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Titre provisoire Resuscitare
Chapitre 2 : Dans mon petit caddy.

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Chapitre 2.


 

 

                                                                                        

 

            La seule chose qui me restait dégoulinait d’un vieux pipeline rouillé. C’étaient mes jours restants, tous ces jours monotones, des centaines de barils d’heures noires et visqueuses qui éclaboussaient mes souliers avant de s’enfoncer dans la terre, une terre sur laquelle plus rien ne pouvait pousser.

            Ni plus ni moins qu’un autre, je suis un paresseux sans grande imagination. Pour passer le temps dans la grande maison vide où je vivais — je ne dirai pas ma maison. Ce n’était plus ma maison. Ce n’était plus que des briques, un vaisseau sans destination —, en me réfugiant sur internet pour y regarder des dames peu vêtues, sans m’en rendre compte, je passais de l’autre côté de la barrière, du côté des gens moches aux mœurs pathétiques. C’est ce que j’aurais en tout cas dit d’un type comme moi, quelques années plus tôt.

À la gare Centrale, un matin, très tôt, vers six heures, j’attendais, assis dans le bus 71. J’aperçus une dame qui marchait sur le trottoir. Elle était très habillée, trop habillée, du genre des dames qui portent toute leur garde-robe sur elle et le reste de leur vie aussi. Elle s’est arrêtée juste en face de moi, a soulevé sa robe et, jambes ouvertes, s’est mise à chier par terre. La pisse coulait sur ses chaussures. Je me suis demandé ce qu’elle voulait me dire, pourquoi faisait-elle ça devant moi. Bien sûr, en réalité, ma présence l’indifférait complètement, je n’existais pas pour elle, perdue qu’elle était dans les sous-sols de son humanité. Au niveau de la survie, de l’animal sauvage, elle faisait pour un mieux de là où elle était.

Je faisais pour un mieux de là où j’étais et le mieux que je pouvais faire, c’était tuer le temps, sans emmerder personne. Juste avec ma souris, je choisissais «gros seins», «lingerie», «blonde» et «milf» pour m’embarquer ensuite avec des filles incroyables dans une salle de classe, un parking souterrain ou un luxueux penthouse. Là, elles faisaient des trucs inouïs tellement bandants que je faisais passer ma souris à gauche du clavier. Elles faisaient des trucs si excitants que durant cinq ou dix minutes, j’en oubliais mon naufrage. Mais cinq ou dix minutes, même deux ou trois fois par jour, ça mène où?

            Comme on commande un téléviseur sur Electro.com, c’est sur un site de rencontres que j’ai fait la connaissance de Tania. Plutôt par élimination que par véritable choix, son profil émergea de mon dossier «love» après que, sur la découverte d’un vice caché ou d’une faute de syntaxe vraiment trop grosse, j’aie rejeté à la mer les Diditte, Perlerare, Grandalfe, Bingalie67 ou Olive623.

            C’est moche, mais c’est le principe des sites de rencontres, se vendre. Et quand les années passent, quand arrive le dimanche soir, les prix sont sacrifiés. Pour ma part, au point où j’en étais, j’étais prêt à tout céder, à croire à peu près n’importe quoi, y compris qu’une histoire d’amour authentique puisse jaillir d’un catalogue en ligne.

Les dégueulasses reniflent les bonnes affaires à tirer de la détresse des gens, alors, d’une manière ou d’une autre, ils l’exploitent et moi, derrière mon clavier, je me suis retrouvé avec eux, à peu près aussi salaud qu’eux, à remplir mon petit caddy avec les malheurs de Tania et les miens.

 

« Bonjour, Patrice. Je vois sur l’une de tes photos que nous avons fait le même voyage. Quel a été ton meilleur souvenir de New York? Et le pire?

- Bonjour, Tania. Je serais bien sûr ravi d’échanger à propos de nos voyages respectifs. Peut-être pourrait-on se voir? Pourquoi pas devant un verre? Demain?»

Tania proposa qu’on se voie dans un café en centre-ville le jeudi suivant vers quinze heures.

