Un jour sans feu.
« Chaque échec est un pas de plus vers la réussite », dixit une rencontre de bar après que je lui eus raconté l’une de mes tentatives pour arrêter de fumer. Un fiasco ! La tragédie dans cette histoire est moins que je repris graduellement la cigarette que de l’avoir fait sans en parler à mon amoureuse. Sauver mon image aux yeux de celle qui restait ma fan la plus inconditionnelle — mes parents étaient décédés — était la meilleure chose à faire. C’est en tout cas ce que j’ai dû penser sur le moment. Durant ces semaines lâches où, pour masquer mon haleine, je me suis empiffré de mandarines et d’oranges, j’ai cru parvenir à dissimuler mon pitoyable foirage, mais c’est parce qu’Ana m’avait accordé toute sa confiance qu’elle n’a pas perçu mon manège, incapable qu’elle était d’imaginer que je triche. Naturellement, avec le temps, mon envie de fumer crût tandis que s’effondrait mon appétence à la vitamine C. Avant que la situation devienne tout à fait invivable, via un texto, j’ai confié à Ana que j’avais repris la clope. Mon aveu fit plus que l’affecter. Pauvre con ! Et lâche en plus ! Après cet épisode et encore quelques vaines tentatives, je compris que je ne parviendrais jamais à dompter ma dépendance et aussi que mon corps n’était plus prêt à pardonner mes excès tandis qu’Ana, de son côté, s’inquiétait d’autant plus que j’étais de dix ans son aîné. Elle aurait bien aimé me garder encore quelques années auprès d’elle et moi aussi, j’aimerais bien me garder encore quelques années auprès d’elle. Je limite ma consommation, une cigarette après chaque repas, soit cinq par jour en comptant mon dix-heures et mon goûter. Roublard, je m’octroie quand même un petit rab, cinquante pour cent arrondis à l’unité supérieure, les jours de grosses déconnades, enfin ce que les yeux miros d’un type de 61 ans perçoivent encore comme grosses déconnades.
Aujourd’hui est un jour normal, un jour à cinq cigarettes, un jour pas super, mais non plus pas sous les bombes russes ou israéliennes, je vous laisse le choix. Ma tristesse est la seule chose qui rende pour moi particulière cette journée ordinaire. Parfois, j’ai su pourquoi j’étais dans telle ou telle disposition parce que j’avais suivi le cheminement des pensées dans ma tête. Je pouvais par exemple, durant la nuit, avoir rêvé que mon amoureuse se rendait en Grande-Bretagne, pour la journée, à Leeds, rejoindre en cachette un gars beaucoup plus jeune et musclé que moi, un gaillard avec des tas de cheveux sur la tête et un sourire irrésistible, en tout cas auquel elle n’avait pas envie de résister. La voir blottie dans les bras de ce sale type, forcément ça m’attristait. Mais lorsqu’au réveil je me rappelais que ce n’était qu’un rêve, un vilain méchant bête rêve, je connaissais la cause de mon bourdon et je pouvais l’envoyer valdinguer, c’était facile. Le matin d’aujourd’hui, je ne connais pas la cause. Je ne peux pas chasser cette saloperie de cafard d’un grand coup de pied au cul parce que lorsqu’on ne comprend pas, on ne peut que subir. Mon train arrive à Bruxelles-Nord avec trois minutes de retard ! Ma correspondance se barre sous mon nez. La prochaine sera dans une heure. Même si ce cafouillage ferroviaire ne constitue pas une vraie grosse surprise, il m’enfonce encore un peu plus, un peu plus profond. J’arrive avec les autres dans le grand hall sous la voûte majestueuse tapissée de lumières brillantes. C’est joli, mais pas assez pour me sortir de ma morosité d’autant qu’une voix allègre, sortie de nulle part, me mitraille. C’est terrible ça, comme un viol à l’envers, cette dictature de la bonne humeur quand tu es, toi, en pétard. C’est l’heure de pointe, tous les trains de la planète me rentrent dans le crâne. Cette femme imperturbablement enjouée, je lui enfoncerais bien mon parapluie dans le cul, mais il ne pleut pas aujourd’hui. Et puis ce n’est pas une femme qui parle, c’est une machine. Faute de contrats plus chouettes, une comédienne a dû lui prêter sa voix. La