Je viens de finir du côté de chez Swann de Marcel Proust, la porte d’entrée d’« À la recherche du temps perdu ».
L’histoire d’un homme, Charles Swann, éperdument amoureux d’Odette, une cocotte qui ne lui sera jamais (à son grand désarroi) exclusive. Une narration encadrée par les souvenirs d’enfance de Proust.
Les plus désobligeants diront que cela fait beaucoup de pages (700) pour peu de choses à raconter, et si l’on en juge les dizaines de premières pages on serait bien tenté de rejoindre cet avis. Mais alors, de mon point de vue, l’on passerait à côté de ce qui me semble être contre toute apparence un édifice littéraire prodigieux…
Cette lecture a été pour moi, avant toute chose, la rencontre d’un style, descriptif et précis, aux phrases longues, mêlant description, ressenti et réflexions :
« Destinée à un usage plus spécial et plus vulgaire, cette pièce, d’où l’on voyait pendant le jour jusqu’au donjon de Roussainville-le-Pin, servit longtemps de refuge pour moi, sans doute parce qu’elle était la seule qu’il me fût permis de fermer à clef, à toutes celles de mes occupations qui réclamaient une inviolable solitude : la lecture, la rêverie, les larmes et la volupté. »
Des phrases propices à l’imagination, ouvertes à l’imprévu, bien décidées à vous offrir avec exactitude et générosité le fruit d’une pensée soigneusement préparée.
Proust c’est bien évidemment une des références incontournables de la littérature française, avec notamment ce fameux passage exaltant la toute-puissance de la fameuse Madeleine qui a le pouvoir de raviver le souvenir :
« Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté… Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. »
Au-delà du style singulier qui mérite que l'on s'y attarde, de ce mythique passage et du célèbre incipit de ce roman que voici « Longtemps, je me suis couché de bonne heure », on aurait tort de penser que l'essentiel est là, car la littérature de Proust, c’est une multitude d’autres facettes passionnantes qu'il reste à découvrir.
À commencer par les paysages comme ceux de cartes postales qui immortalisent les plus beaux voyages, ceux de Cambray et de sa région ; offrant de nombreuses visions personnelles et poétiques comme « étant allé jusqu’à la mare de Montjouvain où j’aimais revoir les reflets du toit de tuile » ou encore la description de voyages intérieurs, nourris de vives émotions :
« pendant des heures, immobile, essayant de me souvenir, sentant au fond de moi des terres reconquises sur l’oubli qui s’assèchent et se rebâtissent ; et sans doute alors, et plus anxieusement que tout à l’heure quand je lui demandais de me renseigner, je cherche encore mon chemin, je tourne une rue… mais… c’est dans mon cœur… »
Proust c’est aussi le chantre des obsessions, à commencer par celui du baiser maternel du soir (plus que présent dans la première partie de l’ouvrage), celle pour l’aubépine, ou encore à travers les obsessions que vivent ses personnages… comme dans cet ouvrage celui de Charles Swann d’une jalousie qui frôle l’aliénation, qui « imaginait ce qu’on lui taisait à l’aide de ce qu’on lui disait » ; un amour obsessionnel presque sans retour : « il ne faisait tellement plus qu’un avec lui, qu’on n’aurait pas pu l’arracher de lui sans le détruire lui-même à peu près tout entier : comme on dit en chirurgie, son amour n’était plus opérable. »
Lire Proust c’est aussi lire en ses nombreux personnages d’autres sentiments complexes qui nécessitent bien des pages de récit pour parvenir à les comprendre, comme dans cet extrait concernant Françoise qui a fidèlement accompagné la tante malade de Poust (celle de la madeleine), aux humeurs tyranniques (et elles aussi obsessionnelles) dans les derniers temps de sa vie : « Pendant les quinze jours que dura la dernière maladie de ma tante, Françoise ne la quitta pas un instant, ne se déshabilla pas, ne laissa personne lui donner aucun soin, et ne quitta son corps que quand il fut enterré. Alors nous comprîmes que cette sorte de crainte où Françoise avait vécu des mauvaises paroles, des soupçons, des colères de ma tante avait développé chez elle un sentiment que nous avions pris pour de la haine et qui était de la vénération et de l’amour. Sa véritable maîtresse aux décisions impossibles à prévoir, aux ruses difficiles à déjouer, au bon cœur facile à fléchir, sa souveraine, son mystérieux et tout-puissant monarque n’était plus.»
