« Oh, mais vous savez, il y a tellement d’hommes… » affirmait Hélène en riant aux éclats à l’époque où elle s’amusait en société. Naguère, elle captait l’attention masculine avec l’aisance d’une séductrice de haut niveau. Malgré les années qui filaient, l’heure ne sonnait pas de remiser les talons hauts : l’homme de ma vie est toujours le prochain se répétait Hélène.
Les ingrédients habituels se trouvaient sous ses yeux pour relancer sa vie amoureuse. Comme trente ans auparavant, la promenade et ses fanions de couleurs barraient le ciel en cinglant vers la mer. Il y avait tellement d’hommes sur la promenade mais aujourd’hui aucun ne la remarquait !
- « Mais enfin Monique, c’est si simple une rencontre, il suffit de t’afficher en terrasse avec un livre et d’attendre qu’un homme vienne t’aborder » avait-elle affirmé le matin même à son amie Monique.
- « Hélène, ton idée fonctionne à vingt ans mais plus à soixante ».
Quelle peste avec ces prédictions de sorcière celle-là! pensa Hélène en répliquant sèchement : « Tu m’énerves à la fin avec ton défaitisme : je n’ai besoin de personne pour refaire ma vie ! ».
Ainsi, Monique déposa Hélène sur le front de mer avec un sourire satisfait : « tant mieux » se dit-elle, « voilà un souci de moins, je n’en peux plus de l’aider à reconfigurer sa vie amoureuse chaque année dès que Guy la laisse tomber ». D’autre part, Monique savait que plus vite elle agacerait Hélène, plus vite l’importune retournerait sur la butte d’Auteuil où elle aurait dû rester. Vivement que l’invitée surprise ne prenne le large ! Monique s’empressa de laisser Hélène devant la terrasse du Grand Hôtel pour aller promener ses chiens. Laissée seule avec elle-même, la séductrice commémora ses trophées : cette fois où elle avait obtenu tant de cartes de visite, ces soirées au casino, ces dîners. Décidément, elle avait mené la belle vie... sans évoquer ce séjour avec deux chirurgiens esthétiques dans une villa corse… Monique n’avait rien su de cet épisode advenu l’été 82. Elle s’était auto-censurée car une prude comme Monique n'aurait guère apprécié l'histoire.
Un regard à son miroir de poche. Le flou avantageux de sa myopie rendait enfin justice à son visage. Elle observa les autres femmes vers lesquelles les regards se tournaient. Elle serrait les mâchoires sous le coup de l'injustice. « Sur elles, le blanc, ça fait attirant tandis que sur moi ça fait maladif », soupira-t-elle. Son cœur battait à tout rompre. Depuis que le regard des hommes la rendait invisible, Hélène découvrait le drame que vivent les laides congénitales. Alors qu’elle marchait seule, elle trouva un banc pour attendre le retour de Monique. Pitoyable. Une vieille dame sur un banc, voilà ce qu’elle devenait. Son amie lui rirait probablement au nez en la retrouvant bredouille.
Au moment où elle se persuadait que son tailleur blanc lui donnait l'air "d'une échappée d'hôpital", elle aperçut du mouvement. Une Mercédès avançait au pas dans une rue piétonne lorsque deux agents de police la forcèrent à s’arrêter. Le conducteur abaissa la vitre de sa voiture puis déchaussa ses lunettes de soleil. Hélène croisa le regard d’un autre séducteur qui toisait les policiers d’un sourire amusé en lui faisant des clins d’œil. Leurs yeux se rencontrèrent. À cet instant, un chien s’élança hors de la voiture d'une porte que l’homme avait dû mal fermer. Le chien partait d'un élan de liberté vers le large, élan de liberté qui manquait cruellement à son maître. L'homme regardait Hélène en soupirant d’impatience. Hélène n’aimait pas les chiens, mais elle retint le Yorkshire du bel inconnu. Elle tenait le chien, l’occasion et le moment.
