En 1992, j'avais une situation, j'avais une maison, j'avais une voiture, j'avais une femme et j'avais deux filles. J'avais donc énormément durant cette période de ma vie qui s'écoulait alors à Bois-de-Lessines, à un jet de pierre de Deux-Acren. Mon épouse s'appelait Lili. Elle s'appelle encore Lili mais elle n'est plus mon épouse. C'est curieux comme mot, non, "épouse" ? Qu'y mettez-vous ? De l'amour ? Pas moi. Je n'en vois pas une miette, ni dans ce mot ni dans "époux" bien sûr. Dans "épouse" ou "époux", il y a du contrat, de l'obligation, des signatures, du Monsieur le bourgmestre, du quotidien obligatoire, en un mot, de la respectabilité. Le couple marié, c'est un truc qui mérite le respect. C'est solide, bien en ordre avec rien qui dépasse. La boîte est fermée à double tours et dès le début, si certains tourtereaux rament. s'ils souffrent, s'ils ont mal, s'ils ne comprennent pas ce qu'ils font là, ce n'est pas la peine qu'ils crient, on ne les entendra pas parce que, comme je l'ai dit, c'est fermé à double-tours. Ce sont les toxiques qui avaient la clef et ils l'ont jetée.
Mais revenons à ma dégringolade. Mon épouse, Lili, je l'avais rencontrée durant ma formation à l'école militaire de sous-officiers. Je m'étais engagé juste après avoir abandonné mes études de professeur de français à Mons. Ensuite, Lili et moi, on s'était marié. C'était un 1er avril, je vous assure. La veille, mon contrat de travail chez Intercom s'était terminé. Après que l'armée m'ait licencié ; officiellement parce que je n'avais pas le profil, officieusement parce, selon eux, que je n'étais pas suffisamment intelligent, Intercom m'avait fait relever des compteurs électriques et des compteurs de gaz pendant douze moins. Marié et chômeur, j'habitais avec mon épouse dans la maison de ma belle mère, en Flandre, là où mes voisins et moi ne parlions pas la même langue. Faute de grives, les merles que je mangeais encore et encore ne me semblaient pas plus amers, je n'en sentais tout simplement plus le goût. Je mangeais de la terre. Finalement, l'école communale de Deux-Acren m'a engagé en black pour que je conduise le bus scolaire. Ça, la boîte de nuit où je bossais encore et le chômage en plus du salaire de Lili qui travaillait à deux tiers temps au Delhaize d'Enghien nous permettait de mettre du beurre dans les épinards... sans plus. Puis nos deux filles sont arrivées. Instinctivement, à la seconde où l'aînée, Charlotte, a vu la nuit, il était minuit pile, j'ai senti que mes priorités, déjà très flexibles, s'inversaient. Je n'avais plus rien à souhaiter pour moi, je devenais une espèce de tube à travers lequel transitaient les besoins des miens.
Je mens un peu, je n'avais pas complètement abandonné mes rêves de rock-star. La maison qu'on avait achetée, Lili et moi, on l'avait notamment choisie parce qu'elle permettait d'y installer un studio d'enregistrement. Lili aussi était emballée par l'idée. Elle était généreuse, lili, vraiment très. Durant les dix ans qui nous séparaient des canaris et de la buanderie, Philippe et moi, on avait acquis de la technique, on avait acquis des outils, on avait acquis de l'expérience et du savoir faire. On n'avait juste perdu la folie de notre jeunesse. Ceux qui prétendent être des rockeurs à trente ans sont des tricheurs ou des menteurs ou des imbéciles ou les trois à la fois. Il faut l'inconscience et la témérité de ses 18 ans pour faire du rock. Après, c'est autre chose. Ça peut être très bien, ça peut faire danser les gens, ça peut même parfois les rendre heureux mais ce ne sera jamais plus du rock parce que le rock, il a besoin de la sève maladroite, candide, passionnée, intransigeante et excessive, peut-être comme un premier amour, après, c'est autre chose, ça peut être très bien, ça peut faire danser les gens, ça peut même parfois les rendre heureux mais ça ne sera jamais plus le premier amour.
Après être encore passé par la case "salariat dans l'industrie chimique", j'ai finalement été engagé à La Poste en 1992.