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Orgueil et préjugés, de Jane Austen
Chapitre 10

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Peu de jours après la visite de Lady Catherine, Mr. Darcy loin de s’excuser auprès de son ami, comme le craignait Elisabeth, revint à Netherfield. Monsieur Bingley l’amena un matin à Longbourn. Mistriss Bennet n’avait pas encore eu le temps de dire à Mr. Darcy que sa tante était venue leur faire visite, lorsque Bingley proposa une promenade. Mistriss Bennet n’avait point l’habitude de marcher, et Mary ne voulait pas perdre son temps ; ainsi les cinq autres partirent ensemble. Bingley et Jane, restèrent bientôt en arrière, comme à l’ordinaire, tandis qu’Elisabeth et Kitty furent en avant avec Mr. Darcy. La conversation était peu animée, Kitty avait trop peur de lui, pour oser parler, Elisabeth méditait en secret une résolution désespérée, et peut-être la même idée occupait-elle Darcy.

Ils dirigèrent leur promenade du côté de Lucas-Lodge ; Kitty voulait aller voir Maria, Elisabeth ne voyait aucune nécessité d’y aller aussi. Alors Kitty les quitta, et sa sœur continua courageusement sa promenade avec Mr. Darcy. C’était le moment d’exécuter sa résolution, pendant qu’elle en avait la force.

— Vous me trouverez peut-être, dit-elle, une personne bien égoïste si dans le but de soulager mes propres sentiments, je ne crains pas de blesser les vôtres ; mais je ne puis m’empêcher plus longtemps de vous remercier de la bonté sans exemple que vous avez eue pour ma pauvre sœur. Depuis que j’en ai été instruite, j’ai désiré ardemment pouvoir vous exprimer combien j’en ai été touchée ! Si le reste de ma famille le savait, je ne serais pas la seule à vous en témoigner de la reconnaissance.

— Je suis fâché, extrêmement fâché, dit Darcy d’un air surpris et ému, que vous ayez été instruite d’une chose, qui pouvait peut-être, quoique bien à tort, vous donner quelque embarras… Je ne croyais pas qu’on dût avoir si peu de confiance en Mistriss Gardiner.

— Vous ne devez pas blâmer ma tante, reprit Elisabeth, l’étourderie de Lydie a trahi la part que vous avez prise à ce qui la concernait, et vraiment je ne pouvais être tranquille jusqu’à ce que j’en connusse tous les détails. Permettez-moi de vous remercier encore au nom de toute ma famille, de la généreuse compassion qui vous a porté à prendre tant de peine, à supporter tant de mortifications et à faire tant de sacrifices, pour des êtres qui vous étaient si étrangers !

— Si vous voulez me remercier, que ce soit pour vous seule ! répondit-il, je ne puis nier que le désir de vous procurer quelque consolation, n’ait ajouté beaucoup de force aux motifs qui m’ont dirigé dans cette occasion. Votre famille ne me doit rien, quoique je la respecte et la considère infiniment, je ne pensais qu’à vous.

Elisabeth était trop embarrassée pour pouvoir répondre un seul mot ; après un instant de silence, il ajouta :

— Vous êtes trop généreuse pour vouloir vous jouer de moi. Si vos sentiments sont les mêmes que le printemps dernier, dites-le-moi sans déguisement. Mon amour et mes désirs ne sont point changés, mais un seul mot de votre bouche me condamnera au silence pour toujours.

Elisabeth vivement émut et voulant répondre à sa franchise, rassembla toutes ses forces et lui fit entendre, non sans embarras, que ses sentiments avaient tellement changé depuis cette époque, qu’elle recevait avec plaisir et reconnaissance les assurances qu’il venait de lui donner. Cette réponse fit éprouver à Mr. Darcy le bonheur le plus grand qu’il eut jamais connu ; il s’exprima dans cette occasion avec autant de chaleur et de sensibilité que pouvait le faire un homme transporté d’amour. Si Elisabeth avait osé lever les yeux, elle aurait vu combien l’expression du bonheur donnait de charmes à sa figure ; mais si elle n’osait le regarder, au moins elle l’entendait. Tout ce qu’il lui dit de ses sentiments lui rendit sa tendresse d’autant plus précieuse, qu’elle vit combien elle était vive et respectueuse.

Ils marchaient toujours sans s’embarrasser où ils allaient, ils avaient trop à penser, à sentir et à dire pour pouvoir songer à autre chose. Elisabeth apprit bientôt qu’elle devait la déclaration de Mr. Darcy, aux efforts de sa tante, qui avaient été le voir à Londres et lui avaient raconté sa visite à Longbourn, ainsi que les motifs et les détails de la conservation qu’elle avait eue avec Elisabeth. Elle avait appuyé avec emphase sur toutes les paroles de cette dernière, qui, dans l’opinion de sa Seigneurie, prouvaient par-dessus tout son ambition et son insolence. Elle croyait qu’un tel récit devait lui faire obtenir de son neveu la promesse qu’Elisabeth avait refusé de faire ; mais malheureusement pour sa Seigneurie, ce récit eut un effet absolument contraire.

