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Paris-Plage

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 « Paris-Plage ». Hélène trouva l’idée parfaitement ridicule dès qu’elle entendit parler du projet. Existe-t-il un lieu plus désert que Paris en plein mois d’Août ? Quelle idée d’y installer une plage ! Je peux bien marcher un kilomètre seule face à des immeubles inanimés.

L’expérience lui donnait raison : depuis plusieurs jours, Hélène se trouvait seule à descendre à son arrêt de bus. Elle considéra son quotidien devenu désert en regardant les portes du Lycée Janson de Sailly. L’envie la dévorait. Elle pensait avec aigreur à tous ses collègues qu’elle imaginait naviguer au bord des côtes. La rage affleurait. Pourquoi diable restait-elle seule dans un dernier étage surchauffé ? Qu’avait-elle fait pour mériter cela alors que des femmes qui n’avaient rien pour elles passaient leurs vacances à Oléron ? Certes, avec le temps, son pouvoir d’achat diminuait et ses ordinaires devenaient hors de prix. En réponse, elle se contentait de multiplier les cours privés à son domicile et rayait de rage les voitures de ses voisins fortunés. « Je vais finir comme Emma Bovary » confiait-elle à ses amies d’une voix serrée qui s’étranglait au téléphone ; « je finirai assassinée par les créanciers ». Son banquier lui conseillait d’abandonner son adresse pour un logement au-delà des boulevards de ceinture mais cette perspective la rendait malade : « autant absorber de l’arsenic ».

 

Sous l’effet cumulé de la chaleur et du poids de son panier de course, sa colère s’exalta lorsqu’elle aperçut un énième affichage vantant les mérites de Paris-Plage : le troisième depuis le début de son trajet : La mairie de Paris n’avait-elle rien de mieux comme projet ? Cette goutte d’eau faisait déborder le vase. « Quel matraquage, tout cela pour une lubie ruineuse : il n’y aura jamais personne là-bas » murmura-t-elle comme pour elle-même. En marchant le long d’un trottoir toujours désert, Hélène s’engagea dans la rue Poussin avec lassitude. La météo annonçait encore une journée écrasante de chaleur. Fallait-il aller chercher le labrador de sa fille pour une promenade au bois de Boulogne ? Non, il faisait déjà bien trop chaud.

Hélène se ressaisit alors que les portes de l’ascenseur se refermaient sur elle. Il fallait bien se rendre à l’évidence. Tout d’abord, son amant régulier la délaissait depuis qu’il avait pris sa retraite. Ensuite, elle savait depuis quelques années déjà qu’elle ne se ressemblait plus : l’écart grandissait entre l’image qu’elle se donnait toujours et celle qu’elle voyait dans le miroir. « Ce n’est déjà plus moi » pensait-elle amère en observant son joli visage sur des photographies encore récentes. En revanche, plus le temps passait et plus sa fille Aurélie devenait son exact reflet, un reflet prodigieusement agaçant. Hélène considérait sa fille d’un regard fier mais jaloux. Un reflet ennemi parfois : « Elle m’énerve à la fin ma fille avec sa peau rebondie, ses amants et ses talons » confiait-elle à ses collègues qui trouvaient son aigreur détestable.

Un moment, Hélène se consola dans l’idée de retrouver son amant à l’île d’Oléron comme chaque été : elle se savait toujours désirable dans ses yeux et cela la rassurait. Évidemment, Guy se trouverait dans sa villa de famille avec femme et enfants comme à chaque fois. Cependant, son amant l’avait prévenue qu’il aurait bien peu de temps à lui consacrer cette fois-ci. Il préparait le mariage de sa fille aînée et donnerait la priorité à sa famille. Hélène en avait pris de l’humeur : dans ce cas, pourquoi irai-je louer un appartement hors de prix à Oléron pour me trouver délaissée ! Fais comme tu veux lui avait-il rétorqué. En effet, depuis que Guy s’affichait dans des t-shirts offerts par sa femme avec l’inscription « Mari Modèle », il devenait évident que leur histoire déclinait. Depuis plusieurs mois, Hélène annonçait à ses amies qu’il lui faudrait penser à sa vie après Guy. Cet été, il devenait urgent de rencontrer un nouvel homme.  