Son cœur endurci fondait. Elle aimait les manières de cet homme. Cette façon de porter un polo de golf pourtant simple, ce détachement élégant dans cette scène de contrôle de police ridicule. Un bras sur le toit de sa voiture, l’inconnu plongeait son regard vers la mer. Parfois, il plongeait aussi son regard vers Hélène et lui souriait avec connivence. Elle lisait dans son regard : "quelle situation ridicule, vous voyez !". L'homme trouvait le temps long. Il entreprit de sortir un cigare de sa boîte à gants. Hélène jeta un regard dubitatif vers le Yorkshire au palmier capillaire qu'elle tenait sur ses genoux. Mais pourquoi cet homme au cigare possédait-il un Yorkshire ? Elle se sermonna d'avoir eu cette pensée. « Arrête de te focaliser sur des détails ou bien tu ne trouveras aucun homme autrement », pensa-t-elle. L'homme lui adressait un clin d'œil à présent, il lui souriait d'un air charmant. De toute évidence, il savait qu'il était beau et il en profitait.
À distance, Hélène entendait quelques bribes de sa conversation avec les policiers. Le conducteur tendait le bras comme pour se présenter. « François Barreaux, Droit des Affaires... puis-je vous offrir un cigare pendant le temps des formalités ? ». Elle n'entendit pas la réponse des policiers. Cela devait être "non, pas pendant le service". D’abord cordial, le conducteur se montra plus vindicatif à mesure que le contretemps se prolongeait : « mais puisque je viens de vous expliquer que je me rends à un vernissage au casino. Vous pourriez quand même avoir l’amabilité de m’indiquer où me garer ! ».
Parmi les policiers qui tourmentaient ce bel homme se trouvaient un vieillard replet et un jeune homme en bois brut. « Il nous prend pour un syndicat d’initiative, celui-là », remarqua le vieil agent de police agacé qu’on leur demande des renseignements. Le plus jeune demeurait poli mais ferme.
« Monsieur Barreaux, peu importe votre métier, vous circulez sur une voie piétonne interdite aux voitures : vous êtes en infraction, la loi est la même pour tous ».
François Barreaux s’emporta franchement à l’idée de se retrouver dans l’impasse.
Bien, nota Hélène. Il ne se laisse pas impressionner par les deux bouseux d’agents de police. Il parle avec l’assurance de ceux qui sont obéis sur le champ, ça me plaît.
« Mais enfin, je vous dis que je ne l’ai pas fait exprès ! Qui diable a eu l’idée de placer des pots de fleurs géants sur des places de stationnement ! Un casino et aucun parking pour se garer, en voilà une ville absurde ! ».
Le jeune policier demeurait stoïque alors que son vieux collègue lui murmurait à l'oreille, « tu lui flanques un outrage à agent au pépère et voilà… »
« Mais non c’est un vieux, ça ne sert à rien, laisse tomber », répondit le plus jeune au plus expérimenté.
Provocation ? Alcool ? Le jeune policier observait cet homme âgé obnubilé par la recherche d’une place de stationnement. Soudain, son cœur se fendit devant ce vieillard perdu.
- « Monsieur, lâchez votre GPS. Quand vous sortirez de la rue piétonne, vous irez vous garer à l’entrée de la ville en suivant la direction de l’office du tourisme. N’oubliez pas de prendre un ticket de stationnement ».
Barreau ne toléra pas ce ton infantilisant venant d’un garçon qui aurait pu être son petit-fils. Il se montra menaçant : « l’affaire montera plus haut, jeune homme ».
- « Flanque-lui un outrage à agent à la fin », insista le policier expérimenté, « ça t’apprendra à jouer les offices du tourisme… ton bon coeur te perdra ».
- « Si vous continuez à m’insulter, je déposerais plainte pour outrage à agent » menaça froidement le jeune agent en écoutant son mentor ventripotent.
Comme pour donner raison au vieux policier, Barreaux arrêta net son cinéma puis écrasa son cigare sur le sol. Il s’apprêta enfin à repartir dans un vrombissement de moteur.
Malheureusement, le cœur d’Hélène battait déjà la chamade. L'homme lui évoquait Guy avant la pose de sa prothèse de hanche. Aux premiers jours de leur relation, il l’avait séduite par sa nature de bon vivant. N’importe quel homme devient troublant avec une bonne dose d’assurance. Autrefois, Guy possédait le charisme de ces hommes des publicités, on aurait dit le cowboy de la publicité Marlboro. Cependant, même avec une hanche normale, Guy n’égalerait pas ce nouvel homme qu’elle dévorait des yeux. Elle soupçonnait chez cet homme au style de Steeve Mac Queen des talents de cascadeur. Guy ne faisait décidément plus le poids avec sa hanche en plastique.
