L'humain, son ingéniosité, ses mécaniques,...
J'ai toujours adoré les bidules qui bougeaient, les mécaniques bien foutues. Depuis mes douze ans, je les désosse en cachette derrière le dos de mes parents. En général, jusque là, ça se passe bien, c'est au moment du remontage que les choses se corsent. Je me rappelle notamment d'une pendule à coucou qui n'a jamais plus donné l'heure après être passée dans mes mains insuffisamment expertes.
Ce temps-là est révolu depuis longtemps, maintenant, tout est électronique-logique, ça marche super bien mais y'a pas de quoi se pâmer devant le ventre ouvert du truc. Y'a pas d'âme là-dedans. Alors parfois, je regarde de vieilles brochures qui traitent de magnétophones, de microphones, de tourne-disques, de cassettophones, d'échos à bandes... Toute une littérature ancienne qui me vient de ma grand-mère, ingénieur du son ?... ingénieure du son ?... ingénieuse du son ? En tous cas, une sacrée bonne femme à ce qu'on m'a dit, on ne s'est croisé que quand j'étais encore bébé. Qu'est-ce que j'étais beau alors, m'a toujours répété ma mère. Moi, je trouve ça très moche un mioche de trois semaines. Ce que je trouve beau, c'est l'humain, son ingéniosité et ses mécaniques.
L'une de ses plus belles réalisations, c'est le magnétophone à bandes Studer A820, solide comme un tank, précis comme un quartz et doux comme une Jaguar qui passe la cinquième. Ses deux bobines tournent dans un silence absolu. Enfin, c'est ce que j'imagine. Je n'ai jamais eu de Studer A820 dans les mains. C'est ce que j'imagine à partir des prospectus d'Ida. Elle s'appelait Ida.
En compulsant toute cette vieille paperasse, j'aperçois, coincé entre deux volets du fond du carton, un livret crème protégé par deux feuilles en plastique. C'est le protocole de mesures d'un Nagra 4S, facture agrafée sur la page arrière !!!!! Ma grand-mère a eu un Nagra ! C'est comme l'A820 mais en portable. Tout y est plus serré. Un petit bijou de curseurs crantés, potentiomètres finement gravés, interrupteurs alignés et lumiotes tamisées parfaitement adapté aux doigts fins d'une femme.
Toute la journée, j'ai retourné le grenier à la recherche du magnéto. J'ai même appelé mon frère pour lui demander s'il avait une idée. Mais c'est un artiste. Tout ce qui est technique, c'est pas son truc. Le lendemain, j'ai encore cherché et le mercredi aussi. L'espoir s'amenuisait au fur et à mesure que le périmètre de la surface inspectée croissait.
Gamins, mon frère et moi, on était partis à la pêche. Assis, côte à côte, on attendait que ça morde depuis plus d'une demi heure quand « des grands » se sont installés à trente mètre en aval. Après quelques minutes, ils se sont approchés, ont jeté des cailloux autour de nos plumes et ont regagné leur emplacement en rigolant. Philippe et moi, on n'a rien dit, on n'a rien fait. On est restés assis en espérant quand même, malgré la panique chez les poissons, en attraper un. L'espoir s'amenuisait au fur et à mesure que le temps passait. Mais quelque chose en nous continuait à nous dire que ça finirait par mordre parce que la belle au bois au dormant, Cendrillon et Blanche neige. Qu'est-ce qu'on était cons !
Philippe est arrivé jeudi matin alors que je déjeunais. On s'est embrassé. Il s'est assis. Je lui ai servi une tasse de café. On a parlé de Fabienne, de Luce, de musique et des enfants. Puis il s'est levé, il a mis son chapeau sur sa tête, il a mis son manteau de pluie parce qu'il pleuvait et il est parti sous la pluie chercher dans le coffre de sa voiture un paquet qu'il a déposé sur la table. Avec un sourire, il m'a dit : « Fabienne m'a donné ça pour toi. Ça traînait au grenier depuis toujours. Ne fais pas attention aux poussières ! Elle a insisté pour que je te dise que je ne lui avais pas laissé le temps de nettoyer un peu tout ça. » Et moi, j'ai pris sa tête dans mes mains et je l'ai embrassé !
Après cinq ou dix minutes de nettoyage à l'alcool isopropylique, coton-tige et pinceau fin, le Nagra 4S était opérationnel. Cinquante-trois ans après l'élargissement de la guerre du Donbass et l'établissement du nouvel ordre continental, sur la table, avec une dizaine de bandes sur lesquelles Ida avait enregistré ses camarades, il chantait leur voix, leurs rires, leur amitié, leurs émotions à toutes ces femmes qui racontaient leurs espoirs et leurs doutes quant à leur combat pour défendre leurs droits de femmes. Elles étaient près de moi. A travers le son de leur voix, je pouvais sentir leur odeur, je faisais corps avec elles, avec leur sincérité, avec leur âme. J'étais enthousiaste de leur enthousiasme ! Elles avaient gagné, je le savais. Nous avions gagné. Je pleurais avec leurs larmes et je riais de la beauté de l'humain, de son ingéniosité, de ses mécaniques et de sa générosité.