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André se sent soulagé, comme si un poids qu’il avait toujours eu sur la poitrine lui avait été retiré. Il se demande pourquoi avoir remis à demain sa réponse à Alice, c’est clair pour lui qu’il ne partira pas en Espagne pour la rencontrer. Alice n’est plus Alice, elle est devenue Alicia depuis longtemps. Il se sent lâche, comme s’il n’assumait cette décision. C’était pourtant bien lui qui avait tout fait pour la retrouver et, maintenant, il allait se défiler de manière indélicate. Il avait fait de la peine à Élisabeth, il avait importuné tout le monde avec sa quête. Il s’était monté la tête tout seul avec cette histoire d’investigation et de retrouvailles. Il fait une toilette rapide, met son pyjama, déplie le canapé et s’allonge. Bien qu’il se sente maintenant ferme dans sa décision, il sait qu’il va avoir du mal à s’endormir, il reprend la lecture du roman policier qu’il a commencé quelques heures auparavant jusqu’à ce que ses paupières se ferment. Il éteint alors la lumière et plonge dans un sommeil sans rêve mais sans cauchemar.
Quand il se réveille à sept heures pour aller aux toilettes, il ne se recouche pas. Il a tant de choses à faire et à organiser pour cette dernière journée qu’il passera à Tournus ; là, c’est bien décidé, il n’y remettra jamais les pieds. Il fait un café avec la machine, mange un yaourt et une compote. Il se lave les dents, prend une douche et s’habille. Il veut absolument appeler Élisabeth avant qu’elle parte travailler. Il a bien l’intention de tout lui raconter par le menu. Il fait le numéro de son portable. Elle décroche à la deuxième sonnerie.
- Élisabeth, c’est André. Est-ce que tu as un peu de temps pour qu’on parle ?
- Oui, bien sûr, je pars travailler dans une heure mais je suis déjà prête. J’ai eu du mal à dormir ces derniers jours.
- Oh, Élisabeth, ma chérie, excuse moi pour tous ces contrariétés et ces inquiétudes. Tu sais, c’était vraiment essentiel que je fasse ce voyage vers mon passé. Après avoir rencontré, presque par hasard mais je t’en dirais plus à mon retour, Marie-Claude et Annick, des anciennes connaissances, j’ai pu parler à Alice hier soir. Depuis qu’elle m’a expliqué pourquoi elle était partie et n’avait pas donné de nouvelles, un poids énorme s’est envolé de mon corps et de mon esprit. Je n’en avais pas eu conscience ou plutôt je n’avais pas voulu le voir pendant toutes ces années. Comment aurais-je pu t’en parler ? Il aurait fallu raconter ce passé que j’avais voulu fuir et parler de cette jeune femme que j’avais aimée et qui avait disparu sans explication. Je ne t’ai rien dis au début de notre rencontre et après, quand parfois j’ai été tenté de le faire quand son visage hantait mes nuits de cauchemar, il était trop tard.
- André, écoute moi, s’il te plaît. J’ai toujours su ou senti que tu portais en toi une blessure indicible. Je comprends maintenant que tu étais alors obsédé inconsciemment par ce départ inexpliqué et habité par un sentiment de culpabilité que tu n’as jamais pu exprimer. Tu as traversé des périodes de déprime que je ne m’expliquait pas mais tu as toujours refusé de consulter un psy.
- J’aurais dû dès de début partager cette douleur avec toi et aller en parler avec quelqu’un, un psy, quand il en était temps. Aujourd’hui, il est bien tard pour le faire mais… il faut que tu saches qu’Alice m’a proposé de lui rendre visite en Espagne et que je vais refuser car elle n’est plus la personne que j’ai connue autrefois, je ne suis plus non plus celui que j’étais alors. Cette quête qui pourrait sembler inutile a en fait été rédemptrice pour moi. Je suis certain que tu es la femme de ma vie, toi, Élisabeth. Je t’en prie, pardonne moi d’en avoir douté. Et, si tu le veux bien, dès demain je serai auprès de toi.
- Oh ! bien sûr que je le veux… Je suis désolée de ne pas pouvoir continuer à t’écouter mais là, il va falloir que je parte travailler. Alors, je t’embrasse…
- Je t’embrasse aussi, à demain...
