Maman n'était pas très cultivée. Née dans les années 30, elle était la cadette. Son frère, Michel, le héro de la famille, après être entré dans la force aérienne, avait terminé avec succès des études de pilote qu'il avait d'ailleurs achevées à Mesa, Arizona, tous frais payés par l'état belge. Là, devenu papa, il avait décidé qu'il aurait été bien sot de risquer sa vie derrière le manche à ballet d'un avion de combat. Il avait raccroché et, dieu seul sait comment, il avait atterri au Congo où il avait fait fortune dans l'hôtellerie. Après avoir créé et géré un hôtel restaurant à Lubumbashi, la bonne auberge, il avait bâti, ou plus exactement il avait fait bâtir, l'Impala Motel à Kinshasa. Vous vous rendez compte, pour nous, les péquenots de Lessines, lorsque mon parrain Michel rentrait faire un petit coucou, de l'accueil que nous pouvions bien faire à l'un des nôtres qui avait une vie aussi trépidante et prestigieuse ? Nous étions dans les années 60-70 et les polémiques concernant la colonisation n'avaient pas encore vraiment cours, en tout cas pas chez nous, ouvriers ou fils d'ouvriers d'une petite ville de Wallonie.
Maman avait bien tenté d'impressionner aussi sa mère, mais elle luttait à armes inégales. Comment aurait-elle pu faire concurrence à son frère ? Ma grand mère avait élevé seule ses enfants, son vaurien de mari s'était fait la malle bien avant que la question des communions surgisse. Michel était donc le seul homme. Son grand père maternel n'avait en effet pas été plus tendre avec sa grand mère, Célina, que son père avec sa mère, Ida. Dans ces conditions, ce garçon était déjà indétrônable car il avait la préciosité que lui conférait sa rareté. Mais si en plus, il était brillant au point de devenir pilote de chasse et, non satisfait d'une telle réussite, était ensuite devenu un riche homme d'affaire dans un pays mystérieux rempli de lions, d'antilopes, de tam-tams, de guerriers, de forêts immenses et exotiques, comment voulez-vous que sa petite sœur puisse faire le poids ?
Pour ne rien arranger, maman n'avait vraiment pas le sens des affaires, ni de l'organisation d'ailleurs, ni davantage de l'ordre. En fait maman n'avait le sens de rien. Même pas le sens de la parentalité mais ça, je peux le comprendre. Comment construire ses enfants si l'on ne parvient pas à se construire soi-même ? Je dis ça mais je suis très content que ma maman était comme elle était car je suis très heureux d'être qui je suis et je ne serais pas qui je suis si maman n'avait pas été qui elle était.
Ma chère maman ne comprenait d'ailleurs pas elle-même après quoi elle courrait et ce n'est pas papa qui aurait pu l'éclairer. Le brave Louis, était plus rigolard que rigoureux, plus du jour que du lendemain, largement plus. Mais en ce qui le concernait, ça ne lui pesait pas car, contrairement à Marcelle, son épouse, notre maman à Philippe et à moi, il n'avait rien ni personne à rattraper, aucun démon à terrasser.
Lors des fêtes de fin d'année 2009, maman a eu mal au ventre. Et les semaines suivantes, la douleur est réapparue de plus en plus souvent et de plus en plus intensément. Le verdict du docteur fût sans appel et sans davantage de ménagement d'ailleurs. A son réveil, après avoir subi une biopsie, maman a trouvé une enveloppe posée sur son ventre. Elle l'a ouverte ; « Cancer du pancréas, inopérable ».
Son état s'est aggravé alors que nous étions en vacance au bord de la Méditerranée, les enfants, Luce et moi. Nous avons anticipé notre retour pour la voir encore une fois mais surtout pour qu'elle puisse nous voir encore une fois. Nous avons été la visiter à l'hôpital. J'avais rapporté un peu d'eau de la mer pour elle, pour qu'elle puisse goûter à l'été, au soleil, à la joie. Elle en a pris dans le creux de ses mains qu'elle a posé sur ses lèvres avant de me remercier parce que j'avais décidément toujours de bonnes idées, selon ses propres mots, selon ses propres derniers mots.
Ensuite, tout a été très vite. Au milieu du mois d'août, elle a été transportée aux soins palliatifs, inconsciente. Toutes les douze heures, mon frère, mon père et moi, nous nous relayions pour qu'elle ne parte pas seule, pour l'accompagner lorsqu'elle abandonnerait l'absurde bataille qu'elle avait livré en vain toute sa vie.
Lorsque je suis arrivé le lundi matin, l'infirmière a souhaité me parler : « Votre maman devrait partir mais quelque chose la retient. Faites de votre mieux pour qu'elle lâche prise. »
J'avais enregistré « la sérénade pour cordes » de Dvorak quelques semaines plus tôt au conservatoire de musique de Bruxelles. Je ne sais pas pourquoi mais j'avais amené de quoi faire entendre à maman cette musique, tout spécialement, le larghetto. J'ai posé mon casque d'écoute sur ses oreilles. L'accessoire, d'excellente qualité, était de grande taille et sur la tête maintenant minuscule, à cause de la maladie, de ma maman, il semblait démesuré. J'ai enclenché la lecture.
Maman n'était pas très cultivée et c'est pour ça qu'elle s'est crue devant les grilles du paradis lorsque la musique d'Antonin Dvorak l'a enveloppée. Son doute quant à l'existence des Cieux s'est s'envolé, la précédant d'un cheveu... d'ange. Qui sait ?