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Extrait "des démons" : Le sentier de la Planquette

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Vers midi quart, elle devait rentrer. Je lui ai dit : "Je te raccompagne chez toi, si tu veux. J'ai la voiture de mes parents." L'air un peu surprise, elle m'a répondu "Si tu veux, mais tu devras me déposer sur la grand route. Je préfère. tu comprends ?" Non, je ne comprenais pas, je ne comprenais rien. Ça aurait, au minimum, mérité une explication. Mais, parce que je n'étais pas en position de l'exiger et aussi ou peut-être surtout parce qu'un petit frère, rescapé de justesse de l'enseignement spécial, ne la vaut pas, j'ai juste répondu : "Pas de problème !"

On a traversé le marché jusqu'à la rue Watterman qu'on a suivie jusque l'Athénée. Si on ne rentre pas dans la cours de l'école mais qu'on oblique d'à peine cinq degrés vers la droite, on s'engage dans le sentier de la Planquette que je connaissais très bien parce que, depuis ma première primaire, je l'empruntais chaque matin et chaque "quatre heures" pour me rendre à l'école. A l'époque, mon frère et moi, on ne vivait pas avec papa et maman, on vivait avec notre grand-mère, sur le boulevard, à l'autre bout du sentier. Durant ces années, je m'étais fait un grand ami, Dimitri. Pour aller jouer chez lui, plusieurs fois par semaine, je traversais aussi le sentier de la Planquette. C'était au début des années 70. Chez lui, on jouait au Stratégo, au Master-Mind ou aux échecs en écoutant des disques de Led Zeppelin, de Pink Floyd ou des Scorpions mais surtout, on parlait. Je me demande bien ce qu'on pouvait se dire de si passionnant si longtemps mais durant des heures entières, on se le disait. Le temps passait vite pour moi avec Dimitri mais en hiver le soleil se couchait tôt. Alors trois mois de l'année, pour rentrer souper chez Mémé, je devais traverser le sentier dans le noir. A l'époque, l'Athénée n'était pas encore construite, à sa place, il y avait une très vieille maison abandonnée, haute d'un étage. Elle avait été construite à l'arrière d'un gigantesque jardin pourvu d'un inoubliable églantier immense. Donc, en rentrant dans l'obscurité presque totale du sentier, dont le sol n'était que de la terre, sur ma gauche, il y avait une vieille maison vide abandonnée où des chouettes hululaient. Armé de mes dix ans et haut de mon mètre trente, j'étais terrorisé mais je devais avancer et surtout ne jamais regarder derrière moi car j'avais compris, avec le temps, que si je me retournais, ma terreur se transformerait en panique. Alors, j'avais imaginé un stratagème, ou plutôt un scénario qui me rendait invincible. Quelques dizaines de mètres après les rosiers, il y avait une perche très haute. Tous les dimanches les tireurs à l'arc de la région venaient y tester leur adresse en dégommant des oiseaux factices qui y étaient accrochés jusqu'à 28 mètres de hauteur. Mais l'utilité sportive de ce mât n'était qu'une couverture, en réalité, une arme d'un genre nouveau y était cachée. C'était la direction des services d'espionnage américain qui l'avait mise au point et installée, parfaitement cachée. Dès que n'importe qui aurait, ne fût que l'esprit traversé par l'idée de m'agresser, il serait, à la seconde même, désintégré, pulvérisé. En me répétant sans cesse l'existence de cette arme et en fixant obstinément la perche, je pouvais progresser, débarrassé de ma peur. Une fois arrivé à sa hauteur, je ne pouvais plus la regarder sous peine de devoir me retourner et de perdre les pédales, alors, en passant à côté des potagers alignés, je pensais encore plus fort à l'ingéniosité de nos alliés et amis américains - j'avais dix ans - qui dans leur grande sagesse avaient perfectionné les services secrets au point que même leurs agents ignoraient qu'ils en étaient, ce qui expliquait mon ignorance quant à ma qualité de James Bond américain infiltré en Belgique, dans le Hainaut, à Lessines, à 10 ans... Ensuite, j'atteignais la prairie des moutons sur laquelle la lumière phosphorescente de l'éclairage public du boulevard filtrait. Je me savais encore sous la protection du très bienveillant président Nixon mais la garantie de sécurité qu'il m'offrait n'était plus essentielle. J'étais sauf. Évidemment, avec de tels alliés !