— Cela m’apprit, dit-il, ce que je ne m’étais jamais permis de supposer… Je connaissais assez votre caractère pour être sûr, que si vous aviez été aussi prévenue contre moi que le printemps dernier, et absolument décidée à ne jamais accepter ma main, vous l’auriez franchement dit à Lady Catherine.

Elisabeth ne put s’empêcher de rire ;

— Vraiment dit-elle, vous connaissez assez ma franchise pour m’en croire capable ? Et après vous avoir si fort maltraité en face, vous pensez que je n’aurais pas eu de scrupule à témoigner mes sentiments sur votre compte à vos parents ?

— Qu’avez-vous dit de moi qui ne fût mérité ? Car quoique vos accusations fussent mal fondées, ma conduite vis-à-vis de vous dans ce moment, méritait les reproches les plus sévères ; elle était impardonnable, et je ne puis y penser sans indignation.

— Ne nous disputons point pour savoir lequel de nous deux était le plus blâmable ce jour-là, dit Elisabeth, notre conduite à l’un et à l’autre, si on l’examinait de bien près, serait loin d’être irréprochable, mais j’espère que depuis lors nous avons fait des progrès dans la politesse.

— Je ne puis pas me réconcilier si facilement avec moi-même. Le souvenir de ma conduite, de mes manières, de mes expressions, m’a été depuis bien des mois extrêmement pénible ; et surtout les reproches si bien mérités que vous me fîtes alors, et que je n’oublierai jamais. « Si vous vous étiez conduit en homme comme il faut. » C’étaient vos propres expressions ; vous ne pouvez savoir combien elles m’ont tourmenté ! Mais c’était je l’avoue quelque temps avant que je fusse devenu assez raisonnable pour sentir combien elles étaient justes.

— J’étais bien éloignée de penser qu’elles feraient une impression si vive ! Je n’avais pas la plus légère idée qu’elles pussent être senties de cette manière.

— Je le crois ; vous pensiez alors que j’étais dépourvu de toute sensibilité. Je n’oublierai point l’expression avec laquelle vous me dites, que de quelque manière que je me fusse adressé à vous, je n’aurais jamais pu vous engager à accepter ma main.

— Ah ! ne répétez pas ce que je vous ai dit alors, j’en ai trop rougi depuis.

Darcy parla ensuite de sa lettre :

— Vous donna-t-elle un peu meilleure idée de moi ? Ajoutâtes-vous foi, à ce qu’elle contenait ?

Elle lui raconta l’effet qu’elle avait produit, et comment peu à peu tous ses anciens préjugés s’étaient évanouis.

— Je savais, reprit-il, que ce que j’écrivais devait vous faire de la peine, mais c’était nécessaire. J’espère que vous avez brûlé cette lettre ; je ne voudrais pas que vous pussiez la relire, il y avait, surtout au commencement, quelques expressions qui pourraient vous engager à me haïr.

— La lettre sera certainement brûlée, si vous croyez la chose nécessaire à la conservation de mon estime pour vous ; mais, quoique nous ayons l’un et l’autre quelques raisons de croire que nos opinions ne sont pas invariables, j’espère cependant qu’à présent nous n’en changerons plus.

— Lorsque j’écrivis cette lettre, reprit Darcy, je me croyais de sang-froid, mais depuis j’ai été bien convaincu du contraire, et j’ai craint d’y avoir mis bien de l’amertume.

— La lettre commençait peut-être avec amertume, dit Elisabeth, mais elle ne finissait pas ainsi, son adieu est celui de la charité même. Mais ne parlons plus de cette lettre ; les sentiments de celui qui l’a écrite et de celle qui l’a reçue, sont à présent si différents de ce qu’ils étaient alors, que toutes les circonstances pénibles qui l’accompagnaient doivent être oubliées. Vous devez prendre un peu de ma philosophie, il ne faut songer au passé que lorsque le souvenir en est agréable.

— Vous vous vantez-là d’une philosophie que vous n’avez point ; vos souvenirs doivent être dépourvus de remords, il n’en est pas de même pour moi ; je dois avoir de pénibles réminiscences, que je ne puis ni ne dois repousser. J’ai été toute ma vie un être égoïste, sinon par sentiment et par principes, du moins par l’habitude et par le fait. Lorsque j’étais enfant, on ne m’a jamais appris à corriger mon caractère, et si l’on me donna des bons principes je les suivis avec orgueil. Malheureusement j’étais fils unique, (et pendant plusieurs années seul enfant). Je fus gâté par mes parents, qui quoique bons eux-mêmes, me laissèrent devenir un être vain et insupportable. Je concentrai toutes mes affections dans le cercle étroit de ma famille, ayant mauvaise opinion du reste du monde, et me croyant supérieur, soit pour le jugement soit pour le rang, à tout ce qui n’était pas de mes relations intimes. Voilà ce que j’ai été jusqu’à l’âge de vingt-huit ans, et ce que j’aurais toujours été sans vous, ma chère, mon aimable Elisabeth ! Que ne vous dois-je pas ? Vous m’avez donné une cruelle leçon, vous m’avez justement humilié, je m’offris à vous plein de confiance et n’ayant pas imaginé que vous pourriez me refuser. Vous me prouvâtes combien tous mes prétendus avantages étaient insuffisants pour plaire à une femme véritablement digne d’être aimée.

