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Passeport en larmes
Chapitre 1

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 Il était 21h00. Le taxi Ambassador s’était arrêté à un feu rouge. Bizarrement. D’habitude les feux rouges on les grillait à grands coups de klaxon, si possible en accélérant. Mais là non. C’était parce qu’il fallait payer. Le chauffeur se retourna vers lui. C’était pour payer à l’avance – probablement pour ne pas perdre de temps dans les encombrements de l’aéroport. Alors bon, il avait payé – 300 roupies, il avait dû se faire rouler, tu parles. Le dernier kilomètre avant l’aéroport défila comme les précédents, dans les odeurs d’essence plombée, les tut-tut aigus frappés sur le volant, les essaims de Rickshaws et de scooters à contresens sur ce semblant d’autoroute, avec les fesses qui rebondissaient sur le siège entre deux trous sur la chaussée. 21H30. Il arrivait à l’aéroport Indira Gandhi, à New-Delhi. On était en mars, il faisait doux, mais moite et il suait, il le sentait au creux du cou et et sur le front. Pourtant il faisait doux. Bizarre. Mais ici tout était comme ça, tout était bizarre, déphasé, décalé, mal cadré. Tout se fondait en un halo ocre, on ne voyait plus les chiens errants, les vaches ahuries, les gens en haillons. Tout était noyé dans la ouate de la pollution orangée.

 

Il débarqua du taxi entre deux autobus, roues obliques sous le poids des grappes de passagers accrochés à leurs flancs. Il alla chercher un chariot. Le chauffeur enturbanné sortit et ouvrit le coffre. Il saisit sa valise, son bagage à main et son cartable. Son précieux cartable avec le passeport et le billet de retour Air France. Le billet vers elle. Déjà le taxi Ambassador s’éloignait avec le turban du chauffeur par la lunette arrière. Ça ressemblait à une sorte de 403 en plus mastoc, en plus moche, avec un air vicelard dans le pare-chocs. De toutes façons, on n’avait pas le choix – soit c’était Ambassador, soit c’était Marutti, un truc japonais pas cher, en tôle. Il y avait aussi les taxis Rick-shows à moteur. Mais là c’était du suicide, pour monter la dedans il fallait avoir un grain – des pots de yaourts verts à trois roues qui pétaradaient en slaloms inquiétants, frôlant les autobus et les centaines de scooters. Il cherchait le nom magique sur les panneaux des portes d’entrée – Air France, fendant la foule dense en poussant son chariot à demi déglingué.

 

Ça faisait chier ce chariot estropié. Saisissant son cartable et déposant au sol sa valise à roulettes, il abandonna la charrette. Et entra niveau départ . Du moins essaya-t-il. Mais un type kaki, matraque au poing, lui barra la route – Tlicklet !!! Hein ? Tlicklet !!!. Un mec à tête de con, aux yeux noirs et au visage taillé à la serpe. Il comprit : Ah ok, ticket ? Il sortit son billet, le tendit, le mec le laissa passer. L’aéroport c’était comme au ciné, on n’entrait pas sans ticket. Il s’éloigna dans le hall de l’aérogare, entendant déjà le mec apostropher un nouvel arrivant – Tlicklet !!!. Il se dit c’était pour que l’aéroport ne soit pas envahi par la mendicité.

 

Ça sentait le caoutchouc dans l’aéroport et il chuintait des semelles. Des gamins de dix ans balayaient la poussière à coups de plumeau, la ramassant dans le creux de la main pour la verser dans un seau. De la main-d’œuvre sans révolte, pour les mégots et les saletés qui traînaient, à genoux. Lentement, à genoux sur l’immensité caoutchoutée. Il passait avec ses bagages. Air France ? Il cherchait du regard dans la cohue moyenne, normale, filtrée de la misère à coups de « Tlicklet ». Il aperçut les quatre comptoirs Air France, là-bas au milieu d’autres comptoirs, qui lui faisaient signe, un signe de retour vers elle. Il avançait sur le sol gommeux, un filet de sueur lui coulait sur le front. Autour de lui, les gens transpiraient aussi et s’éventaient de la main ou avec leur billet d’avion. Par endroits, au plafond, de gros ventilateurs mécaniques brassaient l’air et expiraient une fraîcheur à travers laquelle on passait en fermant les yeux. Il arriva aux comptoirs Air France. Encore fermés et vides. Bon, c’était plutôt bien, il serait le premier à l’enregistrement. Il était vraiment en avance. Son vol partait à 1h45 du matin.

 

Tandis qu’il posait ses bagages au pied du comptoir, devant le tapis roulant encore immobile, son regard tomba sur une petite enseigne posée au sol sur un trépied. Et elle disait : « Air France passengers, please proceed to the security check before registration ». Ah, il fallait donc faire contrôler ses bagages aux rayons X avant l’enregistrement ? Bon. Il avait bien fait d’arriver tôt du coup. Il reprit son cartable et sa valise, scrutant autour de lui, à la recherche des machines à rayons X, les détecteurs à langue noire qui avalaient les bagages d’un côté sous le regard passif d’un préposé, avant de les recracher par un anus identique à la bouche. Il cherchait, vers le fond de l’aéroport, du côté des douanes et des contrôles de passeports. Il n’y avait rien. Pas de rayons X. Un soupir de contrariété fila sur ses lèvres. Quand soudain il les aperçut. Elles étaient là les machines à rayons X, juste devant ses yeux, éparpillées un peu partout, à droite, à gauche. Sans aucun ordre. Mais qu’est-ce qu’elles foutaient là, disposées n’importe comment, disséminées devant les guichets, près des comptoirs de change, en face du poste de police. Sans aucun ordre. 

Publié le 17/07/2025 / 2 lectures
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