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Les yeux overseas
4 - Au-delà de l'infini

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Au-delà de l’infini 1

Lincoln Tunnel. Les derniers tours de roues sur Manhattan. Et puis le New Jersey. C’était fini. A la sortie de la bouche souterraine, elle se retourna, accrochant les yeux sur la silhouette de l’Empire State building qui lui répondit par un clin d’œil. Le géant l’aimait. Mais il avait du boulot, il fallait qu’il avale sa potion quotidienne de touristes et de cols blancs. Alors il lui avait seulement fait un clin d’œil en murmurant – petite fille, reste avec lui, dans la petite rouge et aime le comme il t’aime aussi, bye bye Bonnie. Puis il avait repris son masque hiératique et lentement s’était évanoui dans le ciel sur l’Interstate Freeway.

Elle écoutait son corps de femme, elle se découvrait. C’était donc ainsi qu’elle était aimée. Par ce drôle de type qui avait appelé un jour au téléphone après tant d’années. Et qui lui avait donné rendez-vous sur le quai de la gare de Dijon il y a quelques semaines. Il avait mis les essuie-glaces sur l’autoroute, ça crachotait sur le pare-brise. Il faisait doux mais on sentait que l’automne approchait. Il cherchait la direction de Boston sur les panneaux verts des bifurcations.

Ils avaient roulé longtemps. Elle avait pris le volant et lui dormait pendant que la petite rouge filait sur le Massachusetts Turnpike. Ils arrivaient – encore cinquante miles. Les provinces de la Nouvelle-Angleterre dressaient leurs sapins aigus le long de l’autoroute rectiligne. Il y eut un instant d’hésitation dans la lourdeur du ciel. Puis les nuages se déchargèrent en orgasmes lents, et le ballet des essuie-glaces les berça sous l’orage qui noyait l’autoroute déserte. Boston approchait en longues banlieues résidentielles entre les anciennes collines érodées. Ils avaient franchi les faubourgs et tournaient dans la ville. Sans trouver. Dans cette ville compliquée, cette ville européenne avec ses rues obliques, ses descentes et ses montées. La petite rouge qui avait pris l’habitude new-yorkaise des virages à quatre-vingt dix degrés ne s’y retrouvait plus. Ils tournaient, ils hésitaient dans les rues étroites coincées entre les buildings. Des buildings oui, mais si bas, pas plus de trente étages, quelle honte de tourner ainsi en rond dans un monde si petit. Ils finirent par tomber sur l’hôtel par hasard. Il était presque six heures du soir, et sous la voûte de plomb qui pleurait sans fin, la nuit venait déjà.

Les jours de Boston coulèrent, les nuits d’amour suivirent, la pluie coulait sur leurs impers. Il s’endormait contre elle, en regardant les pubs à la télé. Il y eut les jours dans le Maine sous la flamboyance de l’été indien, les jours à Québec et la Promenade des gouverneurs, Tadoussac et les baleines, les jours le long du Saint-Laurent à rebrousse-poil des marées d’équinoxe. Et pour la dernière fois avant de rentrer, les pubs à la télé. Puis l’avion et Paris-Orly.

On repartira ? Elle avait dit ça – on repartira ? Elle avait un goût de crème si douce au fond du corps, un goût comme une onction à l’intérieur, pour toujours. Elle déballait les valises, lui avait pris le combiné du téléphone. Il avait décroché le téléphone pour dire qu’ils étaient rentrés – eux, les amoureux. Il avait dit ça à tous ceux qu’il connaissait. Bonnie dans ses souliers qui prennent l’eau à New York, Bonnie sur les highways, Bonnie dans les forêts rouges de la fin de l’été, Bonnie cheveux au vent, Il y avait tout cela.

Le soir tombait. Elle alluma les lampes. On repartira ? Elle avait dit ça – on repartira ? Il lui répondit par un baiser et un murmure de promesse. Puis, cette nuit là, ils firent l’amour tant et tant qu’ils s’unirent à jamais. Au-delà de l’infini.

1Référence à 2001 l’odyssée de l’espace – chapitre final.

Publié le 15/06/2025 / 16 lectures
Commentaires
Publié le 28/06/2025
L’organisation des villes et la distributions des routes dans l’environnement urbain ont toute leur importance dans les bons ou mauvais souvenirs que l’on en fait des lieux et le texte le montre bien. Le récit contemplatif ne s’érode pas et sait se renouveler de tableau en tableau. J’ai particulièrement aimé « Quelle honte de tourner ainsi en rond dans un monde si petit » et « sous la voûte de plomb qui pleurait sans fin » , bravo Stanislas.
Publié le 28/06/2025
Merci pour le compliment Léo. Cela me touche beaucoup.
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