Après un court moment de silence où chacun n’entend que la respiration de l’autre au bout du fil, ils raccrochent,
Avant de quitter Tournus, il ira rendre visite aux parents d’Alice pour leur raconter ce qu’il a appris aujourd’hui. Ses parents à lui ont aussi quitté Tournus peu après la disparition d’Alice pour s’installer en Bretagne où son père avait trouvé du travail et sont morts tous les deux dans un accident de voiture tragique il y a quelques années. Il trouve leur numéro dans les pages blanches. Ce n’est pas facile pour lui de les appeler car depuis toujours, ils lui reprochent d’avoir laisser tomber les recherches et d’être parti loin sans donner ni demander de nouvelles comme s’il avait renoncer à tout espoir de retrouver Alice ou de découvrir où elle était et ce qu’elle était devenue. Pourtant, il estimait qu’il leur devait bien ça. Il prend son courage à deux main et les appelle. C’est sa mère qui lui répond. Il lui dit qui il est, qu’elle doit être bien étonnée de l’entendre après si longtemps mais qu’il souhaite les rencontrer elle et son mari car la veille il a longuement parlé avec leur fille au téléphone. Elle le presse d’en dire plus tout de suite ; André refuse, il a toujours préféré les conversations aux échanges téléphoniques. Elle accepte de faire comme il veut et ils conviennent de se rencontrer chez eux, en début d’après-midi, après le déjeuner, quand le père sera là. Il est ravi de rencontrer les parents d’Alice, peut-être devrait-il dire Alicia maintenant mais quand il pense à elle, à leur conversation, c’est toujours son prénom d’autrefois qui lui revient.
Il appelle ensuite Marie-Claude pour lui rendre les clés avant de partir demain matin et boire un verre avec elle et son mari s’ils sont disponibles ce soir. Elle accepte. Il espère qu’avec la présence d’Henri, Alice ne sera pas au centre de la conversation mais qu’ils feront connaissance et parleront de tout et de rien. Après ça, il se connecte à Internet et réserve un billet de train pour le lendemain afin de rentrer chez lui car son chez lui, c’est bien avec Élisabeth et dans la vie qu’il a construite depuis quarante ans. Il est onze heures, le moment est venu de téléphoner à Alice. Il boit un grand verre d’eau du robinet et en remplit un autre qu’il dépose sur la table basse devant le canapé avant de se rasseoir. Il compose le numéro et attend… Elle décroche au bout de quatre sonneries…
- Allô, bonjour André…
- Bonjour Alicia, Je veux…
- Attends, s’il te plaît, je sors et je m’éloigne un peu pour pouvoir parler tranquillement.
- Oui, bien sûr…
- Allô, André. Tu es toujours là… Je voulais te dire, tu sais hier soir sous le coup de l’émotion et de l’impulsion, je t’ai proposé de venir me voir en Espagne mais…
Il la coupe, afin qu’une fois de plus ce ne soit pas qui décide seule de la rupture, il a besoin d’affirmer que c’est aussi sa volonté.
- Ne t’inquiète pas, j’en suis arrivé à la même résolution que toi après avoir raccroché hier soir. Ce n’est pas une bonne idée que je vienne te rendre visite à Isla. Depuis le jour de ta disparition, il y a plus de quarante ans, nos chemins se sont séparés. Aujourd’hui, j’en comprends la raison et j’ai décidé de tourner la page à mon tour. Ni toi ni moi ne sommes les mêmes qu’alors et nous serions certainement très déçus si nous nous rencontrions maintenant. Il vaut mieux que nous gardions intacts nos rêves d’avant. Si pour moi, ils ne sont plus qu’illusions, ils sont aussi le socle sur lequel je me suis construit et sur lequel j’ai construit ma vie avec Élisabeth et nos enfants.
- Je suis soulagée que nous soyons d’accord sur ce point, finit par lui répondre Alice. Si tu le souhaites, maintenant que nous avons chacun le numéro de téléphone de l’autre, nous pourrons nous appeler de temps à autre afin de nous donner des nouvelles, nous pourrions même échanger nos adresses afin de nous écrire.
André accepte. Il n’a aucunement envie de justifier plus avant sa décision de ne pas venir en Espagne et de retourner auprès de sa femme et de ses enfants pour le moment.
- Au revoir Alicia. Je t’embrasse. À bientôt.
- Au revoir André. Je t’embrasse aussi.
Après un court moment de silence où chacun n’entend que le souffle de l’autre au bout du fil, ils raccrochent.
