Bouillon de taupe,

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Bouillon de taupe

Oui, j'travaillais chez la vieille taupe. Passait sa retraite en villégiature, qu’elle disait, au bord du lac mais sur les hauteurs, pour avoir la paix. Au départ, quand l’entreprise esclavagiste m’y a envoyée, j’étais contente. Titulaire, régulière, du lundi au vendredi, tous les matins jusqu’à midi, tous les soirs jusqu’à la nuit, et autant de week-end que je pouvais. Des heures d’assurées. C’est qu’j’suis du coin. Vous savez bien, l’travail, c’est d’venu compliqué. N’savait pas encore pour l’salaire misérable, les pressions téléphoniques, les pauses empêchées, les heures supp' non payées, les conditions de travail lamentables. N’savait rien, heureuse de m’débrouiller. Indépendante , enfin !

La vieille taupe était engoncée dans un vieux fauteuil vert sombre en velours râpé sur les accoudoirs. Petite, dodue, toute ramassée sur elle-même, dans une vieille robe informe et grise, avec la moitié du corps qui penchait et un chignon négligé, comme une meringue écrasée sur la tête. M’a expliqué dès le premier jour : l’AVC soudain, la paralysie, la difficulté à marcher, l'bras droit qui n'répondait plus. Les enfants et petits-enfants absents, lointains. La solitude. Ah! si j'l’ai plaint la salope. Prête à tout pour l’aider, la faire rire, la bichonner, agrémenter sa petite retraite de misère. Encore qu'elle avait bien du pognon planqué quelque-part. Elle savait s'plaindre et jouer à la pauvre.

Vieille bâtisse, papiers éteints, déchirures, fissures, craquelures, parquets affaissés, tout partait en rouille et en usure de longue date. J’ai lavé, gratté, poncé, bouché, ciré, même repeint la salle-de-bain. J’ai sorti la mémé à l’air, sur sa terrasse, lui ai conté des histoires, fait du théâtre, lui ai mitonné des soupes, son bouillon comme elle l’aimait, avec de l’ail, du persil et deux Maggi-cubes, lui ai fait sauter des crêpes, ai ramassé ses coings dans son jardin, ses pommes minuscules, ses cerises, lui ai préparé des gâteaux, des compotes, des confitures, du boudin aux pommes, du pain perdu.

Jamais contente, jamais satisfaite, jamais un sourire, jamais un rire, jamais une émotion. Jamais un merci.

Et jamais d’répit, pas d’pauses, m’interdisait d’aller fumer une clop ou d’aller piquer une tête dans l’lac.

Elle se vantait de me faire des cadeaux. De la nourriture périmée, des chaussettes trop grandes, des bibelots recollés et sans valeur.

Lui ai fait des bouquets. L’ai décrassée, nettoyée, récurée, douchée, changée, habillée, peignée, parfumée et j' l’entendais maugréer, pester, me commander, crier, m’insulter. Si elle m’a fait trimer la garce ! Avait une devise : « Il faut trimer pour accéder au paradis » et me disait tous les jours que je n’avais pas de cerveau.

Oh! Si je lui ai résisté, puis finissais par m’emporter. Lui disais qu’elle n’était qu’une vieille femme cruelle et qu’elle ne méritait pas tout le mal que je me donnais pour elle.

Alors oui monsieur le Policier, je veux bien vous l'dire à vous, c’que j’en ai fait d’cette ordure. C’était l’soir du réveillon de Noël. J’avais accepté d’la faire manger. Elle m’a demandé son bouillon habituel. N'sais pas c’qui m’a pris. J’l’ai préparé comme d’habitude avec tout c’qu’il fallait : l’ail, le persil, les pommes de terre, les carottes bien grattées qu’il ne faut surtout pas éplucher, une tomate, les cubes, le sel, le poivre, ni trop peu, ni pas assez. Je crois qu’c’est là qu’m’est v’nue l’idée. J’suis allée chercher l’gros chaudron en fonte, abandonné dans le hangar au fond d’la cour. J’ai transvasé la soupe, y ai rajouté d'l’eau et l’ai mise à mijoter. Puis, j’suis allée lui donner ses cachets à la vieille.

Elle somnolait la morveuse. J’l’ai réveillée, lui avais triplé la dose de somnifères. Elle a bu cul sec. Puis j’suis allée sortir l’couteau électrique. J’n’avais pas l’droit d’m’en servir, pas même pour découper un gigot ou un rôti. Tout à la main, que j’faisais. J’ai attendu un peu en chantant l’Ave Maria et en touillant la soupe. J’étais toute gaie, toute illuminée. Quand j'suis retournée dans le salon, elle semblait morte.

Alors, Monsieur le Policier, c’n’est pas qu’j’sois une mauvaise femme, mais après tout c’qu’elle m’avait fait subir, j’n’ai pas réfléchi. J’l’ai tirée par les pieds jusqu’à la terrasse, puis étendue sur un grand plastique. J’vous épargne les détails Monsieur le Policier . Avec le couteau, ça m’a pris toute la nuit. J’avais vu c’film « Léon » au cinéma avec ma gamine, vous savez, l’nettoyeur. M’suis dit que j’s’rais capable. J’ai mis des morceaux dans la soupe. J’trouvais ça marrant. Comme une soupe de sorcière pour combattre des maléfices. Oui, ça m’plaisait d’la savoir là, à mijoter dans son chaudron. N'peux pas vous dire l’contraire. J’avais idée d’tout donner aux bêtes. Me sentais toute apaisée. 

Les os ? Monsieur le Policier, j’en ai fait un tas. J’les ai balancés sur l'compost, au fond du jardin. J’avais eu l’idée d’m’enfuir. J’suis trop fatiguée, épuisée! Si vous savez l’boulot qu’c’était ! On imagine pas l'courage qu'il faut.

Et puis quoi, elle était si cruelle. Vous n’allez pas m’foutre en taule pour ça. Moi, j’appelle ça un acte de charité. L’monde s’rait meilleur, j’vous jure, sans ces charognes.

PS : Ayant connu de vieilles "taupes", je me déclare innocente de mes fantasmes.  

 


Publié le 05/11/2025 / 4 lectures
Commentaires
Publié le 05/11/2025
C'est chouette. Pour moi, il y a eu deux parties. D'abord un point de vue alternatif où la ménagère a le bon rôle et la vieille le mauvais, alors qu'on montre souvent l'inverse. J'ai beaucoup aimé parce qu'il y a une gradation et je n'ai pas senti de remplissage. Je déteste le remplissage. Enfin dans mon souvenir, il y avait une gradation. Ensuite, il y a cette phrase qui commence par "Alors oui monsieur le Policier...". On comprend tout de suite la suite. Je trouve même que c'est un peu trop clair. Après la première gradation, c'est brutal, je trouve. Ensuite, l'explication du meurtre est bien avec un côté "delikatessen". ;-)
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