20h30, juste la bonne heure pour le ciné avant le train d’Amsterdam. Il filait rue Coquillière, rue Rambuteau, à rebrousse poil de la foule du week-end, vers le Forum des Halles. Parmi les sept ou huit films, il y en aurait bien un qui collerait. Un truc avec des pop-corns et pas trop de monde dans la salle. L’air moite dans l’escalier roulant qui menait aux galeries succédait à la douceur du mois de mai. Il y avait moins de monde que tout à l’heure et la faune bigarrée de la nuit s’était invitée dans les couloirs. Les salles de cinéma étaient plus bas, pas loin des entrées de parking. C’était plutôt pratique, il n’aurait qu’une ou deux minutes à marcher avant de grimper dans sa voiture et filer sur le boulevard Sébastopol vers la Gare du Nord. Bon, alors, on passait quoi comme films ?
Il y avait bien sûr l’inévitable Lelouch empaillé, ‘Divergente’ – un truc de science-fiction qui avait l’air bidon, un Disney-Pixar, deux trois ou trucs et une rétrospective Ridley Scott, qui programmait ‘Thelma et Louise’. Il aimait ce film, un road-movie féministe, les grands espaces de l’Ouest américain, la bagnole décapotable qui emmène les deux nanas flingues à la main, Thelma qui braque un supermarché, le flic qui se fait coffrer par Louise dans la malle arrière de sa voiture, l’explosion du camion du gros redneck pervers, tout lui plaisait. Et cette fin, un chant du cygne. Allez, va pour ‘Thelma et Louise’ ! En plus, question horaire ça tombait à pic. Il prit place dans la file, « ‘Thelma et Louise’, une place s’il vous plait. ». Un couple de tourtereaux piaillait dans son dos. Décidément l’air était moite, de fines gouttes de sueur perlaient sur sa nuque. Il entra avec un soupir d’aise dans la salle climatisée. Les jeunes tourtereaux étaient à sa suite. Il prit place près du mur sur la rangée latérale, et, bien calé dans son cocon, attendit que le rideau se soulève pour dévoiler l’écran. Les jeunes tourtereaux jacassaient juste derrière lui. C’était pénible. Pourvu qu’ils la bouclent pendant le film.
Le rideau s’ouvrit, l’obscurité se fit et le générique de début démarra – « Starring Susan Sarandon, Geena Davis and Harvey Keitel, directed by Ridley Scott » – magnifié par la guitare moelleuse et aigue qui accompagnait les images des paysages de l’Ouest « tiens, c’est son premier rôle de ‘gentil’ à Keitel » pensa-t-il. Bientôt il plongeait dans le film. Thelma se faisait violer sur le parking d’un saloon, et Louise dégainait un flingue. Le gros pervers de violeur s’écroulait sans vie. Pas de témoin, il ne leur restait que la fuite, la course à travers l’Arkansas, l’Oklahoma, le Colorado. La fuite vers l’Ouest jusqu’au Mexique. Les deux tourtereaux commentaient le film à voix haute - « s’il vous plaît, pourriez-vous parler moins fort » - fit-il à mi-voix, se retournant vers eux. Il était surpris de sa hardiesse, non pas qu’il fût couard mais il lui arrivait rarement de sortir ainsi de ses gonds. En tout cas, ça leur avait coupé le sifflet aux deux jeunes. Il replongea dans les images, la musique et l’action. Thelma et Louise roulaient maintenant dans la nuit du Colorado, au son d’une guitare lancinante. Elles avaient jeté au panier leur passé de femme au foyer et de serveuse de fast-food. Elles s’étaient libérées de leur carcan, s’accomplissant en femmes fortes, en fleurs sauvages surgies du quotidien. Unies. Comme il le serait avec elle lorsqu’elle descendrait tout à l’heure du train d’argent.
Le générique de fin défilait sur l’écran, puis le rideau se refermait. Il se leva. Les deux jeunes tourtereaux avaient repris leur babillage dans la queue vers la porte de sortie.
Il sortit dans les couloirs maintenant dépeuplés de la galerie commerciale des Halles. Un coup d’œil à la montre, 22h50, il était dans les temps. Une femme passait devant une boutique de vêtements. C’était la femme en velours noir de tout à l’heure au resto. Leurs regards se croisèrent et elle le reconnut également. Elle n’attendait donc pas de rendez-vous dans la brasserie ? Elle était seule ? Ils échangèrent un petit sourire. Il lui aurait bien fait un peu de conversation à cette femme seule moulée de noir, seule dans la vie malgré sa beauté. Une beauté esseulée ? Mais il ne restait que peu de temps avant le train d’argent. Ce serait pour une autre fois, et elle laisserait un souvenir fugace, teinté de doux regrets. Voiture, portière, contact, clic clac ceinture.
Sortie de parking dans le dédale souterrain des Halles. A cette heure ci ça roulait – pas d’embouteillages. Feu vert au croisement de la rue de Turbigo, il était au volant dans la nuit, vitre descendue. Il ne restait plus que quelques minutes avant les retrouvailles sur le quai. La masse épaisse de la Gare du Nord se découpait dans le noir de la fin de soirée. C’était un instant de bascule, l’instant où l’on est seul encore mais où l’on sent déjà la chaleur retrouvée de celle qui vient d’Amsterdam, l’instant où l’on anticipe le glissement des doigts sur la longue chevelure, l’instant qui précède l’étreinte.
Gare du Nord. Il coupa le moteur, sortit de la voiture et se dirigea d’un pas rapide vers les ascenseurs entre briques et béton au fond du parking. Ça sentait l’urine et le moisi. Il aurait préféré un lieu de ciel bleu et de soleil éclatant au zénith. Mais le train d’Amsterdam, comme tous les trains, finissait sa course dans la poussière grasse et la sueur aigre des gares. Ce n’était pas grave, c’était transitoire, et il était le preux chevalier qui venait délivrer sa princesse de ce lieu mal famé, âcre et sale, et qui l’emmène loin, avec lui dans la voiture à travers le noir. Loin. 23H10.
Il avait tout juste le temps et filait en courant vers le quai. Inutile de regarder le panneau des arrivées, il savait que c’était voie 4. Vite, 23h13, plus que quatre minutes. Il était maintenant sur le quai, essoufflé, sur le quai vide, le quai désolé. Son regard fouillait l’horizon au-delà des voûtes métalliques de la gare, vers les rails au loin, ceux du train d’argent. 23H17, il est seul et les rails lointains s’enchevêtrent dans le dédale des aiguillages. Seul.
Il n’y avait pas de train à l’arrivée. Il n’y avait personne à attendre sur le quai de la Gare du Nord, il n’y avait pas de train Amsterdam-Paris sur les panneaux des arrivées. Il n’y avait jamais eu de train de 23h17. Il n’y avait jamais eu aucun train. Il n’y avait jamais eu personne à retrouver à l’arrivée d’un train qui n’avait jamais existé..
Il reste sur le quai, cigarette aux lèvres. 23h25, il sourit en hochant la tête, gloussant en secret, les yeux luisant d’un éclat coupant qui se prolonge sur les rails parallèles. Et il murmure « tiens, si j’allais me balader aux Halles en attendant, pour me faire une brasserie fruits de mer, un cinoche de début de nuit et une clope dans la fraîcheur de mai au soir ». En attendant le train d’argent de 23h17.