Bien sûr, elle le savait, il y aurait du monde à Paris-Plage mais elle n’y trouverait pas son monde, en tous cas aucun homme susceptible de remplacer son amant. Elle aurait eu plus de chance de trouver l’homme de ses rêves sur un terrain de golf en bord de mer. Hélène soupira en regardant une nouvelle affiche de la campagne de publicité de la Ville de Paris. Même accablée par la solitude et le manque d’argent, Hélène ne se trouvait pas encore réduite à l’extrémité d’aller rencontrer un homme sur les quais de Seine. Elle ne mettrait pas un pied au milieu du sable déposé là pour des banlieusards.

L’idée de partir en villégiature à Cabourg apparut comme une évidence : il lui restait à supplier Monique Paquette de la recevoir dans sa villa du bord de mer. Monique Paquette, sa vieille amie. Elle ne l’avait pas vu depuis deux ans au moins mais s’entretenait souvent avec elle par téléphone. L’amitié de longue date avec Monique Paquette avait surgi alors qu’elles venaient de prendre leur fonction d’enseignantes au sein d’un même lycée. Monique et Hélène avaient vu grandir leurs enfants ensemble. Elles s’étaient soutenues et appréciées chacune dans leur recherche de distinction. Deux amies différentes mais complémentaires. L’historienne attachée au terroir avait reconnu en Hélène une jeune femme perdue et volage qu’elle avait pris sous son aile. La femme perdue et libertine avait croisé une amie attentive et terre-à-terre. Enfin, il fallait l’avouer, en dépit de ses manies provinciales et de son caractère placide, Monique Paquette avait le bon goût de posséder une maison à Cabourg. Monique Paquette : son amie distinguée. Cette chère Monique Paquette ! Elle composa son numéro.

  • Oh, Monique, je t’en prie » supplia Hélène d’une voix mouillée sur une ligne fixe qui crachotait.

Un silence ennuyé s’entendait au bout du fil.

  •  Je sais que c’est imprévu mais cette fois, il n’a jamais fait si chaud à Paris, c’est impossible, je brûle sous les toits ! Je n’ai que les entrailles du Louvre pour fuir cette chaleur. Hélas, moins encore depuis que je n’habite plus le VIIème arrondissement : tout est devenu si loin dans ce désert social… ou alors… il ne me reste plus qu’à plonger la tête la première dans le bac à glaçons de mon réfrigérateur.  

 

« Ne me tente pas », pensa Monique Paquette avec un sourire narquois. L’envie folle de balancer un seau d’eau froide sur la tête d’Hélène l’assaillait de plus en plus souvent.

Quant à imaginer un plongeon suicidaire d’Hélène vers son bac à glaçons pour arrêter ses lamentations, cela l’amusait férocement. À force d’entendre Hélène s’échauffer sur le sort indigne que la vie lui réservait, l’oreille de Monique devenait moins bienveillante. Au lieu d’exprimer une pensée peu charitable, Monique interrompit le monologue d’Hélène d’une petite voix guillerette :

-  Écoute ma chérie, pourquoi ne vastu pas flâner à Paris-Plage plutôt que de venir ici en t’imposant des heures de train ?

Face au silence au bout de la ligne, Monique s’autorisa à poursuivre.

- Tu sais, il paraît même que le sable de ParisPlage vient de Normandie : Paris-Plage : c’est la Normandie qui vient à toi ! 

Le ton faussement enjoué de Monique porta la colère d’Hélène à l’incandescence. Elle comprenait bien que Monique l’envoyait vers un itinéraire bis tout en lui servant la publicité qui recouvrait les murs de la ville.

- Mais enfin aije une tête à me rendre à Paris-Plage ? tonna-t-elle. Sa colère éclata en plusieurs phrases.

