, cependant il est difficile de rendre responsable de cet événement la réserve de qui que ce soit. Mais, ma chère Lizzy, vous pouvez être sûre que, malgré toutes ses belles paroles, votre oncle n’aurait jamais cédé, s’il ne lui avait pas supposé un autre intérêt dans cette affaire. Lorsque tout fut arrangé, il retourna à Pemberley où étaient encore ses amis ; mais il fut convenu qu’il reviendrait à Londres pour le moment de la noce, et qu’alors les affaires d’argent seraient terminées. Je crois maintenant que je vous ai tout dit ; et, d’après votre lettre, ce récit vous fera éprouver une grande surprise ; j’espère au moins que ce ne sera pas une surprise désagréable.

» Lydie alors vint demeurer chez nous, et Wikam eut un libre accès dans la maison. Il était absolument le même que je l’ai vu dans le Hertfordshire, mais je ne vous aurais pas avoué à quel point j’ai été peu satisfaite de la conduite de Lydie pendant son séjour au milieu de nous, si je n’avais pas vu, par la dernière lettre de Jane, qu’elle se conduit de même chez vous ; ce que je puis vous en dire maintenant n’ajoutera donc rien à vos peines. Je lui ai parlé plusieurs fois de la manière la plus sérieuse, lui représentant l’indignité de sa conduite et l’affliction qu’elle avait répandue sur toute sa famille. Si elle m’a entendue, c’est bien par hasard, car elle ne m’écoutait pas du tout. J’étais quelquefois très irritée, mais alors je pensais à ma chère Elisabeth et à ma chère Jane, et pour l’amour d’elles je prenais patience.

» Mr. Darcy revint au moment fixé, et, comme Lydie vous l’a dit, il assista au mariage. Il dîna avec nous le lendemain, et devait quitter Londres le mercredi ou le jeudi. Serez-vous fâchée contre moi, ma chère Lizzy, si je saisis cette occasion d’avouer (ce que je n’ai pas encore osé faire) que je l’aime beaucoup. Il a été, sous tous les rapports, aussi aimable pour nous que dans le Derbyshire ; son esprit et sa manière de voir me plaisent également, il ne lui manque qu’un peu plus de vivacité ; s’il se mariait, comme il le devrait, sa femme lui en donnerait. Je le crois très dissimulé, à peine a-t-il prononcé votre nom ; au reste, la dissimulation paraît être à l’ordre du jour. Pardonnez-moi si j’ai été trop loin ; au moins ne me punissez pas en me bannissant de P. ; car je ne serai jamais contente que je n’aie fait le tour du parc en entier. Un petit phaëton avec une jolie paire de petits chevaux ferait mon affaire. Mais, adieu, je ne puis pas écrire plus longtemps, les enfants m’appellent depuis plus d’une demi-heure.

» Votre très sincère amie,

» M. Gardiner. »

Cette lettre jeta Elisabeth dans une extrême agitation ; il serait difficile de dire si ce qu’elle éprouvait était de la peine ou du plaisir. Les soupçons que la présence de Mr. Darcy au mariage de sa sœur lui avait fait naître, se trouvaient tous confirmés.

Il avait donc quitté Pemberley presque aussitôt qu’elle, pour venir à son secours ! Il avait consenti à voir une femme qu’il haïssait et méprisait ! Il s’était soumis à visiter l’homme qu’il avait le plus désiré d’éviter, et dont le nom seul était un supplice pour lui ! Il avait cherché à le persuader, et enfin l’avait payé pour l’engager à se marier ! Ce n’était pas pour Lydie, qu’il connaissait à peine, qu’il ne pouvait que mépriser, qu’il avait fait tant de sacrifices. Le cœur d’Elisabeth lui disait tout bas que c’était pour elle qu’il avait agi ainsi ; il l’aimait donc encore ! Mais devenir beau-frère de Wikam ! ne pourrait-il jamais surmonter le sentiment d’horreur que lui inspirerait une pareille alliance ? Jamais, jamais ! il fallait donc imputer à sa générosité, à la noblesse de son caractère, tout ce qu’il avait fait dans cette occasion. Avec quelle honte et quelle douleur ne se souvenait-elle pas des préjugés qu’elle avait nourri contre lui ! et c’était à l’homme qu’elle avait rejeté, qu’elle avait si cruellement blessé, que Lydie devait son honneur, son établissement, en un mot sa tranquillité future !