            Ça faisait des mois que je n’avais plus ciré mes souliers. Ce jeudi-là, j’ai sorti de la boîte en carton la vieille brosse à enduire et la petite boîte à cirage, le modèle métallique qu’on ouvre en tournant un petit papillon sur le côté. J’ai enfoncé doucement la brosse sur la surface satinée noire et une odeur de mon enfance m’est revenue. J’ai étendu le cirage sur le cuir en faisant de petits ronds avant de reprendre du cirage sur la brosse et de refaire des petits ronds. J’ai posé la boîte et la brosse à enduire et j’ai brossé avec la brosse à reluire. En plus de l’odeur, il y a eu le son, deux temps allègres qui m’ont rappelé ma grand-mère. J’ai enfoncé mon pied à l’aide du chausse-pied pour ne pas abîmer le contrefort. Mes proches font… faisaient partie de mon quotidien, mes chaussures aussi. C’est respectable, un quotidien. Enfin, je veux dire que ça mérite d’être respecté. Ce n’est pas tout à fait pareil. Durant toute leur carrière, mes chaussures, fidèlement, ont fait le boulot sans renâcler. Elles, comme tous les objets qui me servent, n’ont rien fait qui mériterait que je ne les estime pas. C’est pour ça que j’en prends soin, espérant pouvoir toujours les garder avec moi, rendant chaque jour plus doux, plus chaleureux, moins inquiétant.

 

« Bonjour. Tania?

- Oui! Bonjour Patrice, j’imagine? »

J’avais fait oui de la tête, accompagnant mon geste du sourire offrant à ma dentition ce dont elle avait le plus besoin, de discrétion. J’avais poussé la porte du Caféo — le nom du bar qui jouxte le cinéma Caméo — et j’étais entré le premier. C’est Ana qui m’avait expliqué que la courtoisie impose au monsieur de précéder la dame lorsqu’ils pénètrent dans un établissement public. «Où s’assied-on?». Cette question et la précédente, je les avais préparées pour éviter de devoir choisir entre tutoiement et vouvoiement, le premier suggérant prématurément une proximité, le second une distance mal interprétable. Nous étions, Tania et moi, entre les deux, deux naufragés entre deux eaux, deux parachutistes sans parachutes tentant désespérément de s’agripper l’un à l’autre. En principe, ils se fracasseront en chœur sur la terre ferme à du 180 km/h si, se tenant par les mains ils forment une étoile, à du 300 si, têtes premières ils sont dans les bras l’un de l’autre. Des deux façons, le résultat sera à peu près identique.

            Tania choisit la table du fond. Une fois à proximité, d’un geste du bras, je l’invitai à s’asseoir sur la banquette, dos au mur, accès discret aux toilettes et vue imprenable sur l’ensemble du bar, exactement là où Ana se serait installée. Nous nous sommes, Tania et moi, retrouvés coincés l’un en face de l’autre à devoir pour la première fois nous regarder. C’est toujours difficile dans ces circonstances d’oser soutenir le regard de l’autre. Mes yeux se sont réfugiés sur ses boucles d’oreille pendant que les siens plongeaient naturellement dans la carte des boissons.

      « Qu’est-ce que tu bois, Patrice? Je me laisserais bien tenter par un chocolat chaud…

      - Ah! Bonne idée! Prenons-en deux. »

On nous les amena rapidement, chacun servi dans un long verre posé sur une large serviette en coton, elle-même reposant sur une petite platine d’argent. Après avoir ajouté un peu de sucre dans mon chocolat, trop amer, j’avais voulu touiller, mais ma cuillère était trop courte, elle ne touchait pas le fond. En regardant la sienne, j’avais demandé à Tania : «Je peux?» et avant qu’elle eût vraiment le temps de comprendre, je la lui avais empruntée. Évidemment, étant donné que les deux cuillères étaient logiquement de la même taille, celle de Tania se révéla aussi inopérante que la mienne. Maintenant toute dégoulinante entre mon pouce et mon index, la cuillère de Tania, je ne pouvais bien sûr pas la reposer où je l’avais prise, elle aurait taché le tissu. Je la déposai directement dans le verre que Tania serrait entre ses doigts. Naturellement, la petite cuillère d’argent s’y enfonça jusqu’à complètement disparaître, émettant finalement le bruit atone d’un bout de métal qui s’écrase bêtement sur le fond d’un récipient plein d’un liquide épais, «ploc». Tania et moi avons explosé de rire. Nous riions aux larmes tous les deux sans pouvoir nous arrêter. Juste nous deux dans une bulle momentanément hermétique, à l’abri du monde méchant et de la tristesse de nos vies.

