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si la nuit ne tombe pas
Chapitre 1: sourde est la colère

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Première Partie. Sourde colère

Antoine

Trois juillet 1995. Trente ans et dix mois avant la disparition d’Alice Courseulles. Aucun objet, aucune personne, aucune forme, aucun principe ne sont sûrs, tout est emporté dans une métamorphose invisible, mais jamais interrompue. Robert Musil

Pas un nuage dans le ciel quand la main de Jane se glisse dans la mienne. La vieille vient de partir pour le marché d’Amiens, c’est le moment pour ma sœur et moi de rejoindre notre cabane secrète au bois de la Praie. Nous passons toujours les deux mois d’été chez les parents de ma mère, éleveurs de porcs près d’Amiens. Tous les mercredis, la vieille vend ses légumes et ses fruits et le vieux livre les porcs à l’abattoir. En l’absence de nos parents, je veille sur la petite. C’est ma mission quand ils partent durant leurs vacances d’été explorer des terres hostiles et inconnues que les vieux nomment « antipodes », et dont nous oublions toujours les noms. Durant les vacances, les parents nous confient à nos grands-parents. A leur retour, ils racontent toujours les mêmes histoires de montagnes à gravir, de falaises à escalader dont nous connaissons la fin mais que nous réclamons à grands cris. Nos parents ont la passion des sommets. Plus l’ascension s’avère périlleuse, plus ils se réjouissent, se donnant chaque année de nouveaux défis dans une région encore plus lointaine et isolée que la précédente. Si quelqu’un leur demandait quelle place ont leurs enfants dans une vie consacrée à l’alpinisme, ils déclareraient que leurs enfants mesureront un jour la chance d’avoir eu des parents classés parmi les meilleurs alpinistes de la décennie.  Les vieux ne peuvent s’empêcher de raconter que nous sommes deux malencontreuses erreurs de jeunesse dont nos parents ont compris trop tard à quel point elles gâchaient leurs existences. Les vieux se trompent, même si ce n’est pas auprès de nous qu’ils passent la plus grande partie de leur temps, nos parents nous aiment davantage que la montagne.

 Dès qu’elle en a l’occasion, la vieille coince Jane contre sa vaste poitrine. Elle aime par-dessus tout la chair fraiche et tendre de ma sœur qui ressemble tellement à celle de sa fille et déteste la mienne qui lui rappelle celle de mon « rital de père ».

— Ta sœur doit apprendre à se débrouiller seule. La vie ne lui fera pas de cadeaux.

Jane est folle mais maman dit souvent : « Si on la regarde comme les autres enfants toutes ses bizarreries disparaîtront ».

 

- Ta fille doit aller en centre, tu ne pourras pas la garder éternellement.

La bizarrerie de Jane est un incessant sujet de conflit entre les vieux et ma mère. Notre père ne s’en mêle plus depuis une violente dispute avec le vieux le jour de l’anniversaire de maman, il y a deux ans. Le Vieux avait bu, ma mère a dit qu’il avait l’alcool mauvais mais que ce n’était pas une raison.

— Si tu avais choisi un gars du coin au lieu d’aller chercher ton mari « on ne sait où », rien ne serait arrivé.

 « On ne sait où » se trouve en Italie. Mon père est un rital, voire « un sale rital », la cause de tous les soucis de ma mère et de leurs découverts de fin du mois obligeant les vieux à leur prêter de l’argent.

— Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?

— Ça vient pas de nulle part le grain qui lui fait pousser ces drôles d’idées dans la tête. Dans ton coin, y’a pas mal de dégénérés, j’ai vu ça l’autre jour à la télé. En tout cas dans notre famille, des cinglés y’en a pas.

— André, si ce n’était pas pour votre fille, je vous foutrais mon poing dans la gueule.

Mon père a hésité à renverser la table, puis s’est levé en le fusillant du regard et a rejoint sa voiture sans dire un mot.

— Angelo, quand mon père a bu, il raconte n’importe quoi.

— Suis-moi si tu veux mais je ne remettrai plus jamais les pieds dans ce trou à rats. Ces gens sont plus bêtes que leurs cochons.

Quand la voiture a démarré, ma mère a fondu en larmes. Jane et moi en avons profité pour rejoindre notre cabane. L’année suivante nous avons cessé d’aller chez eux en vacances et mes parents d’escalader les antipodes mais la vieille a pleurniché au téléphone. Les petits lui manquaient tellement, elle avait plus que ça et André lui menait la vie dure. Notre mère a fini par céder.  

Papa est professeur de Français et parle couramment plusieurs langues. Il a lu beaucoup de livres où il est écrit que chacun, bizarre ou pas, a son rôle à jouer sur cette terre. En l’absence de mon père, je suis la cause de tous les malheurs de notre famille. S’il arrive quelque chose à Jane, c’est à moi de payer pour ses maladresses, ses oublis, ses bêtises. Je me demande parfois si la seule raison d’exister de Jane n’est pas de me voler mon temps, tout mon temps. Jane fait partie de toi a dit maman un jour où je me plaignais d’avoir son ombre collée à la mienne. Depuis qu’elle est en âge de marcher où que j’aille Jane me suit pas à pas. Elle ne connaît ni le bien ni le mal et face à ce qui la gêne ou l’effraye, prend la fuite ou demeure invisible et muette. Jane est imprévisible et ça effraye les vieux. Non pas qu’ils s’inquiètent pour elle, mais de ce qu’elle est capable de faire et de ce qu’en diront les gens. La seule manière qu’ils ont trouvé pour de les faire taire est de l’enfermer.