Dès que le cas de François Barreaux avec les policiers lui sembla clos, Hélène s’approcha.
-"C’est bien votre chien ?" lui lança Hélène. Elle tenait le Yorkshire dans ses bras tout en le regardant avec l'air énamouré d'une Miss France, les étoiles plein les yeux.
-"Oui, tout à fait répondit l’homme, insensible à l'émerveillement d'Hélène, merci de l’avoir gardé pendant que ces imbéciles m’ennuyaient pour rien ».
Le cow-boy partait déjà en quête de sa place de stationnement quand Hélène s’enhardit au point de lui découvrir ses intentions amoureuses. En effet, puisqu’il ne portait pas d’alliance, il devenait urgent d’agir. À présent qu'elle devenait une femme invisible de plus de cinquante ans, il fallait se placer dans le champ de vision des hommes au lieu d’en être le centre.
"Je crois qu’on s’est déjà rencontré quelque part"… suggéra Hélène à François Barreaux.
N'importe qui aurait compris l'amorce sauf François Barreaux. La phrase le jeta dans une perplexité complète ce qu’Hélène prit pour de l’émoi. Depuis sa retraite, Barreaux se perdait parmi les prénoms d'amis et les noms de villes. En Normandie, les noms de villes se ressemblaient tous : Deauville, Trouville ou Quelque Chose-Sur-Mer. Barreaux rougissait de vivre une situation bien embarrassante pour un homme distingué. Impossible de me souvenir de cette femme, si c’était une employée, une collègue, une amie… en revanche, ça c’est sûr, je n’ai pas couché avec ! Pour cette raison, Barreaux décida d’inviter Hélène à boire un café pour la « reconnaître ». Il pariait que le souvenir reviendrait; elle pariait que le charme opérerait. Même si son invitation pouvait prêter à confusion, Barreaux proposa à l’inconnue d’assister au vernissage d’Elstir, son ami golfeur qui pratiquait la peinture en amateur. Un homme aussi sociable qu'Elstir reconnaîtrait cette femme immédiatement. Elstir se répétait facilement et il n'avait jamais dévoilé l'embarras secret qu'éprouvait Barreaux vis-à-vis de sa mémoire..
De son côté, Hélène exulta en imaginant Monique s’inquiéter de ne pas la voir rentrer à la maison de vacances. Contrairement à Monique, je n'ai rien d'une grand-mère moi se dit-elle en repensant au visage décati de son amie Monique Pâquette. L'âge n'est qu'une question d'état d'esprit, si Monique s'arrangeait un peu aussi, elle referait sa vie comme moi.
Hélène se laissait gagner par l’ivresse de la victoire. Toutefois, il n'y a qu'un pas du soleil d'Austerlitz à la Bérézina : elle pouvait parfaitement perdre son pari sur Barreaux. Cependant, comme notre séductrice croyait attraper « le bon amant » elle se savait décidée à ne pas lâcher sa proie.
Alors que François Barreaux et Hélène Ventura contemplaient la mer, le Yorkshire de Barreaux détala sur la digue pour rejoindre une blonde impeccablement coiffée, aux ongles laqués de rouge et aux bracelets tintinnabulants.
« Vanille ! » s’écria la femme aux bijoux dorés en récupérant son Yorkshire. « François ! », tonna-t-elle d’une voix de crécelle qui vacillait d'effarement sous la brise de terre.
La crécelle s’approcha en fronçant les sourcils « Mais que fais-tu avec cette femme François ? »
Barreaux baissa les yeux comme un gamin pris la main dans le pot de confiture. Les talons de sa compagne claquaient comme des mitraillettes. Qu’est-ce que j’ai encore foutu avec ma mémoire ? pensa Barreaux.
« François » répéta la blonde en vain comme pour le ramener à la raison.
Une note de fond flottait dans l’air marin. La vanille et l’iris… « Shalimar » reconnut Hélène.
La blonde en Guerlain eut à peine le temps de lui tendre sa main pour se présenter qu’Hélène murmura entre ses dents « mais c’est qui cette pouffe ? ».
Elle ne la connaissait pas encore mais elle la détestait déjà.
AE. Myriam 2024
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