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Esméralda fracturée
Chapitre 1

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Il faisait encore presque nuit en ce matin d’hiver, malgré l’heure avancée. 9H30. C’était l’heure de son café au zinc de la rue du Faubourg Saint-Martin, à l’angle de la rue du château d’eau. Paris Xème. Gris uniforme sur toute la capitale, un vent froid par rafales. C’était un temps à neige. A travers les vitres du café, il regardait la rue, les voitures, les camions de livraison, les passants couleur de mur et les pigeons qui se tenaient serrés au rebord des gouttières. La petite tasse de faïence lui brûlait un peu les lèvres tandis qu’il aspirait son expresso serré. Le ticket, déchiré sur la soucoupe, témoignait qu’il avait déjà payé.

Il reposa la tasse sur le laiton du comptoir, entre l’inévitable sucrier en fer blanc – rond comme un ballon, et un cendrier déjà bien gavé de mégots. A l’autre bout du zinc, un vieillard alcoolo tout vibrant de tremblotte tétinait à deux mains son tout premier blanc sec. Au fond du bar, assis à une table entre le juke-box et la porte de service, un type entre deux âges lisait l’Équipe en laissant refroidir son double expresso devant lui sur le formica. A la radio, ça racontait une histoire de météo.

Il sortit du café. L’humidité glaciale le surprit. Il ferma le bouton du col de sa parka, glissa les mains aux poches et longea rapidement le trottoir jusqu’au feu rouge de la rue du Château d’Eau. Ça allait encore être une journée de plus à tirer en longueur. Il traversa le carrefour, croisant une jeune femme blonde qui laissa derrière elle un parfum piquant, une senteur aérienne dans les plis de son manteau clair. La pendule au mur indiquait 9h50 dans la cuisine, quand il ouvrit la porte de son appartement, rue Bouchardon.

C’était quel jour déjà ? Quand on est au chômage on sait plus les jours, certains jours. Il jeta sa parka sur le portemanteau de l’entrée où était accroché un calendrier. On était mardi, mardi 12 février. Dehors à travers les deux fenêtres étroites du living, la neige hésitait à tomber – quelques flocons épars dansaient dans l’air anthracite. Sur la table de la pièce entre le nescafé et les mots croisés, traînaient deux trois journaux avec les petites annonces et les demandes d’embauche cochées au stylo. A côté, près d’un fauteuil aux joues fatiguées, le téléphone sommeillait au milieu des papiers où s’inscrivaient les ébauches d’embauche avortées.

Ça faisait huit mois qu’il était sans travail, et rien, rien qui venait. Auparavant il était technicien dans une imprimerie qui sortait des journaux de pub et d’annonces gratuites. Il y a deux ans ça avait commencé à péricliter, et puis on faisait le maquettage par ordinateur maintenant. Alors voilà. Une fois pourtant, il avait fait un stage pour les nouvelles techniques, pour le maquettage automatique, mais on trouvait des types moins chers, des jeunes sans boulot qui prenaient le job comme on s’accroche à une bouée. Alors voilà.

Il était dans la cuisine. Penché sur l’évier près du mur à l’angle de la fenêtre obscure. Il ouvrait le robinet et faisait couler l’eau froide en filet dans un verre. Puis il sortait un flacon du placard, dévissait la pipette et compati vingt gouttes – une à une dans le verre. Il but en grimaçant puis reposa le verre sur l’émail de l’évier près de l’éponge à vaisselle. Le médicament avait un sale goût. Ça faisait trois mois que les examens médicaux avaient confirmé qu’il avait un encrassement des artères, un rétrécissement quelque part dans les veines, du tartre dans les organes. Et il se disait, dans la tête aussi. Ça devait aller de paire, comme la grippe va avec l’hiver. Il pensa qu’il faudrait sortir jusqu’à Pôle Emploi, demain. Demain. Aujourd’hui le temps s’étalerait comme de l’huile froide sur une assiette sale, il n’y avait rien à faire qu’à lire, relire et répondre aux annonces. Au bout de huit mois à compter les pièces de monnaie en fin de mois, on panique même si on mange toujours à sa faim. Et puis, au chômage on dépense plus, c’est bien connu.

Publié le 01/07/2025 / 5 lectures
Commentaires
Publié le 02/07/2025
Bonsoir Stanislas, pour une fois c’est l’humain qui est placé au coeur de l’histoire et on le suit geste après geste, c’est très réussi et j’ai déjà pris mon ticket pour lire la suite.
Publié le 03/07/2025
Bonsoir Léo, Oui, dans cette nouvelle la ville n'est qu'un décor. Merci pour l'appréciation
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