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Esméralda fracturée
Chapitre 2

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Ça neigeait maintenant comme un voile devant les carreaux et sur les yeux éteints à fixer le vide. Il était dans l’hiver comme on est en panne de carburant, sans bruit et sans mouvement, avec un reste de monnaie au fond des poches, une tranche jambon au frigo et la télé au bout du soir à gauche en sortant. Rien d’anormal, rien de bien inexplicable, rien qu’un petit goût de mort. Une mort qui durait depuis huit mois – la bouche à ne plus rien sentir que les aigreurs après la cinquième bière solitaire, les cheveux que l’on sent glisser trop longs sur le col de la chemise. Rien qu’un simple laisser-aller, imperceptible, qui grignote et qui ronge la vie chaque jour. Chaque jour un peu moins d’envie. Tenir bon, ne pas lâcher, les ongles incrustés sur le mur de Pôle Emploi. Tenir. Mais il avait dans la tête des chansons endormantes, des extinctions murmurées. Avec le temps.

Il faisait chauffer l’eau pour le Nescafé dans la cuisine. La vapeur montait de la casserole en alu – propre, astiquée, brillante comme un récif épargné. IL restait ça, des bouts d’objets, lustrés, briqués, récurés comme des exorcismes dans son marais de nouveau pauvre. Et le temps qui lui coulait la vie dans les veines rétrécies. Sur la photo de l’étagère, il était deux, avec une femme. C’était il y a trente ans, quand il avait vingt ans. La photo avait gardé ses couleurs dans le cadre en bois, sur l’étagère du temps d’avant. 11H00 déjà. C’était l’heure de descendre acheter les journaux. Huit euros cinquante au fond de la poche, ce serait suffisant.

Alors… Alors il aurait fait nuit. Il aurait fait nuit et il y aurait eu des appels de phares. Des appels de fard, des appels de femme et des reflets de bas de soie sur les flaques du trottoir, des dentelles moirées et parfumées. Alors ses yeux se seraient détournés, peur d’impudeur dans cette fraction de seconde, pour ne pas souiller la splendeur inconnue qui passe. Une passante. Baudelaire et peep-show mêles. Alors il se serait écroulé, assommé de beauté comme un sac poubelle qui crache ses entrailles mal aimantes. Alors il aurait fait nuit et cela ce serait passé ainsi. Mais il était simplement là debout au coin de la rue, chômeur de longue maladie dans les flocons gris qui tombaient sur Paris. Ses pas le guidaient en automate vers le kiosque à journaux de la rue du Faubourg Saint-Martin. Il stoppa – Le Parisien, sa voix disait ça et il tendit les pièces de monnaie dans un vertige.

Il avait hésité – vingt ou trente euros ? trente euros  c’était une somme. Il avait hésité puis avait quand même prélevé trente euros au distributeur automatique et il avait un peu flâné dans le quartier, de Sébastopol à Strasbourg Saint-Denis. Il était maintenant assis dans un café du Passage Brady et à travers la porte montaient les odeurs insistantes des épices orientales. Il y avait le bruit du café en cette fin de matinée, les senteurs des commerces libanais, les boutiques indiennes et les ateliers de confection semi-clandestins qui grondaient depuis les sous-sols. En face de lui sa bière pétillait sans saveur. Les pages des petites annonces s’étalaient sur la table. A côté de lui, sa parka séchait. Il entourait et soulignait les annonces. Bien sûr il téléphonerait dès cet après-midi, bien sûr il enverrait les feuilles photocopiées de sa vie professionnelle mal compartimentée, bien sûr il oublierait l’annonce après une semaine ou deux sans réponse, avec la photo de son identité anonyme multipliée à l’infini dans les enveloppes.

Alors, dans le vide ordonnancé, il avait fermé les yeux sur la soie qui galbait les jambes d’une femme assise à son côté, et ses doigts remontaient le long du fin voile tendu sur la cuisse, frôlant le tissu. Il avait fermé les paupières dans ce café du Passage Brady, concentrant tout son être sur les légers tressaillements de la cuisse attentive à ses doigts. Puis il ouvrit les yeux et découvrit sa main posée sur le skaï anonyme et vide de la banquette du bistrot. Les premiers clients de midi arrivaient, ça sentait le couscous. Il paya et sortit sur le trottoir du Faubourg Saint-Denis, marchant jusqu’à la rue de l’Échiquier. Il hésitait à rentrer chez lui ou continuer. Le temps à tuer. Continuer plus loin vers la rue Saint-Denis, franchir le trottoir des dealers et des prostituées. Il y avait trois mois que les examens médicaux avaient confirmé qu’il avait un encrassement des artères, un rétrécissement dans les veines. Il traversa.

Publié le 01/07/2025 / 5 lectures
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