pauvre ! Dans tout ce fourbi, un Pakistanais rondouillard se met au piano. Un piano dans un hall de gare ! C’est n’importe quoi ! Le type joue je ne sais quoi ni comment, mais ça s’embrouille très malencontreusement avec les annonces dans les haut-parleurs. Euphorie délirante. Un rire qui sonne faux me prend au milieu des voyageurs stoïques. Tout est normal. À la fin du monde, il n’y aura plus rien sauf cette voix automatique. Aux oreilles putréfiées des cadavres en décomposition, elle annoncera joyeusement l’arrivée des trains en gare. Je sors après m’être acheté une cannette de bière. Jamais je ne m’achète de cannette de bière. Ce jour normal est peut-être spécial. À deux pâtés de buildings glaciaux, les pompiers s’y mettent. Leur sirène à burne me compresse les tympans. Le monde n’en a rien à foutre. Deux marteaux-pic font le cross-fade plus loin, presque incrustés dans la rumeur, comme des ronflements d’une ville qui dort éveillée. Je m’installe avec ma bière sur un garde-fou en pierre. Je voudrais m’allumer une cigarette, mais j’ai oublié mon briquet. Je regarde tous ces gens qui marchent vers la porte principale pour décider lequel serait assez aimable pour me donner du feu. Ils n’ont pas l’air très heureux. À les dévisager, j’en oublie la clope entre mes doigts. Ils me voient les dévisager. Je les agresse d’une certaine façon, bien sûr, mais aucun ne m’interpelle. Ils évitent de me voir. Ils me prennent peut-être pour un mendiant, ils ne voudraient pas avoir à justifier leur « non ». Ils n’ont pas vraiment, pour la plupart, de bonnes raisons de dire non, mais ça leur paraît plus convenable. Ils pourraient dire « oui », pourtant. Ça m’exaspère, ces gens raisonnables, alors je les regarde avec davantage d’insistance. C’est sans espoir. Une dame robuste enfonce chacun de ses pas dans le tarmac. À quoi peut-elle penser ? La bouffe à préparer pour les gosses, ce soir ? Non, elle est trop vieille. Il y a longtemps qu’elle doit être seule avec son mari, compagnon, emmerdeur, poids mort, éponge, sûrement pas son amoureux. À moins qu’elle soit veuve. Mais les veuves, d’une façon ou d’une autre, sont moins écrasées. Celle-ci, depuis longtemps, ne respire plus l’espoir. Elle transpire l’expérience. Ou peut-être marche-t-elle du pas qui s’est imposé quand elle avait seize ans, lorsque toutes ses certitudes d’enfant s’étaient envolées et qu’elle s’était mise à tout écrire à gros traits appuyés, pour se rassurer. Un type arrive sur un mini vélo et sa chasuble fluo. Un sauveur de monde ! De retour à la maison, seul devant mon goûter, je me rappelle qu’Ana est partie au boulot ce matin en m’embrassant à peine avec un baiser automatique. 25 ans de vie commune, ça lime la flamme. Mon tabac en poche et une tasse de café en main, j’entame pesamment l’ascension vers le grenier. C’est là-haut que je m’installe pour savourer au mieux l’une des cinq. Je pourrais la griller dans le jardin, mais j’habite la Belgique, froide, venteuse, pluvieuse et grise, alors je préfère la mansarde, ma tasse remplie du café encore chaud à ma gauche, près de la table de mixage, et moi assis sur le tabouret derrière la caisse claire. Là, peinard, je prépare sur mes cuisses tout mon petit nécessaire, filtres, tabac, feuilles, et je roule soigneusement. « Peinard » est le mot juste pour décrire mon état lorsque, plongé dans la pénombre, je me retrouve seul dans les combles. Juste sous le toit à quatre pans et ses poutrelles obliques comme des mâts déglingués, je suis un capitaine dérivant doucement sur son navire. La mer est calme, le silence presque total derrière les vingt centimètres de laine de verre écru. C’est le bazar partout. Flottant vaille que vaille dans la poussière et les toiles d’araignée, des objets très divers, empilés au cours des années, amnésiques à l’enthousiasme qu’ils ont pu susciter, attendent. Tout est calme, passé, éteint, peinard. Je ramasse le briquet près du cendrier, je fais tourner la petite pierre dans sa roue dentée et l’étincelle