Je veux une vie dangereuse où il n’est jamais trop tard, une de ces vies qui ne dorment jamais, je veux une vie, je la veux pleine de de galères ! |
Une vie dangereuse, Vasco Rossi.
Il serait téméraire d’écrire des histoires cette année. Je songeais à cela en fermant la porte de l’entrée un jour de pluie. Toujours solaire, toujours Sol Invictus, je venais de rebrousser chemin devant l’automne en sortant des collants. Enfant, je bravais la marée montante, construisant des châteaux de sable avec de l’eau jusqu’aux genoux. Une monitrice disait que les enfants ne changent jamais de caractère. J’ai toujours poussé la témérité jusqu’au ridicule. Pourtant, il y a des choses contre lesquelles il ne sert à rien de résister : les cours des astres, les cycles des saisons et, en l’occurrence, l’avancée dans la saison hivernale.
L’herbe est détrempée et voilà une semaine que les balançoires et le toboggan sont rentrés. Tout est sous l’eau. C’est un matin de novembre comme personne ne les aime, un matin sans soleil, un matin quelconque lorsque l’on ne peut plus parler d’été indien alors que Noël se trouve encore trop loin. Dans cet entre-deux, les gens sentent comme un vide et, comme pour conjurer ce vide, ils abondent dans les magasins pour Noël. Les chalands déboussolés hésitent entre acheter des chrysanthèmes et chercher des cadeaux de Noël.
Les essuie-glaces chassent les trombes d’eau et soudain le rétroviseur me renvoie l’image d’une femme au milieu de sa vie qui ne croise plus que le regard de son mari.
Je pense au regard d’un amour de jeunesse. N’espérez rien de croustillant. C’est un regard que je n’ai jamais croisé. J’avais 15 ans, j’étais kierkegaardienne et je m’arrangeais pour que tout soit platonique. J’avais choisi d’aimer un homme de papier dont je n’avais rien à craindre. Dans mes souvenirs, Johannes s’exclamait — je m’en souviens comme si c’était hier — mais quoi dans la vie de plus pétillant, de plus enivrant que l’infini des possibles ?
Quel bourreau des cœurs. Ce n’est pas pour rien qu’il tenait son Journal d’un Séducteur.
— L’infini des possibles… cette réplique cingle comme une bourrasque en pleine figure dans une vie qui marque la fin de l’aventure : « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». Je vis dans le confort d’Ithaque où je cultive mon potager.
Je cherche en vain quelque chose de brillant qui m’accrocherait dans le regard des passants mais tout y est aussi morne que dans le mien. Le présent est entièrement là, plat, prévisible et « dégrisant » dans le bruit d’un trousseau de clés que l’on cherche dans un sac. C’est un présent sans possible ni promesse : un présent de personne sage et avisée, résignée et satisfaite. Il n’est pas besoin d’espoir dans une vie qui s’écoule sans que l’on n’en attende plus rien.
Voilà le présent d’une personne entre deux âges qui se voit dans un rétroviseur un jour de pluie. Je suis devenue invisible à présent. J’ai cessé d’être regardée comme une poupée pour être estimée comme une personne avisée. Il n’y a rien à regretter. — Ah, si peut-être : l’ivresse, l’aventure, l’espoir, le risque, la passion me manquent autant que le soleil à l’automne.
Je veux ma joie comme une flamme ardente dans un ciel sans nuage. Il est temps de prendre des vacances, d’aller se promener dans Rome ou encore plus au sud, à Agrigente. L’art de vivre contre le savoir-vivre, retrouver la vie mal éduquée, le sud bordélique, le sud qui se fout de tout et ne prend pas la vie au sérieux : vivre en héros plutôt qu’en homme de bureau. Nous devons sauver nos rêves, vivre au stade esthétique, vivre pour ressentir des expériences nouvelles.
— Et si… je racontais des histoires impossibles, vous savez, ce genre d’histoires qui auraient pu nous arriver si le destin en avait décidé autrement. J’avoue qu’avec l’âge, j’ai perdu le goût des histoires impossibles pour me tourner vers des activités plus concrètes : cultiver mon Potager avec Rustica.
En bref, j’aime mon présent plus que les promesses de l’avenir. Après tout, on arrive bien à se convaincre qu’un C.D.I ennuyeux vaut mieux que l’incertitude. Dès lors, tout devient facile. Nous perdons le goût de l’effort, la vie défile en ligne droite sans bande sonore pour nous réveiller. Avec la facilité, nous nous endormons dans « l’acqua liscia » comme dans un caisson de flottaison : nous baignons dans l’eau plate. Nous passons nos vacances à aller prendre les eaux ou à rester en carafe. Rien ne ramène la vie pétillante d’avant, « sac à dos » et « nez au vent ».
