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Le transfert (suite de l'annonce et de la nouvelle)

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Une demi heure a du s'écouler, une heure au plus avant que, poussée par un infirmier, Rose ne réapparaisse. Nous la suivons jusqu'à ce qui a du être un large sas maintenant provisoirement transformé en stock d'accessoires hospitalier divers. Le chirurgien nous y attend derrière un lit médicalisé recouvert d'une fine housse en plastique. Il nous explique l'intervention qu'il a pratiquée et les soins quotidiens à apporter durant les prochains jours pour éviter toute complication. Il y a de la rigueur et de la douceur dans sa voix. Il a certainement du être mis au courant des circonstances du drame mais il n'en fait pas mention. On se sent compris, soutenus. Ca nous soulage, Lucie et moi, Nora aussi, je crois.

 

Nous nous dirigeons vers la chambre des suicidaires où Rose passera la nuit.

 

Dans les moments exceptionnels, les mamans savent ce qu'il faut faire. Avant de quitter la maison, Lucie avait pris soin d'emmener des vêtements de rechange pour Rose, des trousses de toilette pour elles deux et de quoi passer la nuit pour elle. Je les ai laissées toutes seules dans cette chambre étriquée avec, sur un mur tout blanc, une seule petite fenêtre très haut placée face à une porte de sécurité. Lucie m'a regardé. Ses yeux mentaient. “Ca va aller” disaient-ils. Rose, couchée, impassible, regardait le plafond.

 

J'étais épuisé. Je suis rentré. J'ai dormi. Je me suis levé. J'y suis retourné. Il faisait gris, froid et humide. C'était le mois de novembre, la fin du mois de novembre.

 

Dans le même local que celui dans lequel le chirurgien nous avait parlé la veille, j'ai rejoint Lucie. Elle avait quitté la chambre pour permettre à un psychologue de s'entretenir avec notre fille. Il nous a rejoints. Dans le brouhaha des soins à la chaîne, des urgences industrielles, du médico-rentable, nous étions tous les trois, debout, face à face. Il nous a dit : “Vous avez sous-estimé les tendances suicidaires de votre fille.”

 

C'est plus que con de dire ça. Et si ça vient d'un “psy” c'est plus que con au carré. Elle sert à quoi, cette phrase ? C'est son dépit qu'il a voulu nous foutre à la gueule ? Et ses confrères, ils ont pu estimer correctement l'état suicidaire de notre fille ? Et les professeurs, ils ont pu estimer correctement l'état suicidaire de notre fille ? Et ses amies, elles ont pu estimer correctement l'état suicidaire de notre fille ? Et les parents, les proches des milliers d'ado qui se suicident dans ce pays de merde chaque année, ils ont pu estimer correctement l'état suicidaire de leur enfant ?

 

On reproduit à l'infini l'imbécilité séculaire qui nous étouffe. On écoute nos parents et puis notre instit et puis notre patron et puis notre gouvernement. On donne procuration pour notre seul bien, notre vie et celles de nos enfants qui nous échappent comme la montre en or entre les griffes du grappin derrière la vitre de la foire. N'aurions-nous pas sous-estimé l'état suicidaire de nos enfants par hasard ?

 

Rose avait appris qu'elle ne rentrerait pas à la maison, qu'elle resterait hospitalisée. Sans nous regarder, à notre arrivée, elle nous a dit “Je recommencerai. Je ne vous aime pas. Je recommencerai. C'est ma vie. Je ne vous ai rien demandé.” Lucie a fondu en larmes. Nous sommes rentrés.

 

En début d'après-midi, le docteur des urgences m'a appelé.

  • Il faut faire le transfert vers le CHR de Liège. Là, ils ont un service spécialisé pour les suicidaires. Ils sont très bien, vous verrez.”

  • Mais c'est pas la porte à côté, Liège. On pourrait peut-être trouver quelque chose dans le Namurois, non ? “

  • Je n'ai pas pu joindre d'autres services d'accueil. Si vous tardez trop, on risque juste de ne plus trouver de place du tout. “

  • Je comprends mais il ne s'agit pas de trouver un réparateur pour une vieille télé en panne. Ce n'est pas un vide-grenier où stocker la chambre à coucher de Maman Jeanne que nous cherchons, c'est un refuge réconfortant et solide dans lequel notre enfant pourra se reposer jusqu'à ce qu'elle aille mieux.”

Cette dernière phrase, je ne l'ai pas prononcée, je l'ai juste phantasmée tout seul, dans ma tête, au volant de ma voiture, en me remémorant l'échange. Que je le veuille ou non, je suis le fils de mes parents.

 

Claudine et Jean-Marie sont arrivés. Ils ont pris leur fille dans leurs bras. Tout le monde sanglotait. J'ai fait du café. On se serait cru à un enterrement. Heureusement, Emile, notre petit Emile, n'est pas là. Il était hébergé chez un copain.

 

Le docteur me rappelle. Elle a pu joindre “Le beau site” sur Namur. Ils peuvent prendre Rose tout de suite. Par contre, si on opte pour Liège, il n'est pas sûr qu'il y aura encore une place dans une semaine.

  • Mais pourquoi dans une semaine ?”

  • Parce qu'à Liège, dans le service spécialisé appelé chambre 54, les séjours ne dépassent pas la semaine.”

  • Et vous croyez que ma fille n'aura plus envie de se suicider dans une semaine ?”

  • Je ne sais pas, Monsieur. Moi, je gère l'occupation du CHR de Namur. Il faut vous décider rapidement. Appelez les et dites-moi, disons, dans le quart d'heure.”


Publié le 19/04/2022 / 3 lectures
Commentaires
Publié le 19/04/2022
Tu depeins très bien l'absurdité du système médical quant à l'accompagnement des parents, d'une part, et le jeu de t'étais des chambres disponibles d'autre part. Quant à cette phrase que ce psy t'a dite elle est juste ignoble et culpabilisante!
Publié le 19/04/2022
Mais je trouve cette nouvelle partie un peu terne. C'est dur de tenir le niveau. ;-) Bise !
Publié le 22/04/2022
Ton texte, dans la continuité des précédents est très fort et sensible. C’est terrible de se sentir impuissant pour contrer une tristesse sourde à tout amour. Et c’est épouvantable de n’avoir pour seul réconfort que des propos stigmatisants et culpabilisant. C’est aussi terrible de voir un tel drame se dérouler avec un fond purement logistique d’occupation des lits. Ce texte est précieux car il mets des mots sur des drames que vivent de trop nombreuses familles qui ont du mal à lutter face à un monde fade et dénué de sens… merci.
Publié le 22/04/2022
Merci encore ! En effet, c'est un complément matériel de la partie plus humaine. C'est beaucoup plus dur à écrire et surtout plus dur d'en être satisfait. ;-)
Publié le 01/05/2022
Merci Patrice pour ce texte, qui révèle ces étapes difficiles - passages obligés, par lesquelles les familles passent après de tels accidents de vie. J’ai lu tes commentaires, et tes doutes sur l'écriture du texte. Peut-être est-il moins évident d’écrire quand l’épisode est plus “concret et technique” (je pense à la 2ème partie, au transfert en lui-même) alors qu’il touche directement à l’émotif ? Quoiqu'il en soit, merci encore :)
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