jaillit, mais aucune flamme. Mes tentatives suivantes ne sont pas plus fructueuses. L’idée de descendre les deux étages pour récupérer les allumettes du salon et son corollaire, mon café froid, me traverse à peine l’esprit. Je pose le briquet et la cigarette près de la tasse et je me mets à travailler mes paradiddles. Ça fait 40 ans que je travaille mes paradiddles. Droite, gauche, droite, droite, gauche, droite, gauche, gauche et ainsi de suite. Ça pourrait paraître ennuyeux, mais c’est magique en vrai. Non pas les paradiddles, mais l’apprentissage à la batterie, parce que les lendemains des jours où j’ai pratiqué, sans avoir travaillé davantage, je me rends compte que j’ai progressé. Sans y penser ni avoir rien fait de plus, je remarque des améliorations. Une porte s’ouvre qui me fait entr’apercevoir, dans les tréfonds de mon être, une entité autonome qui a étudié rigoureusement les données d’un problème et, au moins partiellement, l’a résolu. Des gens qui ont fait des études dans de grandes écoles vous diront que ce phénomène n’est jamais que la création et puis l’élargissement d’un chemin neuronal, d’autres, ceux de l’école d’en face, qu’il s’agit de mémoire musculaire. Moi, je crois qu’en moi, quelque chose ou quelqu’un m’a discrètement soulevé pour m’amener plus loin. C’est peut-être ce que les anciens appelaient « l’ange gardien ». Mais aujourd’hui, ma cigarette en attente, aucun progrès en vue. Je travaille mes paradiddles sans que rien ni personne ne me prenne la main. Mon ange s’est barré. Il devait avoir ses raisons. En ouvrant la porte du grenier, je peux, par la fenêtre du palier, voir le ciel et le temps maussade, pisseux. J’irai fumer sous l’abri-bois en bordure du jardin. Ce sera moins chouette que sur mon rafiot là-haut, mais je m’en contenterai. Debout dans mes bottes de caoutchouc, adossé aux bûches de cerisier — on l’a abattu l’été dernier, il ne donnait plus rien —, je frotte l’allumette sur le grattoir. Une étincelle timide s’échappe sans que le soufre s’enflamme. J’essaie une seconde fois sans plus de succès, une troisième non plus ni la quatrième. Toute la boîte finit par y passer, mais je n’ai toujours pas de feu pour allumer ma clope. Dans un moment comme celui-là, en principe on s’énerverait avec une furieuse envie de tirer deux, trois taffes, mais aujourd’hui rien de furieux n’arrive ni aucune envie. Elles s’amenuisent mes envies, elles se racrapotent. Émerge dans mon esprit, l’image de ma vieille Renault Caravelle 67 conçue à une époque où les fumeurs étaient fréquentables et tous les véhicules équipés d’un allume-cigare électrique. Une belle voiture conçue aussi durant ces années bénies de l’humanité où nos bagnoles ne nous engueulaient pas sous prétexte d’une ceinture non bouclée. Nous pouvions alors ouvrir notre portière malgré les clefs sur le contact sans que rien ne se passât. Si nous avions envie d’ouvrir notre portière, les clefs sur le contact, nous le faisions. Point ! Aucune bagnole n’aurait osé ne pas être d’accord. Pareil si nous décidions de nous garer sans serrer le frein à main. Ça peut être utile parfois, dans certaines circonstances, de laisser sa voiture sans le frein à main tiré. Mais ça, nos connes de bagnoles dernier cri, elles ne peuvent même pas l’imaginer et, de l’intérieur de leur cervelle binaire, elles nous imposent leur point de vue borgne. En revanche, lorsqu’elles oublient de serrer leur saloperie de frein à main automatique — et je vous assure que ça arrive — là, elles ne s’excusent même pas. Tout ce qu’elles trouvent à dire c’est « Immobiliser véhicule ! Faire contrôler frein à main ! » Et encore, on a de la chance si elles veulent bien le dire en français. Mais je m’égare. Je m’égare et mes poings se serrent et mon cœur s’emballe. J’ai tort. Ce ne sont pas les voitures, c’est moi. Ce ne doit pas être ce monde qui est mal foutu, mais moi qui, tout simplement, n’y suis plus à ma place. Ma vieille Caravelle rouge, je l’avais achetée sur un coup de tête après