Ça ressemble à la Toscane, douce et belle de Vinci
Les sages et beaux paysages font les hommes sages aussi
Ça ressemble à des images, aux saisons tièdes, aux beaux jours
Au silence après l'orage, au doux toucher du velours
Avec le temps, le confort s’affirme comme la valeur dominante de notre vie, n’en doutez pas. Nous sommes fatigués des défis. Nous voulons la paix car l’impossible nous a fatigués. Rien n’oblige à être courageux, vous savez… suivez l’âge, obéissez à la nature et vous saurez vieillir avec grâce. Regardez la nature : la loi de la gravité — sur la peau, c’est pareil : Gravity kills.
Laissez passer quelques minutes sur un verre de San Pellegrino et observez qu’avec le temps, les bulles se font rares avant de disparaître. Tôt ou tard, la période d’effervescence prend fin, n’importe quelle eau « frizzante » s’évente. Tout stagne comme dans un verre d’aspirine une fois le cachet dissous : il reste à boire la tranquillité présente jusqu’à la lie. Si vous n’êtes pas convaincu par ce genre de bonheur, prenez cela comme un médicament et dites-vous bien que le goût du confort marque votre entrée dans l’âge mûr. Gravity kills.
Quand le présent est morne, souvent l’ennui nous taraude : nous rêvons au temps des tentatives risquées et des échecs magnifiques. En ce temps-là, nous brûlions de désir de mouvement. À présent que tout est joué, notre mouvement a atteint son but et notre objectif sa cible. Le temps est suspendu après la partie, plus rien ne bouge. Ça ressemble au temps du : « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants » qui marque la fin des contes de fées. Selon la loi universelle du bonheur, le moment où vous êtes heureux correspond au moment même où votre aventure prend fin. Malheureusement, n’est pas Ella Maillart qui veut. Personnellement, je ne souhaiterais pas refaire mon passeport à 101 ans.
— Vers quoi s’aventurer quand le présent donne tout ? Johannes, le séducteur philosophe le sait car il a lu le Banquet : dans la mythologie, chaque passion joue un personnage. Éros est le fils de « Penia » et de « Poros » : pas de désir sans « opulence » ni « pauvreté » sans ce mouvement perpétuel entre notre désir et la poursuite de sa satisfaction. Que faire ?
Quant à votre meilleur ami, il dirait peut-être qu’il suffirait de « se faire des films » et de les écrire : il n’aurait pas tort, je crois.
Une fois le chaos du monde laissé à la porte de notre chambre, nous sommes face à nous. Nous pensons que les fils de notre destin auraient pu se nouer tout autrement alors que dans leurs mouvements permanents ils n’auront fait que de se croiser. Tout ce que nous écririons pendant ces moments apparaitrait génial mais nous nous endormons sur ce que nous n’écrirons jamais. Nos rêves d’écriture basculent vers le songe.
— La vie dangereuse est morte ? Vive la vie dangereuse ! Nous pouvons écrire ces rencontres qui n’auront jamais eu lieu.... eh, tant pis si notre papier s’avère absolument nul au réveil quand tout ce qui était possible se résume à quelques lignes.
Quand nous sommes lassés d’avoir joué les rôles de notre vie, notre écriture doit être plus belle que l’or pour ne pas nous réduire au silence. Soyons téméraires.
Partout nous cherchons un face à face des cœurs. Or, nous ne le trouvons nulle part sauf avec des livres. Hors de la fiction, tout semble si irréel et cotonneux quand soudain, c’est l’étincelle dans la brume. Nous nous trouvons parfois un compagnon route que nous regardons dans les yeux. Nous détournons notre regard car la vie nous l’a repris sans reprendre ce moment : où es-tu ? Es-tu à ta fenêtre comme autrefois ? Quel est la couleur de ton ciel et sous quel ciel regardes-tu la lune ?
Aux malentendus, aux mensonges, à nos silences
À tous ces moments que j'avais cru partager
Aux phrases qu'on dit trop vite et sans qu'on les pense
À celles que je n'ai pas osées
Parfois, je reste immobile face aux étoiles à rêver d’autres vies que la mienne. Des vies dangereuses.
AE. Myriam 2021
myriam.ae.ecriture[at]gmail.com