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Maturité (extrait des démons)

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J'avais ma profession qui m'occupait et j'avais de quoi faire avec notre fermette à retaper. Ça et les Fancy-fairs, les achats divers, les visites de Saint Nicolas et de madame la cloche, les contrats chez le notaire, les réunions des parents, les rendez-vous pour l'entretien de la voiture, les visites des enfants à leur club d'équitation, les repas du dimanche chez belle-maman, ma vie filait. Bien sûr mon frère et moi, on faisait encore de la musique dans un studio qui commençait vraiment à prendre forme et à bien sonner mais là encore, je m'égarais dans une forme de conformisme prêt à porter. Les jours, les semaines, les mois et les années défilaient. Chloroformé, je les regardais de loin, de derrière. Je n'étais pas acteur de ma vie, je l'avais abandonnée aux toxiques. Par manque de lucidité, je n'étais même pas spectateur. Je n'étais plus qu'un aveugle résigné. Jeune, on a dit de moi que je manquais de maturité, mais là, à faire du ski nautique loin derrière moi-même, pour tous ces gens, j'en avais de la maturité à ranger avec les époux, les épouses, les félicitations et la respectabilité.

 

Lorsque je travaillais pour Intercom, périodiquement, je devais vérifier les deux ampères. Quand des usagers ne pouvaient plus payer leurs factures d'électricité, la loi interdisait au distributeur de leur couper le courant alors le service technique allait leur installer un teco de deux ampères pour brider leur installation. Moi, je me rendais chez ces gens, je sonnais, on m'ouvrait, je me présentais et j'entrais. J'avais honte, eux aussi. Je me retrouvais dans leur foyer pour faire ma sale besogne. Ces gens déjà tellement désespérés, on les soupçonnait, tous, systématiquement, de tricher. Ils m'accueillaient, les yeux baissés, avant de retourner s'asseoir derrière une table, devant la télévision avec, entre leurs doigts jaunis, une cigarette qui irait saturer un peu plus un cendrier submergé. Tout le mobilier était moche, sale, à l'abandon devant l'écran qui distillait du sédatif. Moi, je sortais un sèche-cheveux de ma mallette, je le branchais sur n'importe quelle prise et je le mettais en marche. Si le fusible général ne disjonctait pas dans les deux minutes, ces gens seraient poursuivis. Et on leur demanderait quoi ? De toute façon, jamais je n'en ai croisé. Toutefois, un jour, on ne m'a pas ouvert la porte et lorsque j'ai insisté, que j'ai expliqué que je venais de la part de la société distributrice d'électricité, le type m'a hurlé :

  • Vous n'entrerez pas ici ! Foutez le camp !

  • Je dois faire mon travail, Monsieur.

  • Vous n'entrerez pas. J'ai un fusil. Si vous insistez, je vous fous du plomb au cul, moi !

Cet homme, je pense qu'un juge aurait dit de lui qu'il manquait de maturité. Moi, j'ai eu l'impression inverse. Il ne se résignait pas, ne s’aplatissait pas. En gardant une dignité, il m'a donné de l'espoir quand la résignation des autres me meurtrissait, me désespérait. Les cannibales nous emmêlent à nous faire croire que la maturité serait l'inaction, le fatalisme, l'acceptation. C'est tout le contraire, je pense, sinon comment expliquer l'état de notre planète pourtant organisée par des chefs d'état mûrs selon le même juge, mûr lui aussi. Non, la vraie maturité c'est la révolte, sans lendemain peut-être, mais debout. Sans lutte, pas d'espoir. Sans déviance, pas de progrès. Sans folie, pas d'issue. Leur maturité, c'était la noyade garantie. Je me noyais.

 

Sauf le samedi matin quand, dans l'impasse près de la maison, je lavais notre Renault Mégane neuve. Qu'est-ce qu'elle était belle ! Je la faisais briller avec le kit de produits prévu pour et vendu par les araignées. Mais, mon éponge en main, je sentais que quelque chose clochait. A peine perceptible, une lancinante envie de laisser couler des larmes toujours sous pression et de me rouler par terre en sanglotant continuait à sourdre. A mon insu, croyant avoir oublié ma rousse passion, je m'étais enfoncé très progressivement dans un anesthésiant océan tiède de compromis, de formes et d'obligations. Écrasé sous le poids des briques et des tôles, je m'étais perdu, oublié, suicidé. La lumière ne parvenait plus à passer que par un tout petit trou le samedi matin dans l'impasse.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Publié le 08/04/2023 / 1 lecture
Commentaires
Publié le 10/04/2023
Bonsoir Patrice, ton texte m'a beaucoup ému. Ce n'est pas simple d'écrire la pauvreté et tu y parviens avec des formules efficaces comme "l'écran qui distillait du sédatif". Ces intérieurs maudits qui hébergent désarroi, dépression et colère, souvent de la résignation pour alléger une part de sa souffrance et accepter l'inacceptable. Je me suis toujours demandé comment on pouvait exercer la profession d'huissier de justice, et de participer à l'expulsion de familles entières, comment faire partie de ces personnes qui font basculer ta vie et tes maigres espoirs à la rue... vraiment un bon texte, merci de ce partage.
Publié le 10/04/2023
Il faut juste voir si mes parenthèses ne blesseront pas la continuité des démons. Mon activité professionnelle m'a permis de bien avancer ces derniers temps. Au train où j'avance, j'espère finir cette encore. ;-)
Publié le 11/04/2023
J’applaudis ton écrit et ce qu'il porte ! Que la dernière phrase clôt en beauté. Je suis perso plus à l'aise dans cette partie Des Démons, peut-être parce que la vie avec ses riens et ses beaucoup, ses larmes et ses aridités y est plus grande encore. Merci et continue... c'est super
Publié le 11/04/2023
Cette seconde partie est en rupture avec la première de biens des manières. Je suis tellement heureux de ne pas me répéter et en même temps d'enthousiasmer encore ! Merciiiiii !
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