            Nous nous sommes revus la semaine suivante après que Tania ait proposé de nous retrouver devant le Caméo pour y mater un film d’actionqui ne ferait pas trop réfléchiravant unpetit resto juste à côté et puis on verrait…

Devant l’entrée, portant des escarpins, une jupe en cuir et un manteau rouge sous un chapeau à bord large, Tania m’attendait. Habillée bien moins stricte que lors de notre premier rendez-vous, elle me surprit, me flatta et me déçut un peu aussi.

On regarda le film qu’elle avait choisi — comme prévu, on ne dut pas trop réfléchir —. Suivit le repas, assez vite mangé. Pour moi une bruschetta au pain trop grillé que mes dents abominèrent et un rien-merci pour elle.

 

      « Si tu as fini, Patrice, on y va, non?

      - Tu ne veux vraiment rien? Un dessert? Un café?

      - Non.

      - Bon. Allons-y… »

 

            Dans la rue avec Tania, je me suis rappelé mes seize ans, lorsque mon amoureuse et moi, les dimanches en fin d’après-midi, nous dirigions vers la tranquillité de la remise derrière le garage. Alors comme ici, je savais plus ou moins où on allait, mais j’étais aussi inquiet ici qu’alors, car ni ici ni alors, je ne savais comment on allait y arriver.

 

            La rue où Tania et moi marchions était silencieuse, hormis le claquement sec de ses talons sur les pavés — J’adore le son de la brosse qui coiffe les cheveux d’une femme, le son de la fermeture éclair de sa robe presque autant que celui de son ouverture, celui aussi des agrafes qui nouent ou dénouent ses dernières appréhensions et bien sûr celui de ses talons aiguilles qui tourmente l’homme sociable que je m’efforce de demeurer —, mais ici, comme une laitue cultivée hors-sol ou les frères Dardenne dans un catalogue de films drôles, les choses n’étaient pas à leur place. Les talons de Tania, plutôt que m’inspirer, m’effrayaient un peu. Ils sonnaient faux à mon oreille. Nous évoluâmes comme ça, à peu près l’un à côté de l’autre, sans rien dire durant d’interminables minutes. Pour prévenir une tension qu’augurait mon éloquence infirme, le nez en l’air, je me mis à siffloter dans le froid de l’air spécialement froid en cette fin de journée là. La lune était là, au-dessus de nous. Neil Armstrong, en ouvrant la porte de son LEM, le 21 juillet 1969, avait dû se sentir effroyablement vulnérable à quelques secondes de marcher sur la lune. Je me sentais pareil, à quelques minutes moi aussi de l’alunissage que je pressentais. La clef tourna dans la serrure. «Vas-y, entre, mais ne fais pas trop de bruit. Mon appartement est au premier». La porte en PVC s’ouvrit. Le corridor étroit, encombré et sombre, m’apparut. Il sentait le moisi.

 

            Tania m’installa dans son séjour avant de s’éloigner vers une petite cuisine d’où elle me proposa «une bière ou alors de l’eau à moins que tu préfères un verre de lait? Rires.» Tania glissait souvent le mot «rires» en fin de phrase. C’était curieux, mais pas plus que tous ces gens qui disent au monde entier ce qu’ils font en ne le faisant pas vraiment. Quand ils assistent à un concert de derrière leur smartphone, j’ai envie de leur dire «Ne dites pas que vous y êtes! Soyez-y!» J’avais eu envie de dire à Tania «Ne dis pas que tu ris! Ris! Ou alors, ne dis rien! Tais-toi!», mais je m’étais tu car je suis civilisé. Elle me tendit ma bière et repartit vers le fond de l’appartement. «J’arrive tout de suite, mon chéri. Juste un petit truc à faire. J’en ai pour une seconde. Mets-toi à l’aise.» Elle m’avait appelé «mon chéri»! Je ne l’appellerais pas «Ma chérie». Je n’étais assez ni l’un ni l’autre, ni assez aimant ni assez civilisé. Non, je n’aurais pas pu le dire. Je n’aurais jamais pu le dire. J’aurais juré à cet instant que jamais plus je ne pourrais le dire à qui que ce soit.