À notre retour de la forêt, la vieille est devant la porte entrouverte, immense est l’ombre de son corps avec ses deux mains arrimées aux hanches. Je ne vois pas son visage mais je comprends immédiatement que quelque chose ne va pas. Je retournerais immédiatement à notre cabane si je ne me sentais poussé vers elle. Figée au milieu de la cour, Jane, refuse d’avancer, son corps tremble tellement que je sens son cœur battre dans le creux de ma main.

Qu’est-ce qui a bien pu se passer pour que la vieille rentre avant la fin du marché ? Rien n’arrive jamais dans ce trou perdu et encore moins dans cette ferme, à l’écart de la grande route, en lisière de la forêt. Je pense à nos parents. C’est à eux qu’il est arrivé malheur ou au vieux, tombé du tracteur, piétiné par ses gorets, électrocuté par ses barbelés, écrasé par un peuplier. Tout mais pas nos parents !

  Ce n’est pas la colère qui l’anime, mais une expression que je ne lui ai jamais vue, mélange de terreur, de tristesse et d’abattement, semblable en pire, à celle du jour où ma mère leur a appris la mutation de notre père en Dordogne. Elle couine comme le coucou de la cuisine qui peine à égrener les heures.  

—Ton papa et ta maman, (raclement de gorge)

— Quoi papa et maman ?

— La police de Beauvais est passée y’a une heure, ils ont glissé d’un volcan, morts sur le coup. Ils ne savent pas grand-chose, on leur a téléphoné de là-bas, André, ça va lui faire un sacré coup. J’ai rien dit à ta sœur…

— Lâche-moi

 J’étouffe, elle me serre trop fort.  Je pense à Jane restée dans la cour et à la meilleure manière d’échapper à la vieille.

Comment ça morts sur le coup ?

— Ben écrasés, cinquante mètres plus bas, main dans la main, n’ont pas eu le temps de se rendre compte qui z’ont dit…

—Tu mens ! Espèce de vieille folle, tu mens !

Je lui fais face, et pour la première fois, cette femme a peur de moi. Je pourrais la piétiner, lui faire payer les punitions, les privations, les cris, les coups et le tout reste, mais le mot mort suivi du mot accident restent coincés dans ma gorge. Des paroles définitives pour les autres, pas pour Jane et moi qu’aucune mort, aucun accident ne peut priver de nos parents. La vieille peut bien lever les yeux au ciel, comme si c’était bien la preuve que nos parents s’y trouvent, une part de moi n’y croit pas.

— Faut parler à ta sœur, va la chercher.

— Tu ne dis rien à Jane, maman voudrait que je le fasse.

La vieille a soupiré avant d’enfouir son visage dans un mouchoir et de renifler bruyamment.

— Si tu veux parler à ta sœur, faut la préparer avant.

— Je ne sais pas ce qu’elle entend par préparer. Rien ne prépare des enfants à la mort de leurs parents, qu’ils soient normaux ou bizarres comme Jane.

Jane et moi. Moi et Jane, pour toujours. Jane est assise sur le banc dans la cour, elle caresse notre vieux chat roux à qui elle raconte l’histoire de princesse et de dragon que je lui ai apprise la veille. Dans le bleu de ses yeux, le même que dans ceux de maman, je vois qu’elle sait déjà tout. Elle a tout entendu par la fenêtre de la cuisine restée ouverte ou bien la nuit précédente, quand je l’ai entendue hurler, figée sur son lit comme un animal aux abois. Ça lui arrive presque chaque nuit, mais cette fois son cri était vraiment terrifiant. Jane a vu l’accident et ni moi ni la vieille ne lui apprendront grand-chose.

— Ça fait longtemps que t’es là ? Elle pose un doigt sur ses lèvres sans cesser de caresser la tête du chat sur laquelle le fils des voisins et ses copains ont gravé ces étranges dessins qui ont fait hurler le vieux,

— Ceux qui font ces saloperies ont massacré des millions de juifs pendant la guerre !

— C’est quoi le rapport entre les chats et les juifs ?

—Tu comprendras bien assez tôt dans quel monde de tarés nous vivons.  

Le chat a sauté des genoux de Jane et s’est dirigé à pas lent vers la cuisine.

—T’as vu ses oreilles ont cicatrisé.

Jane est persuadée que les animaux partagent nos peines les plus secrètes. J’ai pris sa main dans la mienne. Elle a posé sa tête contre mon épaule. Sa folie est capable d’éteindre les incendies ou d’allumer des brasiers. Nous sommes restés un long moment sur le banc, à nous tenir la main. A deux le chagrin est moins lourd, puis la camionnette du vieux est entrée dans la cour. La vieille s’est précipitée sur lui.

Publié le 21/08/2025 / 4 lectures
Commentaires
Publié le 21/08/2025
Bonsoir Alice et bienvenue. Et puis aussi grand merci pour le partage de ce premier chapitre bouleversant. La narratrice est plongée en plein chaos, le théâtre d’une galerie de personnages détonants qui sont ce qu’ils sont, des humains pétris de failles, en équilibres précaires au-dessus d’un gouffre constitué d’incompréhensions, de maladresses et de fragilités. Touché par la sincérité du récit et cette colère sourde qui couve et que l’on ressent parfaitement. Une belle écriture et probablement un style qui va peut-être se confirmer dans les parties à suivre. J’ai juste été un peu désorienté sur les deux premières phrases en italiques que j’ai relu plusieurs fois pour comprendre qu’il y avait une phrase introductive et une citation (il manque les guillemets). Commencer par la citation apporterait peut-être plus de clarté. A plus tard je l’espère.
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