- Qu’avezvous tous à me parler de Paris-Plage à la fin ! Ma fille aussi en parle. Et à présent toi tu t’y mets aussi !

Puis avec incrédulité :

- Ne me dis pas que même en Normandie vous entendez aussi parler de ParisPlage, si… ? »

 

Monique Paquette ne s’offusquait jamais des saillies d’Hélène qu’elle attribuait au caractère parisien de sa vieille amie.

« Enfin, Hélène, tu sais bien que nous recevons la presse à Cabourg » se contenta-t-elle de lui répondre tranquillement sans répondre à l’humiliation qu’elle ressentait.

 

Quoiqu’il arrive, Monique renonce à se chicaner affirmait sa fille. Qu’adviendrait-il sinon ? Depuis des années, Monique tentait d’éviter d’énerver Hélène mais Hélène la sollicitait de plus en plus et se faisait de plus en plus pressante. Ne pouvait-elle pas aller voir d’autres amies ? En avait-elle encore ? Hélène prononçait toujours la même oraison funèbre pour ses amitiés passées et Monique craignait que son tour ne vienne : « nous étions fatiguées et nous avons eu un désaccord, depuis, nous ne nous fréquentons plus ». Pour éviter une rupture amicale, Monique fit donc ce qu’Hélène attendait d’elle. Elle lui proposa de la rejoindre dans sa villa de Cabourg. Hélène ne se fit pas prier pour s’y installer car elle le valait bien.

Monique savait à quoi s’en tenir. Comme chaque été depuis vingt ans, elle aiderait bénévolement Hélène à reconfigurer sa vie amoureuse. Bien sûr, l’entreprise devenait plus compliquée à mesure que les amants d’Hélène disparaissaient. La vie de Monique semblait plus heureuse car elle considérait en avoir fini avec l’amour. « Chaque âge ses plaisirs, autant laisser ça aux jeunes » déclarait-elle à Hélène sans jamais la convaincre. Hélène répondait invariablement : « Monique, tu dis cela mais tu devrais trouver un homme » …  Peine perdue, Monique n’entretenait plus que deux passions : l’association des amis du club des terriers d’Écosse et la culture des roses de collection : elle exprimait là son éternel besoin de distinction aristocratique.  

 

La journée du lendemain s’annonçait plus chaude que la précédente en Normandie comme à Paris. Hélène se rendit à la Gare Saint-Lazare pour échapper à sa solitude suffocante. Pendant ce temps, dans une brume de bord de mer agréable, Monique Paquette ruminait la venue d’Hélène. Elle taillait ses rosiers dans l’air marin en songeant : « j’aurais dû dire non » avec de se reprendre en s’excusant sa lâcheté : « Oh mais c’est si difficile de dire « non » à quelqu’un prêt à partir et qui a déjà fait ses valises ». En effet, avec le temps, Monique admettait que les conversations avec Hélène tournaient un peu en rond pour ne pas dire « autour d’elle-même » voire d’une partie d’elle-même:

- « Et ce pantalon blanc, Monique, trouvestu qu’il me fait de belles fesses ? »

Monique répondait laconiquement : « c’est un pantalon blanc taille 44, Hélène » tout en feuilletant un catalogue de rosiers à l’affût de nouvelles fleurs labellisées qui supporteraient les embruns.

 

Quelques jours plus tard, alors qu’Hélène se trouvait en villégiature à Cabourg elle accompagna son amie Monique lors de sa promenade journalière. Chaque matin d’été, Monique Paquette promenait son scottish terrier devant le Grand Hôtel. À ce moment, Hélène attira son regard vers un homme. Pull marine, chaussures bateau et montre de prix, il paradait avec un lévrier afghan au bras. Hélène remarqua tout de suite son absence d’alliance.

« Oh regarde, ce qu’il est beau » dit-elle à son amie en lui adressant un discret coup de coude « il est beau et il n’a pas d’alliance » avant d’ajouter « c’est mon coup de cœur de l’été ».

