Juin, torride s'est présenté à nous. Malgré la proximité de ses examens, Martine a accepté qu'on se retrouve dans notre petit café habituel, le samedi matin. Après avoir un peu bavardé en sirotant, elle une orangeade et moi un Cécémel froid, je l'ai emmenée pour une promenade du côté des carrières, dans le bas de la ville.
Aujourd'hui, barricadées, interdites, leur accès est défendu, prohibé, illégal, délictueux, illicite,.... Comme des poissons, brillant et gigotant dans un vivier, des écriteaux innombrables veulent nous faire croire que toutes ces interdictions, ces spoliations dont nous sommes les victimes, seraient légitimes, pourquoi pas bienveillantes ? La vulgarité de ces grands panneaux "Propriété privée" finit par ne plus heurter nos âmes. L'abus est évidemment plus criant à mes yeux qui ont connu ces jardins alors qu'ils étaient complètement sauvages et généreusement offerts à tous. Les anciennes exploitations de porphyre, cicatrices géantes à ciel ouvert, se sont remplies d'eau lorsque les pompages se sont arrêtés, se métamorphosant en lacs post-industriels bucoliques cernés par de larges terrains en friche qui nous tendaient les bras, à nous, les jeunes que nous étions alors. Pas besoin de sous pour faire la fête -et quelle fête ! - avec quelques bouteilles de bière récupérées dans la cave familiale, un maillot et un ou deux grands essuies, nous y passions les après-midi de beau temps. La carrière Triff était la plus populaire car une plage, mélange de terre, d'herbe, de flaques et d'épais panneaux en acier, permettait d'aller se baigner sans trop de difficulté, de faire des feux ou de dresser sa tente. Quand on se marrait bien, on y restait et on y passait la soirée jusqu'à parfois ne plus pouvoir rentrer. Alors, on y dormait jusqu'au lendemain matin, réveillé par un pêcheur, la rosée, le chant d'un coq ou, parfois aussi, un mal au crâne de tous les diables.
En juin 1981, les carrières étaient encore des espaces pour tous, et donc aussi pour les amoureux. Martine et moi, après avoir descendu la grand-rue, avons emprunté l'assez passante rue latérale, avec ses maisons ouvrières d'un côté et, de l'autre, la gare et le chemin de fer, confinés derrière une muraille en béton armé assiégée par d'innombrables fleurs de coquelicot, combattantes aussi vives qu'éphémères. Nous avancions sur le trottoir, l'un à côté de l'autre ou l'un devant l'autre selon les caprices de l'urbanisme ou des piétons que nous croisions, dans ces conditions, tenir la main de l'autre n'était pas facile pour moi, trop ostensible pour elle.
Après trois-cents mètres parcourus sur la rue latérale, la plaine qui mène à la carrière Deltenre, "l'trô d'Charles à poussîres", s'est ouverte à nous, à nous deux, seuls. J'y ai entraîné Martine en la prenant par la main. Elle m'a suivi, souriante, marchant maintenant à mes côtés en toute confiance, détendue et gaie. Moi, j'étais un peu nerveux, je parlais trop et trop vite, mais j'étais assez lucide quand même pour entendre derrière mes mots, le son de nos pas sur les gravillons, comme des biscuits secs et sucrés qu'on croque entre ses dents avant de les avaler. On a atteint rapidement la partie scabreuse de l'expédition, des monticules de terre, recouverts de végétation sauvage, s'élevaient rapidement de plusieurs mètres juste devant nous. Placé devant mon amoureuse, j'ai fait deux pas sur l'amorce de la pente raide et, en me retournant, j'ai tendu le bras pour qu'elle puisse attraper ma main. Sans hésiter, malgré ses chaussures divinement féminines et donc absolument fragiles, elle l'a saisie et, ensemble, nous nous sommes un tout petit peu rapproché du ciel.
Amener Martine, ici, je l'avais manigancé. J'étais venu la veille en reconnaissance pour repérer, derrière quelques jeunes bouleaux, la clairière herbeuse idéale. Pour que tout soit parfait, j'avais simplement du arracher deux ou trois chardons et un bouquet d'orties.
Elle, encore un peu essoufflée, m'a dit "Qu'est-ce que tu ne me fais pas faire, Patrice !" J'aurais tu mieux entendre ce qu'elle essayait de me dire mais je n'écoutais pas, sourd que j'étais de par mon égo, ma timidité et mon excessive sentimentalité, mais est-il possible que le tendresse puisse être excessive ? Elle essayait de me dire, je crois, qu'elle attendait que je l'emmène et qu'elle était prête à ce que je l'emmène loin.
Enfin, sur ce carré de verdure inapprivoisé, nos yeux fermés, nous nous sommes embrassés d'un long, très long baiser. Nous étions des Robinson Crusoé pénétrant un monde vierge, visible exclusivement à nos yeux clos. Peu conscients de notre maladresse sur ces terres inconnues mais pleines de promesses, nous étions fous d'enthousiasme, d'exaltation, de curiosité aussi, sans doute.
Cadrant mal avec notre étreinte parfaite, nos lèvres, nos bouches, nos langues produisaient des bruits organiques, inévitables marécages des îles inhabitées. Aucun monde n'est parfait. Puis, nous nous sommes enfoncés, elle et moi, un peu plus loin dans l'exploration et mes mains ont découvert un peu plus avant, ce corps féminin qui s'offrait.
Beaucoup de mes croyances m'ont fait du mal, notamment celle qui consiste à penser que si l'un gagne, l'autre perd. Si je gagne une bille, l'autre la perd. Si je joue à cache-cache et que je suis celui qui compte en attendant que les autres se cachent, je perds, ils gagnent. Si maman me prépare mon dîner, elle se sacrifie et j'en profite. Si Philippe chante face au public pendant que je me planque derrière ma guitare, il perd et je gagne. Lorsque l'instituteur me fait venir au tableau et que je ne parviens pas à répondre à la question qu'il me pose, il gagne et je perds et, lorsque Dimitri ou Jean-Michel, viendront, eux, donner, les doigts dans le nez, la bonne réponse, ils gagneront et je perdrai une seconde fois. Alors, pour moi, lorsque je caressais le corps de Martine et que j'en tirais un plaisir merveilleux, je gagnais et sans doute, quelque part dans mon esprit, elle perdait. Mon plaisir, dans une certaine mesure, me culpabilisait.