— Vous étiez donc parfaitement sûr que j’accepterais votre main ?

— Oui, que penserez-vous de ma vanité, si je vous dis que je vous croyais impatiente de recevoir ma déclaration ?

— Ma manière d’être vous avait jeté dans l’erreur ; mais c’était sans intention, je vous assure ; je me suis conduite avec légèreté et inconséquence ; combien vous avez dû me haïr après cette soirée !

— Vous haïr ! je fus fâché au premier moment, mais ma colère se tourna bien promptement contre moi-même.

— J’ose à peine vous demander ce que vous pensâtes lorsque nous nous rencontrâmes à Pemberley ? Ne me blâmâtes-vous pas d’y être allée ?

— Non, en vérité, je n’éprouvais que de la surprise.

— Votre surprise ne pouvait pas être plus grande que la mienne. Lorsque vous m’abordâtes, ma conscience me disait que je ne méritais pas un accueil si poli, et j’avoue que je ne m’attendais point à vous trouver si généreux !

— Mon but, répondit Darcy, était de vous prouver que je n’avais pas assez de petitesses dans l’esprit pour conserver du ressentiment sur le passé. J’espérais me faire pardonner ma grossièreté et changer un peu l’opinion que vous aviez de moi, en vous laissant voir que vos reproches n’avaient pas été inutiles. Je ne puis vous dire tous les sentiments et toutes les espérances qui se ranimèrent alors dans mon cœur !

Il lui raconta ensuite quel plaisir Georgina avait eu à faire sa connaissance et quel chagrin elle avait éprouvé de son départ si précipité. Il lui dit aussi qu’avant de sortir de l’auberge, il avait déjà formé le projet de quitter aussitôt le Derbyshire pour aller à la poursuite de Lydie, et que c’était ce qui lui avait donné l’air sérieux et préoccupé qu’il avait en la quittant.

Elle lui exprima de nouveau sa reconnaissance ; mais c’était un sujet trop pénible à tous deux pour s’y arrêter longtemps. Ils firent ainsi plusieurs milles sans s’apercevoir que le temps s’écoulait, et furent assez étonnés de voir qu’il était fort tard et qu’ils dévoient retourner à la maison.

Que sont devenus Jane et Mr. Bingley ? Fut une exclamation qui les amena à en parler. Darcy avait été charmé du mariage de son ami, qui le lui avait confié à l’instant où il avait été conclu.

— N’avez-vous pas été bien surpris ? dit Elisabeth.

— Non, pas du tout, je m’y attendais lorsque je suis parti.

— C’est-à-dire que vous aviez donné votre consentement !

Quoiqu’il se récriât sur le terme qu’elle employait, elle vit bien cependant qu’elle ne s’éloignait pas de la vérité.

— La veille du jour où je devais partir, reprit Darcy, je fis à Bingley un aveu que j’aurais dû lui faire longtemps auparavant. Je lui racontai la part absurde et impertinente que j’avais prise autrefois à ce qui le concernait ; sa surprise fut extrême, il n’en avait jamais eu le plus léger soupçon. Je lui dis surtout à quel point je croyais m’être trompé en supposant que votre sœur était indifférente à sa tendresse, et comme je voyais bien que son attachement pour elle n’était point altéré, je n’eus plus aucun doute sur le bonheur que ce mariage pouvait leur promettre.

Elisabeth ne pouvait s’empêcher de sourire de la facilité avec laquelle il conduisait son ami.

— Parliez-vous d’après vos propres observations, reprit-elle, lorsque vous lui dites que ma sœur l’aimait, ou seulement d’après ce que je vous avais appris dans le comté de Kent ?

— D’après ce que j’avais vu ; je l’avais fort observée dans les deux dernières visites que j’ai faites ici, et je m’étais bien convaincu qu’elle l’aimait tendrement.

— Et je pense que l’assurance que vous lui en donnâtes ne lui laissa plus aucun doute.

— Oui, Bingley est l’homme le plus essentiellement modeste que je connaisse, sa défiance de lui-même l’avait empêché de s’en remettre à son propre jugement dans une affaire aussi délicate, la confiance qu’il avait en moi a fait le reste.

Elisabeth ne pouvait s’empêcher de penser que M. Bingley était l’ami le plus commode qu’on pût avoir, et que la facilité avec laquelle on le conduisait devait le rendre d’un prix inestimable comme époux ; mais elle se souvint que Mr. Darcy n’avait pas été accoutumé à la plaisanterie, elle se tut, pensant que ce serait commencer de trop bonne heure. Ils arrivèrent à la maison, en s’entretenant du bonheur de Bingley, que Mr. Darcy trouvait bien inférieur au sien.

Publié le 02/05/2025 / 17 lectures
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