que nous ayons, Maurice et moi, visité un musée de voitures anciennes durant nos vacances en famille dans le sud de la France. Maurice, c’est mon fils. On faisait un tas de choses ensemble à l’époque. On ne se voit plus beaucoup. Il vit en Italie où il est mécanicien à la Scuderia Ferrari. Il tient là une belle situation, prestigieuse même. Je devrais être fier de lui, je sais, mais honnêtement, ça ne m’intéresse pas vraiment. Il est là-bas, je suis ici. Il a sa vie. Pour en revenir à ma vieille voiture rouge que j’ai prénommée Lucy, Maurice et moi, lorsque, pour la première fois, nous l’avons aperçue, elle nous a tapé dans l’œil. Sportive sans ressembler aux prétentieuses concurrentes, elle se la jouait modeste. C’est ce qui nous a plu, et aussi son histoire complètement rocambolesque. Son nom, par exemple, destinée au marché américain, elle avait été baptisée « Floride » parce que c’est de là qu’était venue l’idée de son lancement. Évidemment, dès son arrivée sur le marché, on la débaptisa à la hâte. Elle s’appellerait « Caravelle » sans quoi les possibles clients des 49 autres états lui auraient possiblement fait la gueule. Pourquoi ensuite « Caravelle » ? Pour que le consommateur américain l’associe au tout nouvel avion civil SE-210 Caravelle, merveille de l’ingénierie française contrairement aux quarante chevaux rachitiques sous le capot, fût-il sportif, du coupé Renault. Il y avait tromperie sur la marchandise, d’ailleurs épinglée dans un article de la presse spécialisée intitulé « Renault Caravelle : le bruit sans la fureur ». Cet amateurisme, si gros qu’il en est drôle, était symptomatique d’une humanité maladroite, burlesque, touchante, en un mot, humaine, aujourd’hui inimaginable dans le monde technocratique, lisse et froid qu’on nous sert dans nos gamelles en inox. En tout cas moi, je ne le supporte plus. Il ne m’émerveille plus ni ne m’enflamme. Lucy me regarde de ses bêtes grands yeux-phares ronds au-dessus de son sourire chromé. Je vois de la sollicitude. Elle et moi, maintenant remisés, nous trouvons sur la même trajectoire. Je m’installe à son bord. Je caresse un moment le volant avant de donner un premier coup de démarreur. Évidemment, elle ne part pas. Au second, le moteur éternue, au troisième, il tourne. Je me laisse glisser dans le fond du siège. Son confort est très relatif, peut-être, mais je m’en fous, je m’y sens bien, tranquille, l’impression de flotter, emmitouflé dans du coton, comme quand maman me bordait dans mon pyjama en mousse. Je souris. Le temps est élastique. Le vieux moteur Cléon fonte tourne. On dirait qu’il attend. Après un bon moment, j’enfonce doucement l’allume-cigare. L’objet est charmant, issu des trente glorieuses, lorsque les choses étaient construites avec amour. C’était déjà du business, bien sûr, mais l’autre n’empêchait pas forcément l’un. Il y avait encore l’espoir ou l’inconscience, comme vous voudrez. Sans doute l’espoir parce que l’inconscience. Sur le bouton-poussoir noir, une ancre de bateau est joliment gravée, l’ancre de mon bateau. La fumée d’échappement lentement envahit le garage que j’ai laissé fermé. Le petit champignon ébène en bakélite sort de son cylindre avec un bruit de ressort. Je le retourne vers moi et mes yeux se perdent un instant dans la spirale orange incandescente que j’approche de l’extrémité de ma cigarette. Elle s’allume et un peu de l’odeur du tabac qui se consume s’ajoute à celles de l’échappement et de l’essence qui brûle mal. Ça ne me dérange pas. Je tire sur ma clope. Encore une bouffée. Je respire. C’est bon. Je me détends. Je me lâche enfin. Tout va bien. Et je la vois enfin apparaître, elle que je croyais perdue. Brillante, elle inonde le pare-brise. C’est bien elle. Elle s’élargit encore. Si familière, elle occupe tout mon horizon maintenant. Une cigarette se consume près d’une ancre sur la moquette, plus bas, bien plus bas, tellement loin. Je ne suis plus là. La lumière éblouissante a enveloppé tout mon corps et le réchauffe enfin.