Elle fut tirée de ces douloureuses réflexions par l’approche de quelqu’un ; elle tressaillit, se leva, mais Wikam parut avant qu’elle eût pu prendre un autre sentier.

— Je crains d’avoir troublé votre promenade solitaire, ma chère sœur, lui dit-il en l’abordant.

— Oui, répondit-elle en souriant, mais peut-être cette interruption n’est-elle pas venue mal à propos.

— Je serais bien fâché que cela fût. Nous avons toujours été bons amis, et maintenant nous sommes plus qu’amis.

— C’est vrai. Le reste de la famille vous suit-il ?

— Je ne sais pas. Mistriss Bennet et Lydie viennent de partir en voiture pour aller à Meryton. J’ai su, par nos parents Gardiner, que vous avez vu Pemberley, ma chère sœur.

Elle répondit affirmativement.

— Je vous envie ce plaisir ; si je ne craignais pas que cela ne m’affectât trop, je le visiterais bien aussi en allant à New-Castle. Vous avez vu la vieille concierge, je pense ? Pauvre Reynolds ! elle m’a toujours tendrement aimé ; ne vous a-t-elle point parlé de moi ?

— Oui.

— Que vous a-t-elle dit ?

— Que vous étiez entré dans le militaire, et qu’elle craignait que vous n’eussiez… mal tourné. Vous savez qu’à cette distance les choses sont souvent mal sues et mal interprétées.

— Certainement, répondit-il en se mordant les lèvres.

Elisabeth espérait l’avoir réduit au silence ; mais il reprit la parole quelques instants après :

— J’ai été bien surpris de voir Darcy à Londres dernièrement. Nous nous sommes vus plusieurs fois.

— C’est singulier ! et que faisait-il à Londres ?

— Peut-être faisait-il les préparatifs de son mariage avec Miss de Bourg ? Il faut qu’il ait eu quelque motif important pour venir à la ville dans cette saison.

— Sans doute.

— Vous l’avez vu, m’a-t-on dit, pendant votre séjour à Lambton ?

— Oui, il nous a présenté sa sœur.

— Vous plaît-elle ?

— Beaucoup.

— J’ai entendu dire, en effet, qu’elle avait prodigieusement gagné depuis un ou deux ans. La dernière fois que je l’ai vue, elle ne promettait pas beaucoup.

— Je crois qu’elle sera une charmante femme ; elle a passé l’âge le plus difficile.

— Avez-vous été au village de Kympton ?

— Je ne m’en souviens pas.

— Je vous en parle, parce que c’était le bénéfice que j’aurais dû avoir. C’est un endroit délicieux, une maison charmante ; de toute manière il m’aurait parfaitement convenu.

— Auriez-vous aimé la prédication ?

— Beaucoup ; je l’aurais considérée comme une des parties les plus essentielles de mon devoir, et bientôt l’exercice ne m’en aurait plus été pénible. Il ne faut pas murmurer ; cependant cette cure m’aurait bien convenu ; la tranquillité, le calme d’une pareille vie auraient répondu à toutes mes idées de bonheur. Mais cela n’a pas pu être ! Darcy vous a-t-il jamais parlé de cette circonstance ?

— J’ai su de bonne part que le bénéfice vous fut légué conditionnellement, et sous le bon plaisir du patron actuel.

— On vous l’a dit ? Il est vrai qu’il y avait quelque chose comme cela. Je vous le dis dans le temps, si vous vous en souvenez ?

— On m’a dit aussi que dans un temps, où vous ne vous sentiez pas apparemment autant de goût pour la prédication qu’à présent, vous déclarâtes votre résolution de ne jamais prendre les ordres, et que l’affaire fut arrangée en conséquence.

— On vous l’a dit ? Ce n’était pas absolument sans fondement, vous devez vous rappeler ce que je vous ai dit à ce sujet la première fois que je vous en ai parlé.

Ils se trouvèrent alors à la porte de la maison, car elle avait marché très vite pour abréger la promenade ; mais par égard pour sa sœur, ne voulant pas le fâcher, elle lui répondit seulement avec gaieté.

— Allons Mr Wikam, à présent que nous sommes frère et sœur, ne nous querellons pas sur le passé ; j’espère qu’à l’avenir nous serons toujours du même avis.

Elle lui tendit la main ; quoiqu’il fût très embarrassé, il la baisa avec galanterie, et ils se séparèrent en entrant dans la maison.

 

Publié le 02/05/2025 / 17 lectures
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