Debout, encore dégoulinants d'eau salée, nous n'étions plus que nous trois. Sans l'aide de Jean-Yves, malgré notre jeton de téléphone, nous avions un problème. Comment rejoindre Maurice, comment se protéger des truands à nos trousses, comment tout ? Des questions surmontables lorsqu'on est pas affamé, fatigué et en terre inconnue. Des questions, du coup, qui m'abattaient et auraient du me faire faire preuve de mon cynisme le plus dévastateur. Mais je m'en suis abstenu ; la connivence grandissante de Josiane et de Barbara, qui les rendaient plus fortes, plus belles, plus spirituelles, irrésistibles en fait me l'interdisait. J'aurais été un vrai imbécile de brider un envol si lumineux, notre envol en fait, car elles m'emmenaient avec elles, sous leurs ailes légères. Comme les musiciens d'un orchestre, nous n'étions plus une simple addition d'individus, nous en étions la somme sublimée, l'addition au carré.
Après un long moment silencieux, Barbara a pris la main de Josiane. Ensemble, elles se sont éloignées avant de marquer un arrêt, de se retourner et, d'un simple sourire, de me raconter beaucoup et aussi que je n'étais pas exclu. Tel un chien qui suit son maître, je les ai suivies, à distance, pour ne pas écorner l'instant jusqu'à à l'écart de la nudité de la côté. Là, elles se sont assises, l'une en face de l'autre et, sans se quitter du regard, partageant un langage mystérieux qu'elles semblaient découvrir, avec une lenteur extrême, ont rapproché leurs mains qui ont fini par se frôler. Je me suis rapproché. Agenouillé, j'ai fait glisser les miennes sur le sable, délicatement, en direction de leurs chevilles. Ensuite, ensemble, on a joué des concertos sans solistes. Que la musique était belle !
Exténués bien plus par les dernières heures que nous avions vécues que par la partition que nous avions interprétée, nous nous sommes endormis, affamés mais repus, jusqu'au lendemain matin, lorsque nous nous sommes rendus sur la plage où un pêcheur qui préparait ses filets a accepté, en riant à notre récit incomplet, de nous embarquer sur son bateau à moteur pour nous déposer sur Maurice. Hôtel, manger, boire, dormir. La journée entière n'a pas été de trop pour nous restituer notre statut d'êtres humains tant nous puisions dans nos réserves vitales depuis un moment déjà.
En soirée, autour d'une table et d'un bon repas à base de soupe de tortues, nous avons préparé la suite des événements. Je retournerais voir Joe qui m'avait laissé une demi douzaine de messages à la réception ; le juge voulait me voir ainsi que le vice-président de Total et son armée d'avocats. Il était question de négociations. Quant au parc de Chamarelle, Josy et Barbara s'y rendraient, l'endroit étant très fréquenté, l'escapade semblait sans danger.
Je suis donc parti prendre le bus pour rejoindre Joe après un petit déjeuner en solitaire ; les filles ayant expressément exprimé la veille leur souhait de pouvoir paresser au lit jusque tard. Par téléphone, lui et moi, on s'était donné rendez-vous dans un petit bistrot à proximité de la cellule financière pour y faire le point avant la rencontre peut-être décisive, sûrement explosive.
Joe était assis à une table en terrasse avec un enfant d'une douzaine d'années qui semblait très concentré sur la fabrication des ballons qu'il parvenait à faire avec son chewing gum. Je me suis approché. Joe, toujours aussi avenant, s'est levé pour m'embrasser, son fils, ne m'a pas vu tant il était extatique de sa production. Nous l'avons observé un moment avant que Joe m'explique que Javier Luis était très fier de parvenir à faire de véritables montgolfières à partir des chiclettes. Comment faisait-il ? C'était une énigme pour moi. Je n'y suis jamais parvenu. Je me demande dans quelle mesure l'habileté de la langue joue. Je dois reconnaître que divers indices me font penser qu'à ce niveau non plus je ne suis pas très habile. Non que je dise trop de bêtises mais toutes mes petites amies m'ont dit, un jour ou l'autre, que j'embrassais mal. Je dois avoir une langue à mobilité réduite. Je dois être une espèce de LMR.
Dans la cabine de téléphone, de couleur rouge, posée sur le sable du parc de Chamarelle, la chaleur était insupportable. Sans y entrer, Josiane glissa le jeton trouvé près de l'épave et composa le « 666 » pendant que Barbara maintenait la porte ouverte. Une voix sardonique s'est faite entendre après la première sonnerie, pas de quoi donner le frisson aux deux amazones quand même.
« Appelez-moi « Diable ». Avez-vous des actions en bourse ? »
« Pas du tout, et vous ?» a répondu Josiane.
« Avez-vous voté Macron aux dernières présidentielles ? »
« Absolument pas. Dieu m'en garde, diable, et vous ?»
« C'est Patrice Monluçon qui vous envoie ? »
« C'est bien lui. Pourquoi ? »
« Vous avez dit « oui » !
« Pas du tout ! Mais vous, vous l'avez dit ! Vous avez perdu, diable ! »
« Merde !!! Je me fais toujours avoir. D'accord, vous avez gagné. Vous irez à Tamarin dans la librairie Bonanza à la recherche de l’image « qui ouvre et ferme la voie » » et le diable a raccroché.