 

            La pièce autour de moi était sobre. Ça sentait l’encens. Ça devait venir du machin posé sur la cheminée, un ersatz de poterie moyen-orientale fabriqué en Chine ou en Pologne. Il parvenait presque à cacher une odeur de moisi persistante. Le reste du mobilier dont le divan sur lequel j’étais vautré — car il n’était pas possible de s’y asseoir — avouait, lui, honnêtement ses origines, suédoises. Et puis face à moi, une télé et un large miroir dans lequel je me suis vu. J’avais encore un peu d’allure. J’étais un vieux bonhomme, d’accord, mais un vieux bonhomme qui n’essayait pas de passer pour plus jeune qu’il était, un vieux bonhomme «encore bien de sa personne» aurait dit ma grand-mère, un brave vieux qui ne demandait finalement pas grand-chose, qui avait le droit d’espérer encore un peu.

            Tadam! La porte s’ouvrit et Tania, tout en cuir. Vision troublante. Des mots sont sortis de ma bouche «Waouw… Très sexy…». Ils manquaient de conviction. Je m’en rendis compte instantanément, mais c’était déjà trop tard. Rebondissant dans tous les sens, les mots, une fois prononcés, sont irrattrapables, irrécupérables. Pour masquer leur relent, je mis de l’encens à ma manière, je souris. Tania m’imita, on faisait équipe, elle dit «Tu trouves? Vraiment? Tu aimes?». Brave Tania qui restait droite et digne malgré ma maladresse, qui faisait ce qu’elle pouvait pour continuer à y croire, à croire qu’elle pouvait encore grappiller un petit quelque chose sur le vieil os qu’était sa vie, qu’étaient nos vies. Admirable volontarisme préconjugal! Catastrophique à 18 ans, mais plus que recommandé pour les ventes rapides que nous étions! J’avais compati. C’était le moins que je puisse faire, aider, participer, me taire. Je me suis approché d’elle, j’ai posé mes lèvres sur les siennes et je l’ai prise dans mes bras. Comme un naufragé qui donne son premier coup de pagaie, je fus gauche, mais, à la guerre comme à la guerre, je me voulais vaillant. J’ai glissé mon pouce près des commissures de nos lèvres collées. Lors de nos baisers les plus torrides, Ana aimait quand je faisais ça. Je m’en suis souvenu. J’ai retiré mon pouce du visage de Tania. J’ai serré davantage son corps, ou plutôt le cuir qui le contenait. Ça a fait le bruit glacial d’un sac en plastique qu’on range au fond du placard. Tout ce que je ressentais, Tania l’éprouvait aussi, peut-être un peu moins, mais elle savait. Me prit par la main, m’emmena vers la chambre. Dans le noir total, nous sommes couchés sur le lit. Nous sommes étreint. Et, dans les bras, sommes mis à pleurer, à chialer sans plus pouvoir arrêter.

            Était encore assoupie à côté de moi. Étions chez elle. Ne dormais pas. Me suis levé sur la pointe des pieds. Ai ramassé mes chaussures. Me chausserais sur le palier. Suis passé dans la pièce d’à côté. À travers la cloison, ai entendu : «J’ai fait de mon mieux, tu sais.» Ai refermé la porte du palier derrière moi, doucement.

Publié le 20/02/2025 / 25 lectures
Commentaires
Publié le 06/04/2025
Commentaires bienveillants et enrichissants de Léo supprimés par inadvertance. Pardon Léo ! J'ai voulu corriger, suivant l'une de tes recommandations, deux de mes chapitres. Je n'ai pas compris comment faire sans les supprimer et les remplacer. Tous les commentaires ont disparu dans la bataille. Pardon :-(
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