Il sort prendre l’air pour se changer les idées après cette matinée passée au téléphone. Il se rend dans une brasserie où il commande une salade bourguignonne, il aime beaucoup le jambon persillé et n’a pas souvent l’occasion d’en manger, avec une petite bouteille d’eau gazeuse, il n’a pas envie de manger les cochonneries qu’il a achetées la veille au soir. Quand il a terminé, il prend la rue de droite puis la première à gauche et encore à gauche. Il sonne au portail des parents d’Alice, c’est la mère qui lui ouvre, elle hésite un court instant puis s’approche et le serre dans ses bras. Le père arrive derrière elle, il tend la main pour serrer la sienne de manière ferme et franche. Antoine l’invite à les suivre, ils entrent, il lui indique la table du salon, ils s’installent. Jeannine propose du café et des petits gâteaux. Heureusement qu’André n’a pris ni café ni dessert après son repas, il se verrait mal refuser. Il accepte, elle va à la cuisine et revient avec trois tasses et une assiette de sablés. Elle retourne faire passer le café, revient, les sers tous les trois.
Une fois la mère assise, André se lance, il raconte pourquoi il est venu à Tournus afin de tenter de retrouver Alice, comment il en est arrivé à obtenir son numéro de téléphone et rapporte les grandes lignes de leur conversation de la veille. Ils l’écoutent sans l’interrompre. Quand il a terminé, Antoine dit qu’ils savaient qu’elle était vivante depuis qu’un jour de 2004 Annick était venue pour leur dire qu’elle avait rencontré Alice lors d’un voyage en Espagne. Ils avaient bien compris qu’elle ne reviendrait jamais et ils ne lui avaient jamais pardonné d’avoir disparue ainsi sans jamais leur donner de nouvelles. André leur répond qu’il se rend compte de leur souffrance et de leur amertume, qu’il regrette de ne les avoir jamais recontactés. Il leur explique que pendant toutes ces années il avait essayé de tenir éloigner le souvenir d’Alice et le chagrin que lui avait causé son départ. Il secoue la tête pour éloigner les idées noires et l’envie qui pourrait lui venir de changer d’avis.
- Ce matin, Alice a accepté que nous restions en contact. Si vous voulez, je peux vous téléphoner quand j’aurai des nouvelles d’elle.
- Merci André, répond la mère, mais ce n’est pas la peine. Nous avons compris depuis longtemps pourquoi Alice avait fuit son ancienne vie et ne voulait ni ne pouvait revenir ici. Nous avons mis des années à tourner la page…
- Nous avons fait le deuil d’un possible retour, ajoute le père.
- De mon côté, vous l’aurez sans doute compris, c’est seulement aujourd’hui que je tourne vraiment la page. Je n’irai pas en Espagne pour la rencontrer ; en revanche je tiens à garder un lien avec elle. J’espère seulement qu’il en est de même pour elle.
Il n’a aucunement envie de se justifier de sa décision de ne pas aller en Espagne et de rentrer auprès de sa femme et de ses enfants. Il boit sa dernière gorgée de café.
- Merci de m’avoir reçu.
- Je vous en prie, dit la mère.
Ils se lèvent tous les trois. Jeannine et Antoine le serrent tous deux dans leurs bras.
- André, je n’ai qu’un conseil à vous donner, reprenez le cours de votre vie où il en était avant cet hommage au cimetière de Thiais.
- Au revoir, répond-t-il.
- Adieu, ajoute Jeannine.
Ils le raccompagnent jusqu’au portail du jardin puis rentrent dans la maison . Lui prend le chemin pour retourner à l’appartement sans penser à quoi que ce soit. Le moment n’est pas propice à faire le point sur ce qui s’est passé ces dernières heures.
De retour dans le studio, il prépare ses valises, il prend une douche et se change pour aller boire un verre avec Marie-Claude et son mari. Il se rend dans le pub où ils se sont donnés rendez-vous. Il est un peu en avance. Il les attend debout au comptoir. Quand ils arrivent, ils s’installent à une table. Elle fait les présentations. Ils commandent une planche de charcuteries et une autre de fromages pour accompagner les bières. Après avoir brièvement raconté à Marie-Claude ce qu’il s’est dit la veille avec Alice et ce qu’il a décidé, il fait plus ample connaissance avec Henri puis il parlent de tout et de rien comme il l’avait espéré. L’ambiance est détendue, ils passent ensemble un moment agréable. Vers vingt-deux heures, André, qui part le lendemain, profite d’un blanc dans la conversation et propose :
- Si un jour vous passez à Paris, vous pouvez m’appeler pour que nous passions un moment tous les quatre. Ce serait pour vous l’occasion de rencontrer ma femme, Élisabeth.
- Avec plaisir, répond Henri, il nous arrive deux ou trois fois dans l’année de nous y rendre pour voir des expositions.
André se lève pour aller régler l’addition. Quand il les rejoint, ils ont mis leurs manteaux, il met son coupe-vent et ils sortent. Ils se saluent sur le trottoir. Le couple repart vers sa voiture et André rentre tranquillement en regardant le ciel où la lune luit faiblement au travers des nuages.