Nous marchions côte à côte, moi à gauche, elle à droite. J'avais prémédité cette disposition en y réfléchissant le matin à l'étrier. J'avais imaginé que si on s'embrassait dans le sentier, je serais peut-être plus habile avec la tête penchée sur la gauche comme lors de notre unique french kiss sur la piste de danse, quinze jours plus tôt à Ollignies. Mais pour que ma tête soit penchée sur la gauche et que la transition, des positions de côte-à-côte à face-à-face parfaitement synchronisée avec les positions de ma-tête-droite à ma-tête-penchée-sur-la-gauche, soit élégante et parfaitement fluide, c'était mieux que je sois sur sa gauche. Après quelques mètres, là où se trouvait jadis l'églantier, j'ai attrapé la main de Martine. La main gauche, donc, si vous avez suivi. A l'affût de la moindre réaction de sa part, J'écoutais son souffle et j'inspirais l'air qui l'avait frôlée et qui me restituait un peu de son odeur, mélange d'elle, de son parfum trop sucré, des effluves du savon avec lequel elle avait le matin même frotté son corps et le bouquet des produits de lessive de ses habits. Mais, ce que j'aimais le plus et qui prédominait, c'était l'odeur de sa rousseur dans laquelle il y avait un arôme aigu, aigre même qui en épiçait un autre indéfinissable, plus ample, plus large, plus rond.

Après quelques pas, main dans la main, elle s'est arrêtée pour placer son petit sac bleu marine sur son épaule gauche et très naturellement s'est approchée de moi, son visage très près du mien induisant un long baiser qui m'avait pris au dépourvu.

 


 


Publié le 11/07/2022
Commentaires
Publié le 11/07/2022
Bonsoir Patrice et merci pour ce nouveau texte aligné qualitativement avec les précédents, avec la même faculté de nous replonger dans de magnifiques souvenirs. Comme je l'avais déjà souligné, tes textes sont universels car ils puisent dans des scènes du quotidien, de l'intime, via lesquels nous y mêlons aussi nos propres souvenirs. Et dans cette belle séquence, c'est la peur que l'on arrive à surmonter effectivement en se racontant des histoires bien plus grandes que ne le seront jamais les peurs. Les histoires sauvent de tout. Et puis je trouve ça super que ce jeune homme pourtant si préparé au détail près à vivre un nouveau moment éternel, se fasse cueillir bien malgré lui par l'intrépide Martine. A plus tard.
Publié le 11/07/2022
Quel plaisir de te lire ! Depuis ce matin, je suis en congé ! Et donc, depuis ce matin j'écris vraiment en continu, au moins 4 heures quotidiennement. Je pense pouvoir clôturer la première partie, l'histoire de Martine, avant le 15 août. Tu auras de quoi lire, mon très cher Léo ! ;-)
Publié le 11/07/2022
Quel plaisir de te lire ! Depuis ce matin, je suis en congé ! Et donc, depuis ce matin j'écris vraiment en continu, au moins 4 heures quotidiennement. Je pense pouvoir clôturer la première partie, l'histoire de Martine, avant le 15 août. Tu auras de quoi lire, mon très cher Léo ! ;-)
Publié le 31/07/2022
Une fois de plus, je rejoins Léo. Tu nous plonges dans les odeurs et saveurs des ressouvenances. Et comme ça sent bon ! Bravo Patrice :)
Publié le 31/07/2022
J'ajoute, puisque tu as lui le trésor de Maurice, que c'est parce que l'écriture des démons était devenue trop cruelle et pénible que j'ai rejoint le défi des vacances. Il était impératif que je stoppe le démons, au moins pour un temps. Je ne pensais pas que l'écriture pouvait causer de pareilles blessures. ;-)
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