Proust, c’est aussi se plonger dans les petits salons bourgeois pleins de prétentions et de suffisances, dont l’écrivain nous confie les nombreuses clés de compréhension, très codifiées qui les régissent :
« De même que ce n’est pas à un autre homme intelligent qu’un homme intelligent aura peur de paraître bête, ce n’est pas par un grand seigneur, c’est par un rustre qu’un homme élégant craindra de voir son élégance méconnue. Les trois quarts des frais d’esprit et des mensonges de vanité, qui ont été prodigués depuis que le monde existe par des gens qu’ils ne faisaient que diminuer, l’ont été pour des inférieurs »
Une vie mondaine féroce ou l’ennui est source de damnation, reposant pour l’éviter à tout prix sur des luttes d’influences, une audience reposant sur de subtils équilibres en termes de caractères et d’apports (le peintre, le compositeur de musique, le philosophe, l'influent, l'apporteur de ragots, le blagueur, les suiveurs, etc.), des stratagèmes sournois pour en tirer le meilleur profit et la plus durable longévité, des apparences (ou appâts rances au choix) plus qu’artificielles, nourrissant pour les extérieurs de ces cercles « privilégiés » de vives aversions :
« L’ambition mondaine était un sentiment que ma grand’mère était si incapable de ressentir et presque de comprendre qu’il lui paraissait bien inutile de mettre tant d’ardeur à la flétrir (…) allant jusqu’à reprocher à la Révolution de ne les avoir pas tous guillotinés. »
Lire Proust c’est aussi une ode à la musique et à ce qu’elle est capable de provoquer en chacun : « l’amour de la musique était pour quelque temps au moins né en lui, Swann tenait les motifs musicaux pour de véritables idées, d’un autre monde, d’un autre ordre, idées voilées de ténèbres, inconnues, impénétrables à l’intelligence, mais qui n’en sont pas moins parfaitement distinctes les unes des autres »
C'est aussi prendre la mesure de l’unique instant, de le vivre comme un privilège, bien conscient que rien ne sera jamais plus pareil :
« à mieux comprendre la contradiction que c’est de chercher dans la réalité les tableaux de la mémoire, auxquels manquerait toujours le charme qui leur vient de la mémoire même et de n’être pas perçus par les sens. La réalité que j’avais connue n’existait plus. Il suffisait que Mme Swann n’arrivât pas toute pareille au même moment, pour que l’Avenue fût autre. Les lieux que nous avons connus n’appartiennent pas qu’au monde de l’espace où nous les situons pour plus de facilité. Ils n’étaient qu’une mince tranche au milieu d’impressions contiguës qui formaient notre vie d’alors ; le souvenir d’une certaine image n’est que le regret d’un certain instant ; et les maisons, les routes, les avenues, sont fugitives, hélas ! comme les années »
Lire Proust c’est s’accorder du temps long pour pénétrer un univers ambitieux et plein de finesse. C’est se soustraire du temps présent et assister à une magnifique symphonie littéraire que rien ne saurait troubler :
« Swann n’osait pas bouger et aurait voulu faire tenir tranquilles aussi les autres personnes, comme si le moindre mouvement avait pu compromettre le prestige surnaturel, délicieux et fragile qui était si près de s’évanouir »
Vivement l’été prochain pour gravir et partager avec vous une nouvelle marche du palais d’à la recherche du temps perdu…