Avec l’âge, Monique entendait moins bien mais conservait cette désagréable habitude de couper la parole d’Hélène: « Le lévrier afghan est très distingué, tu as raison d’avoir le coup de cœur, son maître devrait le proposer à un concours canin : on voit bien que c’est un pur race » asséna-t-elle avec certitude.

Hélène considéra son amie avec stupeur. « Mais non enfin, je ne parle pas du chien ! Je parle du maître ! Ne sois pas idiote Monique », la tança-t-elle.

Monique soupira bruyamment.  

Que devait-elle faire avec son amie Hélène à la fin ? Il lui aurait fallu une boule de cristal pour se décider. Comment réexpédier Hélène vers la butte d’Auteuil? On ne rompt pas si facilement une amitié si longue : nos enfants ont grandi ensemble quand même ! Oh mon Dieu mais qu’en diront nos filles ? Elles qui s’entendent si bien !

 

AE. Myriam 2024

myriam.ae.ecriture[at]gmail.com


Publié le 28/04/2024 / 14 lectures
Commentaires
Publié le 28/04/2024
Cela me surprend que j'ai aimé ce texte. Le milieu dont il trait, je ne le connais pas le milieu sans doute parce qu'il ne m'est pas sympathique. Mais il s'agit quand même d'êtres humains, quoi qu'on en dise... Et les relations sociales continuent à me passionner en même temps, je m'en rends compte, que le vieillesse. On ne peut guère parler de passion ici, plutôt d'obsession. Peut-être aussi que j'aime car "Paris-Plage" me parle des femmes, autre objet de contemplation en ce qui me concerne. Le texte n'est pas trop long et je n'ai nulle part ressenti de remplissage. C'est amusant et parfois incisif. Et puis, c'est bien rythmé, soutenu. Bravo !
Publié le 28/04/2024
Quel suspens, on ne saura pas cette fois si l’égocentrée Hélène parviendra à évacuer toute sa frustration sur une nouvelle idylle. Ton texte manie admirablement bien le champ des apparences et des décors surfaits qui donnent l’illusion du privilège. Il donne à réfléchir sur la vacuité des destinées et du temps qui passe sans se retourner, c’est aussi froid que cet été est suffoquant… merci beaucoup de ce partage, dans l’attente d’une suite.
Publié le 28/04/2024
Pareil en corrigé. Cela me surprend que j'ai aimé ce texte. Le milieu dont il traite, je ne le connais pas, sans doute parce qu'il ne m'est pas sympathique. Mais il s'agit quand même d'êtres humains, quoi qu'on en dise... ^^ Et les relations sociales continuent à me passionner en même temps, je m'en rends compte, que le vieillesse. On ne peut guère parler de passion ici, plutôt d'obsession. Peut-être aussi que j'aime "Paris-Plage" car il me parle des femmes, autre objet de contemplation en ce qui me concerne. Le texte n'est pas trop long et je n'ai nulle part ressenti de remplissage. C'est amusant et parfois incisif. Et puis, c'est bien rythmé, soutenu. Bravo !
Publié le 02/05/2024
J’ai bien aimé ce texte et la pénible Hélène. La description du quartier suffocant pendant l’été est excellente, mais quel boulet cette femme! Le gag sur la méprise de Monique par rapport au chien est très amusant et tout le texte est léger et agréable à lire. Merci
Publié le 02/05/2024
Ah ah ! J'aime beaucoup le portrait de ces deux femmes et les rapports un peu hypocrites entre ces deux femmes . L'une profite, l'autre accepte sous couvert d'une "vieille amitié". Cette année, plutôt que d'aller à Cabourg chez Monique Paquette, Hélène devrait profiter d'une seine toute propre, surtout au mois de juillet... peut-être pourrait-elle même y dénicher le remplaçant de Guy !
Publié le 16/08/2024
Hello Agathe, Hélène se trouve au chevet de l'original depuis un cancer de la prostate qui complique leurs rapports. Si j'ai l'occasion de me pencher sur la suite de cette histoire je pourrais en raconter de bien drôles.
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